Rapport pour la Table Ronde n° 2 du Congrès de l'Associaton des Sciences Politiques (année 1990) : "Théologies et politiques".
Hiérarchie des anges et hiérarchie sociale
Charles Mopsik
Le pouvoir "sociurgique" des hommes ne s'exerce pas
seulement dans le champ des groupes humains. Il a aussi été
mis en oeuvre dans le domaine supracéleste des anges. La
"sociurgie" est un néologisme que j'emprunte
à Henri Desroche ; il signifie la capacité magico-religieuse
de créer du social. Il répond bien sûr à
la "théurgie" ou art de créer du divin
des néoplatoniciens païens de l'Antiquité tardive.
Une ample littérature élaborée dans la mouvance
du courant apocalyptique juif de la fin de l'Antiquité,
atteste que les anges ne sont pas moins des êtres sociaux
que les hommes. La littérature des Palais, ainsi que les
savants modernes ont convenu de la désigner, s'est grandement
attachée à décrire la vie sociale des anges,
c'est-à-dire des habitants du Royaume de Dieu. Elle nous
donne la possibilité d'entrevoir l'idéal social
des hommes de ce courant religieux qui a si fortement influencé
le judaïsme, le christianisme (avec le pseudo-Denys) et l'islam
(voir par ex. les textes assemblés dans L'Echelle de
Mahomet). Je partirai donc d'une hypothèse de travail
indémontrable : la société des anges et leur
façon de se gouverner est la projection dans le ciel d'un
idéal social eschatologique. Je dis d'un idéal et
non d'un vécu réel, bien que le réel historique
ne soit jamais absent de l'anticipation généralement
par les chercheurs qui voudrait que l'organisation de la société
des anges présentée par cette littérature
reflète fidèlement la structure du pouvoir et de
son exercice dans l'Empire byzantin, traduise un historicisme
étriqué et myope. Une projection ou une anticipation
idéaliste n'est jamais un simple reflet du réel,
elle est un remaniement du réel selon des critères
de transformation irréductibles aux situations historiques
concrètes ; c'est pourquoi d'ailleurs elle peut avoir une
activité sociurgique efficiente. Il n'entre pas dans notre
propos de discuter ici de l'origine de ces critères. Je
m'aventurerais seulement à dire que certains d'entre eux
au moins pourraient provenir de secteurs marginaux de la société
ou de traditions anciennes présentes au coeur même
de la société, mais tenues à l'écart,
souterraines, et traitées comme hétérodoxes,
excentriques, antinomiques, voire fantaisistes. La société
contiendrait cachée en elle-même les éléments
d'une déstabilisation créatrice, qui, s'ils émergent
avec toute leur énergie, peuvent la conduire au chaos aussi
bien qu'à une régénération. Ces éléments
sont à mon avis ceux-là mêmes qui l'ont constitués
comme société au moment de sa naissance et qui sont
endormis en son sein et demeurent latents tout au long de son
histoire. Ils sont perçus communément comme étrangers
ou insignifiants. Mais laissons-là ces spéculations
hasardeuses.
Ce que les apocalypticiens désirent pour eux-même
et leur société, ils le voient déjà
réalisé dans la société des anges.
Celle-ci est par avance ce que le messianisme apocalyptique attend
pour une vie terrestre transfigurée. Cette société
angélique est le fruit de l'activité sociurgique
de l'imagination religieuse appliquée au Royaume de Dieu.
Et cette activité sociurgique de l'imagination n'est pas
gratuite ou sans effet sur le réel immédiat : elle
vise à faire éprouver une expérience extatique
ou littéraire transformatrice. En un mot, à transformer
ceux qui participent de quelque façon à l'exploration
de cette société du ciel en témoins d'un
Royaume qui existe déjà, en messagers d'un modèle
d'organisation sociale et de rapports sociaux capables d'en aiguiser
l'attente dans leur propre société et par conséquent
de construire ou de renforcer le lien social en le soudant à
une attente collective d'un dénouement définitif
des crises de l'histoire.
Certains traits de cette société des anges pourraient
nous en apprendre long sur un état de la pensée
religieuse en tant qu'elle pense le social et le politique comme
réalisation totale de l'exigence de perfection et d'absolu.
Si un régime théocratique a jamais été
pleinement en vigueur, c'est bien dans ce pays céleste.
Dans un monde où Dieu règne sans fonctionne-t-il
et comment la société est-elle organisée
?
