Oralité et écriture dans le journal mystique de Rabbi Joseph Caro (1488-1575)

Charles Mopsik

Texte présenté au Colloque “Textes, mystiques et écritures” organisé par l'université de Paris IV (Sorbonne), sous la direction de Roland Goestschel, en Mai 1993.

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Le but de cette intervention n'est pas d'étudier les sources de la notion de Maggid, ni la nature des expériences mystiques que Rabbi Joseph Caro a éprouvées. Nous ne voulons pas nous situer sur le même plan d'analyse que celui sur lequel s'est déployée l'approche de R. J. Z. Werblowsky (1). Notre intention est beaucoup plus limitée : nous nous demanderons s'il existe un rapport entre le caractère exclusivement oral des enseignements transmis à R. Joseph Caro par son Mentor ou Maggid, le fait qu'il a couché par écrit, à la demande même de son Mentor, les instructions transmises par ce dernier, et la bipolarité traditionnelle entre Torah écrite et Torah orale.

Mais tout d'abord, quelques observations préalables seront nécessaires. Quand nous parlons d'expérience mystique, de quoi parlons-nous exactement ? Si nous sommes en mesure de qualifier de mystique certains types de phénomènes considérés comme paranormaux, c'est que ceux-ci ont été ou sont encore regardés comme tels par une branche ou un secteur de la société. Une approche rigoureusement critique devrait pourtant nous inciter à la prudence. Ce que nous appelons mystiques ou expériences mystiques, comme des visions des anges ou de Dieu, des ascensions célestes, des phénomènes d'oratio infusa comme ceux auxquels nous avons affaire en ce qui concerne R. Joseph Caro, pour n'évoquer que quelques exemples célèbres, pourraient tout aussi bien être qualifiées de crises psychopathologiques ou d'accès délirant. Il n'est pas, à mon sens, de frontière intrinsèque entre ce qui est appelé expérience mystique et épisodes de désordre mentaux. De nos jours, dans de nombreuses sociétés africaines, par exemple, ainsi qu'en Inde, des phénomènes qui seraient étiquetés par la nosologie psychiatrique dans l'un des registres de la psychose, sont perçus comme des manifestations extraordinaires paranormales, des révélations de défunts ayant pris possession d'un vivant pour lui transmettre un message, l'éruption de la voix d'un dieu à partir l'organe humain de la parole, la vision d'esprits ou de forces de la nature personnifiées. Il semble bien que ce soit le prisme au moyen duquel la société perçoit et analyse ce genre de phénomène qui détermine son appartenance au registre de la religion et de la mystique ou au registre de la maladie mentale. Dans le cas de la tradition juive, comme dans le christianisme ou l'islam, ces différents phénomènes ont été transcrits, ils constituent la matière d'ouvrages entiers ou même de corpus littéraires amples et variés. Ce passage à la rédaction, parfois même systématique et prolongée, d'expériences intimes vécues par une seule personne ou par un petit groupe de personnes, constitue en lui-même un effort d'intégration d'une expérience singulière au sein des standards d'une société et d'une tradition, c'est-à-dire d'une histoire que la société se raconte à elle-même de génération en génération afin de se reproduire et de survivre dans le temps. En d'autres termes, le fait même que ces expériences ou les révélations auxquelles elles ont donné lieu ont été racontées par leurs protagonistes sous la forme d'une écriture, déposée matériellement et durablement dans les sillons de parchemins ou de papiers, leur confère aux yeux de leurs lecteurs contemporains, et même souvent aux yeux des chercheurs modernes, le caractère d'une expérience mystique. Cette appellation est, à notre sens, le résultat du travail d'écriture auquel se sont livrées les personnes qui ont vécu des expériences qui les ont profondément ébranlés et auxquelles elles ont prêté une valeur et une signification de l'ordre d'une révélation objective venant d'un autre plan de réalité, d'un autre monde, ou d'êtres suprahumains. Ainsi, au lieu de représenter des épisodes maladifs jetant la suspicion sur la santé mentale de la personne qui en est le siège, ces mêmes phénomènes sont parfois très valorisant et confèrent une aura particulière de sainteté et d'élévation spirituelle aux personnes concernées ou à leur entourage. Au lieu de provoquer une souffrance durable, dépourvue de tout message social intelligible, ces phénomènes, une fois qu'ils sont qualifiés de mystiques, deviennent les porteurs de légitimation collective et révèlent ou rappellent des “vérités” que la société, y compris souvent son clergé, tendent à oublier. La mise par écrit de ce qui prend la forme de messages critiques, de facteurs de légitimation pour l'individu ou le milieu religieux dans lequel il baigne, bref de signaux porteurs de sens, modifient totalement le regard que l'on est amené à porter sur eux. Ce travail d'écriture, qui constitue sans doute un effort pour donner corps et durée à la valeur de ces signes, prend un relief particulier dans le cadre du judaïsme et du rapport à l'oralité et à l'écriture qui s'est développée en son sein. L'écriture est un moyen efficace (mais non le seul) permettant de transformer le délire en révélations paranormales, et de surcroît, quand l'écriture de ces révélations est commandée par la révélation elle-même, quand elle n'est pas une initiative privée du mystique après l'expérience de révélation mais quand elle est un enjeu de la révélation même, la transmutation de la crise psychotique en événement religieux de révélation peut être totale. Que l'on me comprenne bien : je ne veux pas dire que toute expérience mystique n'est que le déguisement d'un problème psychiatrique. Je voudrais insister sur ce point : le travail de réélaboration du moment délirant au moyen de l'écriture ou dans la perspective d'une expérience devant résulter en une écriture constitue un mécanisme intérieur qui métamorphose la structure même de l'expérience. L'écriture, au sens où je l'entends ici, n'est pas seulement l'acte de confesser par écrit une expérience intime, elle est surtout et avant tout un acte de transmission : elle vise la traduction d'un bouleversement intérieur et mental en une forme accessible à autrui, contemporains et générations futures, destinée à les éclairer de quelque façon. Il s'agit d'une écriture tournée vers autrui qui remplit une fonction à l'intérieur de la société. Même si le principal lecteur est en tout premier lieu le mystique lui-même, l'écriture introduit une sorte de coupure entre la personne qui subit l'expérience et celle qui la met par écrit et en fait lecture, dut-elle être la même personne. Cette mise à distance par l'écriture de l'expérience bouleversante, pour lui donner une transcription formelle, pour la faire couler dans le moule préétabli du langage, pour la partager avec les autres, modifie profondément l'expérience ambiguë d'un individu solitaire et change sa physionomie propre : c'est alors et seulement alors qu'elle devient une expérience mystique. On pourrait donc proposer la formule suivante : l'écriture est l'un des instruments cruciaux qui facilite ou provoque le passage du dérangement mental à l'expérience mystique. Dans le cas d'un “mystique” qui dispose d'un savoir ample, solide et éprouvé, qui est un “savant” reconnu et un érudit respecté, comme R. Joseph Caro, la mise par écrit de l'expérience ne modifie pas substantiellement le statut du mystique, même si elle peut lui octroyer un supplément de reconnaissance publique ; elle peut même passer presque totalement inaperçue auprès du grand public, comme c'est le cas en ce qui concerne R. Joseph Caro dont le journal mystique est ignoré de ceux-là même qui étudient son oeuvre juridique avec ferveur et qui considèrent son auteur comme un maître dont l'autorité reste inégalée. En revanche, un homme ordinaire, voire même un ignorant, qui subit une expérience spirituelle bouleversante et qui la couche par écrit, comme dans le cas de Salomon Molcho, peut voir son statut social totalement transformé. Son enseignement apparaît alors comme étant d'un tout autre ordre que l'enseignement ordinaire, et peut même lui disputer son rôle et son prestige. Dans un pareil cas, relativement rare au sein de l'histoire juive mais non exceptionnel, le visionnaire ou “l'auditionnaire” demeure le plus souvent un marginal, qui s'autorise les exégèses et les conceptions religieuses les plus audacieuses. A l'inverse, une figure comme celle de R. Joseph Caro, autorité halakhique de première grandeur et talmudiste distingué, se trouve déstabilisée dans son rôle et son prestige social par ses expériences mystiques, qui jettent le trouble à son endroit plus qu'elles ne contribuent à renforcer son image de maître savant et possesseur d'un savoir parfaitement contrôlé et maîtrisé. Alors que l'homme ordinaire est souvent transfiguré et rehaussé par des expériences mystiques, le savant risque au contraire une dépréciation pour les mêmes expériences.