Essayons de voir comment cette société se caractérise
à la lumière d'un ouvrage important du corpus angélologique
et apocalyptique juif conservé en hébreu, Le
Livre des Palais appelé encore III Hénoch.
Cette version hébraïque de l'antique légende
hénochienne, la seule conservée dans cette langue,
a été éditée telle qu'elle nous a
été transmise aux alentours du Ve siècle
après J.C., mais son substrat, et même des séquences
entières, sont beaucoup plus anciens et remontent au moins
au premier siècle avant J.C. Je rappelle en passant que
la version conservée en éthiopien ou I Hénoch
remonte à un "original" araméen dont certaines
parties datent du IIIe siècle avant l'ère commune,
à savoir à une époque où le corpus
vétérotestamentaire n'était pas encore complètement
constitué. Ajoutons qu'il est de plus en plus souvent admis
aujourd'hui que le court et énigmatique passage du livre
biblique de la Genèse qui contient le récit de la
vie du patriarche antédiluvien Hénoch n'est qu'un
fragment détaché d'un contexte plus large que les
livres d'Hénoch apocryphes nous restituent. La tradition
littéraire hénochienne est donc aussi ancienne,
sinon plus ancienne encore, que le texte canonique, qui n'en a
conservé qu'une infime séquence. Cette tradition
légendaire et utopiste a été rajeunie d'âge
en âge, jusqu'à ce qu'elle soit intégrée
dans le cadre du judaïsme rabbinique des premiers siècles
et qu'elle aboutisse ainsi à la forme littéraire
que lui a donné III Hénoch, qui est donc
une sorte de remake relativement tardif d'un récit fondateur
d'origine pré-biblique. Avant lui, il y eut d'autres remake
(l'Hénoch dit éthiopien et l'Hénoch dit slave)
et après lui il y en eu d'autres encore, comme l'Hénoch
médiéval inclus dans le Livre des Justes.
(Il y eut aussi un Hénoch gnostique appelé Marsanés
ou un Hénoch arabe appelé Idris). Nous avons choisi
III Hénoch parce qu'il est accessible directement
en hébreu et qu'il se situe au carrefour de l'Antiquité
et du Haut Moyen Age : d'une certaine façon, il s'exprime
de façon plus ouverte et libre que les versions antérieures
et son cadre idéologique paraît moins contraignant
que celui des versions concurrentes. Mais surtout, cette version
annonce une mutation dans l'idéal politique de l'imaginaire
religieux. A la description assez classique de la société
parfaite des anges, elle adjoint un récit qui raconte un
changement dramatique dans la nature du pouvoir qui s'exerce sur
cette société et sur les sociétés
des hommes.
Quel est le régime politique de la société
des anges qu'il décrit ? C'est une monarchie absolue appuyée
sur des cohortes de fonctionnaires, intendants, super-intendants,
au service, à la solde et à la dévotion du
Roi. Cette société est fermée, totalitaire,
entièrement composée de fonctionnaires, massive,
hiérarchique. Elle n'admet pas la moindre déviance
chez ses membres, elle exige d'eux une obéissance absolue
et immédiate. C'est une société tendue
dont l'équilibre et l'harmonie sans cesse menacé,
est rétabli par des moyens violents et coercitifs d'une
efficacité radicale. Tout laisserait penser que cette société
idéale, cette anticipation du Royaume de Dieu, est un paradis
totalitaire. Mais comme on va le voir, un événement
inattendu va la bouleverser, percer une brèche dans son
système clos, et modifier en profondeur les hiérarchies,
au point même de faire courir à son régime
le risque d'un renversement et d'un éclatement en mettant
en question le lieu même du pouvoir.
Détaillons ces points.
- Une société fermée : les anges n'admettent
pas d'intrus en leur sein et quand un étranger (en l'occurrence
un humain) s'approche d'un peu trop près de leur univers
céleste, ils tentent de le rejeter hors des frontières
de leur société. Ils repèrent d'ailleurs
de très loin toute présence étrangère
"à son odeur", signe de son impureté,
et s'efforcent de la repousser pour qu'elle ne pollue pas leur
milieu (chapitre 6). En cas de contact avec un étranger,
par définition impur, ils courent se purifier dans un fleuve
de feu (chap. 36).
- Une société totalitaire : tous ses membres sont
entièrement voués au service de leur Chef et à
sa glorification. Les déviants, tels Aza et Azaël,
qui veulent ouvrir la société aux étrangers,
sont bannis (chap. 4). Tout membre qui glorifie le Chef à
contre-temps, est puni de mort (chap. 47). Le pouvoir du Chef
est omniprésent et omniscient et il l'exerce sans partage
sur toute l'étendue de son Royaume.