Dans le cas des expériences relatées dans le Maggid Mécharim de R. Joseph Caro (2), l'oralité occupe une place prépondérante, à telle point qu'il n'est nulle part question d'une vision de la figure céleste qui lui adressait des remontrances, des messages sur son avenir, son statut personnel ou des enseignements ésotériques. La mise par écrit de ces instructions possède un caractère singulier. Une brève analyse de la nature de cette écriture peut nous permettre de considérer que la transmission orale par le Maggid représente une sorte de régression à sa situation initiale de Torah chébé'al péh, un retour de la Mishnah et donc de la littérature rabbinique, au stade où elle était encore un pur enseignement oral, avant sa mise par écrit sous la forme d'un code et de ses commentaires autorisés. Un problème interne à la tradition rabbinique a été le fait qu'elle viole un précepte important de la société juive ancienne : en mettant par écrit les traditions orales, les rabbins ont transgressé ce qu'ils considéraient comme un interdit d'une très grande gravité. Même si cet interdit a été violé en fonction d'une contrainte extérieure majeure, la crainte d'une disparition de la mémoire doctrinale et religieuse autorisée du peuple juif à cause de la persécution et de la dispersion, la Torah orale a conservé et ce titre paradoxal de Torah orale (puisqu'elle a été mise par écrit) et la nostalgie de l'époque lumineuse où elle pouvait pleinement s'épanouir sous une forme exclusivement orale. Or Rabbi Joseph Caro, comme l'on sait, reçoit les enseignements d'un Maggid qui n'est autre que la Mishnah elle-même, qui, par son relèvement sous la forme d'une figure divine ou angélique, redevient la Voix, la Torah orale, authentiquement orale, qu'elle n'aurait jamais du cesser d'être. La stricte oralité des révélations de cette Voix qui s'exprime par la gorge de R. Joseph Caro est la garante de l'authenticité du message et confirme le maître dans son statut de maître de la Torah orale. Cette “régression”  de la Torah orale à sa réalité “matérielle”, à sa propre oralité perdue qu'elle retrouve par le biais de Caro, assure à ce dernier un statut de héros ou de martyr de l'enseignement oral. La Voix de la Mishnah lui annonce très fréquemment, pour sa plus grande joie, qu'il finirait sur le bûcher à cause de la sanctification du Nom de Dieu. Cette aspiration au martyr en vue d'une purification totale de ses péchés, son oeuvre même de porte-parole de la Torah orale par ses écrits halakhiques et la rédaction du code de lois bien connu, trouve dans la matérialisation de la Mishnah, de sa mise ou remise en voix, un débouché et une expression réconfortante. Regressio ab origine de l'écrit vers l'oral, de l'oeil vers l'oreille ou de l'oeil vers la bouche, le fait d'entendre avec ses propres oreilles la Torah chébé 'al péh à l'instar des maîtres anciens du Talmud, confère à R. Joseph Caro la confirmation de son statut de maître insigne, auquel plusieurs passages de son Maggid Mécharim font allusion, comme s'il éprouvait le besoin pressant d'être assuré d'une position suréminente au sein du peuple juif dont il se voulait le guide et l'instructeur infaillible. La recherche de la perfection absolue, de la piété sans faille, des pratiques ascétiques incessantes, font de lui un type de mystique ascétique et non un expert en halakhah. Et pourtant, c'est comme maître de la halakhah qu'il s'auto-définit et c'est en tant que talmudiste et halakhiste qu'il est connu par la postérité. La nature même de la figure céleste qui parle par sa bouche, la Mishnah, renforce ce tableau : c'est un maître de la Torah orale, de la halakhah, qui pratique l'ascèse et reçoit des révélations et non un mystique qui aurait par ailleurs des pratiques conformes à la halakhah.

Un autre élément peut encore renforcer ce processus de retour à l'oralité de la Torah orale mise par écrit est le fait que R. Joseph Caro a partiellement rédigé son livre inspiré ou dicté par son Maggid en une sorte d'araméen. La langue qu'il utilise est un mélange de l'araméen du Zohar et de l'araméen du Talmud et de la langue rabbinique médiévale. Elle constitue par elle-même un signe ou un indice de ce retour nostalgique vers un enseignement oral dont l'oralité même a été perdue. L'écriture “araméenne” du Maggid Mécharim, d'accès assez difficile à ceux qui n'ont pas pratiqué le Zohar, atteste aussi que R. Joseph Caro ne cherchait pas à donner à son ouvrage un lectorat important et populaire. Il s'agit surtout d'un journal intime, où ses expériences d'oratio infusa sont soigneusement consignées. Cependant, comme nous l'avons dit en termes plus généraux, même s'il ne s'adresse qu'à lui-même, la mise par écrit de ses expériences a pu modifier leur structure : la rédaction par R. Joseph Caro de ses révélations (rédaction d'ailleurs prescrite par la Voix qui parlait à travers lui), a sans doute joué un rôle important dans l'équilibre mental de leur témoin et organe. R. Joseph Caro rapporte les propos du Maggid :

“Il m'a réprimandé parce que je n'ai pas couché par écrit tout ce que l'on me dit et si j'avais tout couché par écrit, l'on m'aurait révélé des secrets extraordinaires” (Maggid, fol. 6b).

Cette confession est importante parce qu'elle met en lumière le rôle capital de l'écriture : elle est non seulement exigée par le Maggid mais elle est nécessaire à la révélation orale des secrets. Paradoxalement, l'écriture conditionne la révélation orale, que désire ardemment R. Joseph Caro. Celui-ci est, selon ses dires, contraint de mettre les révélations du Maggid par écrit afin d'obtenir de nouvelles révélations, et des révélations de secrets merveilleux. La question qui se pose alors est la signification de ce paradoxe. Faut-il prendre à la lettre les affirmations de R. Joseph Caro ? Ecrire, est-ce pour lui une sorte de corvée à laquelle il répond dans l'unique intention d'obtenir des révélations supplémentaires ? Un fait est certain : l'écriture ne fait pas directement partie de l'expérience mystique que vit R. Joseph Caro, qui se déroule sur le plan de l'oralité et de l'audition ; cependant, l'écriture est pour lui un moyen efficace pour renouveler et approfondir ces expériences. Ses insomnies sont provoquées par son Maggid qui désire lui transmettre un enseignement, qu'il devra ensuite mettre par écrit : d'une certaine façon, le fait que R. Joseph Caro doive coucher par écrit cette instruction lui permet de l'intégrer dans le cadre paradigmatique de la tradition rabbinique et cabalistique : en l'extrayant du cadre confiné d'une expérience purement intime et en lui donnant une forme rédactionnelle typique, qui par quelques aspects, s'apparente à celle du Zohar, R. Joseph Caro rejoint les grands maîtres censés avoir apporté des révélations nouvelles de secrets de la Torah, tel R. Siméon ben Yohaï. Mieux même, son Maggid lui révèle de son propre aveu, des mystères que ni le Zohar, ni aucun autre cabaliste avant lui, n'ont mérité de connaître, tel le secret du bouc-émissaire. Son Maggid lui déclare à ce propos :

“Mais le secret de la chose est le secret des secrets, dissimulé à l'extrême, d'une profondeur inaccessible, dont n'a eu connaissance aucun sage qui ait été au monde. Et il est impossible de le saisir à moins qu'il ne soit transmis oralement (litt. de bouche à bouche), car son nom est qabbalah (réception), c'est pourquoi il faut le recevoir de bouche à bouche, et il n'existe personne qui l'a mis par écrit, et y a fait allusion de quelque façon, à l'exception de Siméon mon fils, qui y a fait quelque peu allusion [dans le Zohar], mais nul homme n'est capable de le comprendre s'il ne lui a pas été transmis de la manière que j'ai dite, et ce secret des secrets est une perle précieuse, c'est un beau cadeau que je vais te donner parce que tu as achevé [l'étude] des six ordres de la Mishnah” (fol. 34b).