- Une société de fonctionnaires : chaque ange est
chargé d'une fonction très précise qui est
sa raison d'être au sein d'une grande machinerie où
chacun est un rouage auquel il n'échappe pas. Les anges
reçoivent leur nourriture, le feu divin, du Chef suprême
qui en est la source intarissable et qui la distribue et la répartit
à tous selon leur degré dans la hiérarchie
sociale. Chaque groupe d'anges est chapeauté par un chef
de groupe que tous ses subordonnés révèrent
et auxquels ils doivent un respect strictement délimité
: c'est la hiérarchie des honneurs défini au chapitre
18. Souvent l'organisation des groupes d'anges est de type militaire
: c'est par exemple le cas de ceux qui sont subordonnés
au super-intendant Kerouviel (chap. 22).
- Une société de masse : la société
des anges comprend un nombre extraordinaire d'éléments
qui ne se différencient que par les fonctions qu'ils remplissent,
en groupe ou individuellement. Ils n'ont droit à la parole
que pour chanter les louanges de leur Chef, toujours en choeur
et dresser au garde-à-vous. Les anges ont certes des noms,
mais les individus en tant que tel sont essentiellement anonymes
: leur nom est soit un nom fonctionnel qui exprime leur place
et leur fonction, soit un nom qui n'est qu'un appendice du nom
de leur Roi, qu'ils portent comme un étendard et pour marquer
leur total subordination. Mais la grande masse des membres de
cette société est totalement anonyme. Malgré
son caractère massif, il règne un équilibre
parfait entre les membres de cette société, qui
ont chacun une place strictement délimitée. Il arrive
même que leur Chef les prive momentanément de leur
identité fonctionnelle, change leur sexe, leur forme, leur
éclat lumineux afin qu'ils éprouvent devant lui
une peur panique et qu'ils acceptent son autorité et son
pouvoir ("le joug du Royaume") de façon pleine
et entière et qu'ils exaltent sa puissance de tout leur
coeur. Ce n'est qu'après qu'ils retrouvent leur semblant
d'identité (chap. 35).
- Une société hiérarchisée à
l'extrême : la société des anges n'est pas
une société d'égaux. L'ordre règne,
sans faille aucune, à tous les niveaux. Le moindre écart
dans l'ordre prescrit est puni de mort : le Chef suprême
pointe sont doigt sur les groupes d'anges qui manquent à
l'ordre approprié, un feu dévorant en surgit et
les consume d'un seul coup (chap. 40). Puis il remplace immédiatement
les anges détruits par d'autres identiques à eux
qui prennent leur place dans l'harmonie collective. La hiérarchie
est signifiée par la taille spécifique, le nombre
d'ailes et d'yeux, l'intensité lumineuse de chacun, strictement
mesurée. Nul ne conteste sa place dans la hiérarchie.
Leur zèle pour servir le Chef ne dérive jamais en
rivalité. Un protocole précis règle les relations
entre les chefs et leurs subordonnés (chap. 17).
- Une société ultra-conformiste : il n'est pas le
moindre espace de liberté et aucune initiative n'est permise.
Les anges sont des êtres grégaires qui s'imitent
les uns les autres et remplissent leur fonction de conserve.
Ces éléments sont très éloquents.
Une société dont Dieu est le Souverain direct, qui
fonctionne de façon parfaite, et c'est le cas de la société
des anges, est, malgré son harmonie et sa magnificence,
une société inhumaine. Mais ce n'est là qu'une
partie de la description que nous propose le Libre d'Hénoch
hébreu. Cette structure normale du Royaume du ciel
est pourtant susceptible d'être complètement bouleversée.
Une sorte de révolution, provoquée par le Chef suprême
lui-même, introduit au sein de cette société,
un tumulte et un désordre inouï. Ce remue-ménage
qui atteint une société organisée à
l'extrême et que rien ne devrait perturber procède
curieusement de l'arrivée en son sein d'un étranger.
En principe, nul allogène n'est autorisé à
pénétrer le corps social fermé des anges,
ni même à s'en approcher de trop près, de
sorte que son odeur ne pollue pas leur monde parfumé. Quand
il est fait violence victorieusement à cette xénophobie
des anges du ciel, une réorganisation complète de
leur société ultra-conservatrice se produit ainsi
qu'une redistribution du pouvoir. Comment un étranger réussit-il
à traverser les frontières de cet univers clos ?