Le secret en question, selon les dires du Maggid de Caro, n'a encore jamais fait l'objet d'un exposé cabalistique par écrit, il ne peut être communiqué qu'oralement et directement, mais aucun sage humain ne l'a compris, il ne peut donc être transmis que de façon surnaturelle au moyen d'une révélation orale, de “bouche à bouche” selon l'expression consacrée. Même l'auteur du Zohar, R. Siméon (appelé ici par le Maggid “Siméon mon fils”) s'est contenté d'y faire quelques timides allusions. Il est clair que R. Joseph Caro se voit ici confier un enseignement hautement ésotérique, qu'il sera seul à détenir, et qu'il sera aussi le premier à coucher par écrit. Par l'écriture, R. Joseph Caro rejoint donc les grands maîtres prestigieux de la tradition cabalistique, il s'insère dans une chaîne déjà constituée dont il devient un maillon ultime. Son expérience mystique personnelle devient d'utilité publique, elle perd en grande partie son caractère intimiste et égocentrique et prend place dans la société juive traditionnelle. La singularité et la solitude d'un mystique est métamorphosée en une éclatante expérience de révélation de la vérité la plus profonde de la Torah, destinée à tous les sages du peuple d'Israël. Ce qui vaut à R. Joseph Caro un tel “cadeau”, n'est pas son excellence en tant que cabaliste, ni son étude approfondie du Zohar ou des autres livres importants de la cabale. Comme le confesse le Maggid, c'est l'achèvement de l'étude de la Mishnah, de l'enseignement exotérique rabbinique dont il était un expert, qui lui a permis de mériter la révélation d'un secret des plus ésotériques. Ce n'est pas en tant que cabaliste que Caro est valorisé, mais en tant que maître de la halakhah. C'est à ce titre qu'il mérite de devenir une source éminente de la gnose ésotérique et de composer un livre qui divulgue des secrets venant directement du monde supérieur.