Attardons-nous un peu sur cette ingérence extérieure.
Cet étranger, évidemment, est un homme, c'est-à-dire
le membre d'une société d'hommes vivant dans des
conditions terrestres ordinaires : sa durée de vie est
limitée, la violence entre les membres de la société
est affaire courante, les luttes, dysfonctionnements, révoltes
contre les chefs, violations des interdits, bref, tous les aléas
de la vie sociale dans un univers vide de la présence souveraine
de Dieu sont son lot quotidien. La société des hommes
s'oppose à la société des anges comme l'imperfection
à la perfection, la liberté à l'ordre, la
cacophonie à l'euphonie, la passion à la raison,
la désobéissance à l'obéissance. La
société des hommes est sans cesse jugée -
et très sévèrement - par la société
des anges réunie en Tribunal autour du grand Chef (chap.
28 à 32), qui envoie des mouchards pour l'observer et rapporter
ses turpitudes avec acribie. Elle subit aussi les intrusions fréquentes
de membres de la société du ciel qui exercent leur
vindicte sur une race humaine aussi fragile qu'incorrigible (chap.
28). Les anges s'étaient depuis le début opposés
à la création de l'homme (chap. 4) et avaient réussi
à persuader le grand Monarque de quitter la terre où
il séjournait (chap. 5) pour rejoindre le Ciel. La liste
des griefs des anges envers les hommes est longue (chap. 48C).
Le choc de l'arrivée d'un homme dans un milieu aussi hostile
à tout ce qui est humain était donc prévisible.
Mais pourquoi un habitant de la terre est-il introduit dans la
société du ciel ?
Pour être un témoin éternel de la malignité
de ses propres frères les hommes qui furent balayés
par un déluge (chap. 4). Et parce qu'il est le favori du
Roi, pour ses vertus sa justice et sa fidélité (chap.
6). Enfin, parce qu'il est l'homme le meilleur, celui qui justifie
la création d'une race humaine sur la terre. Autrement
dit, cet homme, Hénoch, est précisément la
réalisation idéale de l'oeuvre du Créateur,
celui qui correspond exactement à l'idée que le
Roi s'était fait de l'homme. L'homme idéal, élevé
dans les cieux, est introduit dans une société idéale,
la société des anges (chap. 7). De cette nouvelle
socialisation résulte un processus de naturalisation :
Hénoch est transformé en archange (chap. 15), on
lui donne un nouveau nom, un nouvel habit, une nouvelle coiffe
(chap. 12). On lui transmet la connaissance de tous les secrets
du Royaume du ciel dont il devient un membre à part entière
(chap. 10).
Mais Hénoch, devenu le prince angélique Métatron,
ne devient par un membre ordinaire de la société
des anges. Il est élevé à la plus haute distinction
: il devient le chef du monde des anges, le second du Roi, dont
il prend le nom et auprès duquel il se tient, sur un trône
semblable à celui du grand Chef. Ce nouveau Seigneur, ou
"Petit Seigneur", remplit désormais plusieurs
fonctions : il sert le Trône de gloire, régente le
Royaume du ciel, mais aussi y accueille les visiteurs et plaide
en faveur des hommes. Un étranger, "enfant de la femme",
est donc devenu le premier des archanges et s'est fait admettre,
à l'instigation du Roi, dans la société des
ange. Constatons d'abord qu'il s'agit d'une sorte d'incarnation
à l'envers : dans ce dernier cas, un "fils de Dieu"
descend sur terre et prend la forme d'un homme pour régner
spirituellement sur la société des hommes et pour
lui venir en aide. Dans le cas d'Hénoch, un fils d'homme
et de femme monte au ciel, prend la forme d'un "fils de Dieu",
devient le régent de la société des anges
et vient en aide aux hommes. Il est même tout à fait
imaginable que le concept d'incarnation développé
au début du christianisme ne soit pas autre chose que l'inversion
du concept apocalyptique très ancien d'angélomorphose
de l'homme. De même que le Christ est un "étranger"
(zar, selon les Odes de Salomon), un "allogène"
dans des textes gnostiques, vis-à-vis de ce monde terrestre,
de même Hénoch est un étranger et un nouveau
venu pour le monde céleste. On pourrait multiplier les
points communs et élaborer une typologie très précise
de l'inversion christologique de la tradition hénochienne.
Mais tel n'est pas notre propos.
Regardons de plus près le nature du bouleversement que
l'avènement d'un humain provoque dans le monde ordonné,
hiérarchisé et totalitaire des anges. Ceux-ci cessent
d'être directement dépendant du grand Roi et subordonnés
à lui : son autorité s'exerce désormais sur
eux par l'intermédiaire d'un étranger naturalisé,
qui s'interpose entre eux et la puissance absolue du Chef et joue
le rôle de premier ministre ou de vizir (chap. 10). Les
anges tremblent de peur devant lui et tombent sur la face en signe
de subordination quand ils aperçoivent leur gouverneur
quand il paraît devant eux munis des insignes de majesté
que lui a donnés le Roi (chap. 14). Ils sont soumis à
son jugement et obéissent à ses commandements (chap.
16). De l'intronisation d'Hénoch comme représentant
de l'autorité souveraine sur la société des
anges résulte un retrait de la personne du Roi, qui se
retire au plus haut des cieux et ne gouverne plus directement
son Royaume céleste ; le lieu de sa gloire n'est d'ailleurs
pas même connu des anges (chap. 1 et voir chap. 48, textes
cités note 4). Le pouvoir divin ne s'exerce plus depuis
son lieu d'origine, qui devient objet de mystère. Comme
le Roi avait quitté la société des hommes
à l'époque de déluge et s'était retiré
dans le ciel à l'instigation des anges zélés,
il se retire de la société des anges qu'il ne gouverne
plus que par le biais d'Hénoch-Métatron, qui seul
peut accéder à la présence du Roi et transmet
ses directives. Le Roi est désormais absent de son propre
Royaume, mais la continuité du pouvoir est assuré
par son favori, qui est un étranger, un humain venu de
la terre. Cette délégation du pouvoir à un
homme vertueux et juste qui l'assume en conformité à
la loi d'un Souverain caché traduit-elle un idéal
politique plus ou moins conscient en vogue dans les milieux où
les traditions hénochiennes ont été transmises
? Et dans l'affirmative, de quel idéal s'agit-il ?
Tentons de répondre à cette question difficile avec
toute la prudence qui s'impose. L'irruption d'un intermédiaire
dans la société des anges ne paraît pas répondre
à une nécessité intérieure à
cette société. Mais plutôt, elle semble s'imposer
comme une exigence de l'instance suprême du pouvoir qui
s'y exerce. Le Monarque, origine absolue du pouvoir, est pris
dans une sorte de spirale ascendante qui l'entraîne peu
à peu à s'élever toujours plus haut ; il
quitte d'abord la terre pour rejoindre le ciel, ensuite il s'élève
des cieux inférieurs vers les cieux supérieurs,
enfin, des écrits appartenant à la littérature
des Palais (cités chap. 48, note 4) décrivent son
ascension vers des hauteurs inaccessibles, des "cieux en
nombres infinis" dit un texte. Cette retraite infinie du
pouvoir, un verset des Psaumes est censé y faire allusion
: "Le Très-Haut habite dans le mystère"
(91:1). Mystère auxquels même les anges n'ont pas
accès. Ce sentiment d'une disparition progressive et irrémédiable
de la source de l'autorité et de la loi, qui laisse derrière
elle un médiateur qui est à la fois homme et archange,
et qui assume et représente la continuité du régime
malgré l'éloignement du Roi, correspond certainement
à une réalité vécue dans les milieux
juifs de la fin de l'Antiquité, quand la perte totale d'une
autorité politique nationale juive a sonné le glas
des espoirs de victoire immédiate contre la puissance romaine.