L'oralité et l'écriture sont donc les deux phases d'un processus de révélation allant du monde céleste vers le mystique et du mystique vers la collectivité. L'absence d'expérience visuelle dans le cas de R. Joseph Caro donne aux révélations dont il est le vecteur un forme spéculative très accentuée qui trouve très naturellement son meilleur support dans l'écriture. Celle-ci élève R. Joseph Caro au rang d'une source de révélation cabalistique égale sinon supérieure au Zohar, au moins dans quelques cas. L'inscription d'une expérience personnelle au sein d'une littérature a un contrecoup sur la nature même de l'expérience : celle-ci se constitue en très grande partie comme un discours théorique, exégétique, de forme identique aux discours procédant de la plume d'un auteur, sans aucune intervention d'une entité céleste révélatrice. Il est permis de se demander jusqu'à quel point le contenu spéculatif des exposés du Maggid de R. Joseph Caro constitue une sorte de garde-fou contre d'éventuels excès délirants relevant de la psychopathologie. L'écriture en tant que processus d'expression logique, avec ses impératifs de syntaxe, son vocabulaire ancré dans une tradition préalable riche et cohérente, est en soi un moyen contraignant que le mysticisme s'octroie pour échapper à ses propres débordements et aux dangers que fait encourir toute réception de messages extra-humains. La substance de toutes les expériences mystiques de R. Joseph Caro est purement linguistique. Le passage du mode de réception orale du discours exogène à un mode de transmission écrit garantit non seulement son intégration dans la mémoire de la société, mais représente aussi, pour le mystique lui-même, une possibilité d'éviter une séparation totale d'avec le monde qui l'entoure. Malgré sa hâte de quitter ce monde-ci et sa souillure, l'écriture retient le mystique en donnant à la Voix qu'il entend un poids et une puissance sémantique qui l'empêche de s'évaporer dans sa conscience. Lestée par le discours écrit et par tout ce qu'il implique dans l'ordre de la communication sociale, l'expérience mystique laisse bien plus qu'une simple trace : elle est reformulée, rationalisée, coulée dans le domaine des règles de l'exposition et du discours. En partie - mais en partie seulement - le journal mystique de R. Joseph Caro se manifeste à nous comme une étape supplémentaire du travail de mise par écrit d'une Torah orale qui n'en finit pas de sourdre de la Bouche divine. Contrairement à la dimension exotérique ou halakhique de la Torah orale qui a été entièrement couchée par écrit par les maîtres de jadis, sa dimension ésotérique est perçue comme n'ayant été que très partiellement révélée dans les ouvrages classiques de la cabale, et attend donc des hommes de mérite et des mystiques comme R. Joseph Caro pour connaître une étape supplémentaire dans sa révélation. C'est ainsi que pour un lecteur et un interprète des rabbins du Talmud comme R. Joseph Caro, la dimension des secrets de la Torah lui permet de s'élever au même rang que ses illustres prédécesseurs, les rabbins classiques de la Torah orale couchée par écrit dans les grands corpus rabbiniques ; du rang d'interprète tardif de la Torah orale il s'élève à celui de transmetteur initial de son contenu caché. Il peut ainsi rivaliser avec R. Siméon ben Yohaï, qu'il n'aurait sans doute jamais pu égaler dans le domaine exotérique. Bien que l'admiration que R. Joseph Caro voue aux maîtres anciens soit sans borne et qu'il se considère apparemment comme un nain vis-à-vis d'eux, les géants du Talmud, par le biais d'un processus mystique par lequel il renoue avec la source orale et divine de la tradition rabbinique, il devient l'égal des géants et même leur supérieur en ce qui concerne le domaine des secrets de la Torah, domaine où le mouvement progressif d'écriture n'est pas encore achevé. C'est son excellence en matière de Torah orale halakhique et exotérique qui lui vaut, selon les dires de son Maggid, les expériences mystiques et les révélations qui lui sont faites et qu'il doit coucher par écrit afin de les renouveler et de les approfondir. L'oralité et l'écriture d'une part, et la halakhah et la kabbalah d'autre part, sont entrelacées et se conditionnent l'une l'autre ; par leurs relations dialectiques, l'une est garante de l'autre et se légitiment mutuellement. Il semble cependant que le fait même que les expériences mystiques de Caro sont présentées comme étant déterminées par son excellence dans la connaissance rabbinique et halakhique, confère à cette dernière la position la plus haute. En définitive, si la révélation mystique des secrets de la cabale dépend de la maîtrise parfaite de l'enseignement rabbinique traditionnel, c'est celui-ci qui prime en tant que moteur et condition de toute révélation, aussi haute fut-elle. En tant que maître de la halakhah, R. Joseph Caro n'a rien à envier à ses contemporains immergés dans des expériences mystiques, mais au contraire, bénéficiant de la transmission orale des secrets les plus cachés, son statut même de maître de la halakhah fait de lui le mystique le plus éminent. En couchant par écrit ces révélations, écriture autorisée et même commandée par la voix céleste de la Mishnah, R. Joseph Caro reste dans son rôle et sa position de maître de la Torah orale et de la halakhah, détenteur de la bonne parole et dispensateur des normes d'action et des conduites autorisées et obligatoires. Comme l'écriture est un des principaux moyen d'action de R. Joseph Caro sur ses contemporains, sinon son moyen d'action et de communication principale, le Maggid, en demandant à Caro de coucher par écrit ses instructions et ses enseignements, ne fait que refléter une préoccupation centrale dans la vie de son “disciple” humain.

L'oralité qui fait loi, la parole magistrale qui énonce le vrai, doit obligatoirement être fixée par écrit non seulement pour être communiquée et transmise mais surtout peut être pour qu'elle s'inscrive dans le standard de la littérature canonique de la Torah orale. Ainsi, la nécessité intérieure d'une expérience mystique et la nécessité imposée par la norme collective se rejoignent, se renforcent l'une l'autre et finalement ne font qu'un. Dans le cas de R. Joseph Caro, l'expérience mystique strictement orale est objectivée par le travail d'écriture de l'exégèse ésotérique ou théosophique. La cabale théosophique n'est pas éliminée par l'expérience mystique, mais au contraire elle y trouve sa légitimation et un mode de révélation important.

Notes

1. Joseph Karo, Lawyer and Mystic. Philadelphie, 1977.

2. Nous utilisons l'édition de Vilna, 1889.

Charles Mopsik

CNRS URA 152 (Centre d'Etudes des Religions du Livre).