L'idéal alors, ce n'était plus la constitution d'une
société humaine organisée selon le modèle
de la société des anges, qui ne pouvait plus contenir
en son sein la source d'un pouvoir qui lui échappait. L'idéal
devenait moins ambitieux et se réduisait à l'espoir
d'une persistance de la relation avec la source du pouvoir suprême,
qu'un intermédiaire, représentant à la foi
la société des hommes et la société
des anges auprès du Roi mystérieux était
seul capable de réaliser. Le rêve d'un gouvernement
direct par la toute-puissance divine était épuisé,
puisque même le Royaume des cieux était vide de la
présence immédiate du Dieu-Roi et que la société
parfaite des anges n'avait pas été était
capable de la retenir auprès d'elle. Désormais,
l'univers d'en haut comme celui d'en bas devaient être gouvernés
par un vice-roi, c'est-à-dire par un être qui reste
lié au roi, mais qui n'est pas le roi, par une sorte de
double ou succédané du pouvoir absolu, qui cessait
d'être reconnaissable comme tel et de régler en personne
la marche de l'histoire. L'intronisation d'Hénoch-Métatron
comme "petit Seigneur" était un événement
dans le ciel qui donnait au "grand Seigneur" la possibilité
de se retirer dans son mystère sans provoquer d'anarchie
ou d'anomie. Il ouvrait un espace où l'homme, élu
"petit Seigneur", détenteur des secrets de la
création et maître du ciel, pouvait désormais
assumer la loi du "grand Seigneur" en conservant une
distance vis-à-vis de lui. Il me semble que l'imaginaire
religieux et social qui est derrière le récit de
la passation de pouvoir entre le Dieu-Roi et son serviteur l'Homme-Ange
a exprimé à sa façon la naissance d'une nouvelle
gestion du rapport de la religion à la politique, qui s'est
enracinée aussi bien dans le judaïsme que le christianisme,
mais de façon différente. Dans le premier le pouvoir
absolu ne pouvait désormais faire plus que se manifester
sporadiquement dans les personnes de maîtres et d'érudits
qui connaissaient et possédaient la loi sans incarner sa
Source suprême. La loi du Dieu-Roi prit la place du pôle
de l'autorité royale, qui s'était elle-même
éclipsée.
Il est possible je crois de tirer bien d'autres enseignements
de la passation de pouvoir racontée dans le Livre d'Hénoch
hébreu. Cette passation n'est cependant pas une abdication,
et le récit du chapitre du 16 de cet ouvrage, qui raconte
qu'un maître de la loi qui avait une fois confondu le Roi
céleste et son tenant lieu entraîna l'humiliation
de ce dernier, est éloquent à ce sujet. Même
si, dans l'esprit des auteurs et des transmetteurs de ce livre,
ce n'est pas Dieu qui gouverne directement les anges et les hommes
mais son Archange, l'erreur par excellence serait de prendre l'un
pour l'autre et de confondre celui qui exerce l'autorité
avec le principe de l'autorité et sa source. Le pouvoir
effectif n'est jamais au pire qu'un simulacre et au mieux qu'une
représentation du pouvoir réel, qui demeure à
jamais enfermé dans son "mystère". Entre
l'un et l'autre un "Rideau" est tiré (chap. 45),
Rideau céleste dont la face intérieure porte les
figures dessinées de tous les événements
et de tous les personnages de l'histoire passée, présente
et future, dont le Livre d'Hénoch dresse une liste
non exhaustive, comme pour dire que seul celui qui se tient derrière
le Rideau, du côté du Trône du Roi caché,
est en mesure de savoir qu'un sens oriente cette histoire et que
nul ne saurait l'énoncer. A moins qu'il ait franchit ce
Rideau, ce que même les anges ne peuvent faire.
Annotations
1 - La science des religions ne cherche pas des lois qui gouvernent
les religions et permettraient de les expliquer. L'extrême
complexité des phénomènes religieux rend
impossible la formulation d'une loi quelconque.
2 - Cette science sans loi comporte un élément d'anarchie
et de hasard lié à l'idiosyncrasie des chercheurs.
Or le hasard est créateur. Donc la science des religions
est une science qui n'est pas essentiellement descriptive mais
créatrice. Quand elle est desctructive elle manque de redondance
ou de mémoire.
3 - La science des religions comme science créatrice produit
un savoir qui n'est pas seulement un stock d'informations sans
liens, mais un système complexe qui ne peut être
le pur reflet de l'objet de son étude.
4 - Cette complexité, parce qu'elle est liée au
hasard et qu'elle est créatrice, ne peut s'exprimer que
sous la forme d'une oeuvre d'art.
5 - Cette oeuvre d'art, de type essentiellement littéraire,
est une création nouvelle, une image nouvelle d'une religion
donnée.
6 - Son degré de vérité depend de sa capacité
à intégrer le plus grand nombre possible d'informations
apparemment contradictoires tout en demeurant cohérente,
même si cette cohérence peut être très
difficile à saisir.
7 - Une religion est un super-phénomène au sens
où elle comporte une pluralité de phénomènes
à des niveaux d'expression différents. Tout objet
humain pour la science ne peut être qu'un super-phénomène.
Or un super-phénomène est d'une complexité
telle qu'il ne peut être appréhendé à
travers des lois. Il est le fruit d'un nombre de faits de hasards
quasi infini.