de Moïse Hayyim Luzzatto1
Moïse Hayyim Luzzatto, dit Ramhal (1707-1747), est l'un des plus grands penseurs juifs post maïmonidiens. Il appartient à cette longue lignée de lettrés qui furent à la fois attachés aux plus profonds aspects de la tradition juive et ouverts à la culture universelle. Savant talmudiste et cabaliste, il apprit le latin dès son plus jeune âge. Il connaissait la poésie italienne et était familier des belles lettres en général. Sa première oeuvre, intitulée Lachon Limoudim et écrite à l'âge de dix-sept ans, est un traité de rhétorique consacré à l'étude des règles régissant les langues en général, et l'hébreu en particulier. Il est également l'auteur de pièces de théâtre telle Migdal Oz, considérée par les Lumières juives (la Haskalah) comme la première page de la littérature hébraïque moderne. Convaincu que sans le recours aux distinctions et aux catégories de la logique, aucune vraie compréhension n'est possible, il rédigea dans ce domaine un Livre de logique (Sefer ha-Higayon). Il composa également une oeuvre poétique considérable ainsi que des prières et des homélies. Enfin, le Sentier de rectitude (Messilat Yécharim) est le chef-d'oeuvre d'une morale non moralisatrice et la synthèse d'une éthique philosophique fondée sur l'usage de la raison.
Poète et dramaturge, talmudiste et logicien, moraliste et cabaliste: telles sont les facettes de la riche personnalité de Luzzatto. Ébloui par tant de diversité, l'interprète de sa pensée est bien en peine de relier les différents aspects de son oeuvre et de dessiner, à partir de tous ces visages, une physionomie unique. Et, cependant, une telle tâche lui incombe; c'est en pleine conscience de cette exigence que nous nous attachons ici plus particulièrement à l'oeuvre cabaliste de Luzzatto qui, par la place éminente qu'elle tient tant dans l'expérience existentielle que dans l'activité intellectuelle de notre auteur, nous paraît fournir ce fil conducteur si précieux et si nécessaire.
On peut distinguer deux types d'ouvrages cabalistes: d'une part, ceux qui ont été inspirés par le Maguid, le messager céleste qui se révéla à Luzzatto dans sa vingtième année; d'autre part, ceux qui n'ont pas été inspirés par le Maguid et qui expriment souvent les idées cabalistes en usant des termes de la philosophie2. Parmi cette dernière catégorie d'écrits, il en est un qui a particulièrement retenu notre attention. Il s'agit d'un dialogue intitulé Maamar ha-Vikouah et connu aussi sous le nom de Hoqer Ou meqoubal (Le philosophe et le cabaliste)3. Luzzatto s'y assigne un double objectif dont la réalisation déborde le cadre restreint de ce dialogue et se poursuit dans d'autres oeuvres: il faut d'abord réfuter point par point les objections et les erreurs dont la cabale fait l'objet; puis, une fois les préventions des adversaires de la cabale clarifiées, on pourra expliquer clairement ses enjeux en exposant sa méthode et son objet.
Ces deux entreprises sont si nécessaires que Luzzatto en fait, dans la préface qu'il consacre à son oeuvre, la source des raisons qui l'ont poussé à choisir la forme du dialogue: «C'est pourquoi j'ai choisi de composer cet écrit de manière ordonnée et agréable afin d'y dévoiler la beauté de la Science aux yeux de tout Israël.»
Le dialogue est justement ce genre littéraire privilégié qui permet d'allier l'agrément au sérieux et de rendre attrayantes les matières les plus abstruses. L'ordre vient de la décision «d'aller de l'antécédent au conséquent, comme il convient à la raison qui aborde et résout les choses dans l'ordre». L'agrément tient surtout au caractère animé de l'échange entre les personnages, échange d'abord polémique puis didactique, la dissymétrie stérile du conflit se muant peu à peu en celle, féconde, de la relation entre maître et disciple.
Le dialogue est également la forme par excellence du débat et de la polémique, et c'est cette possibilité que Luzzatto exploite pleinement en choisissant l'identité de ses personnages: «C'est pourquoi j'ai composé cet écrit sous la forme d'une discussion entre un philosophe et un cabaliste. Ainsi, au fil du dialogue, apparaîtra tout ce que ces philosophes opposent à cette sainte Science et, à leur côté, les réponses du cabaliste qui donne la réplique à son protagoniste.» Ce dessein se réalise avant tout dans la première partie dont Luzzatto définit la fonction à la fin de la préface qu'il consacre au dialogue: «Tous les grands sujets d'étonnement qui frappent à première vue l'ensemble de la Science d'après les paroles des cabalistes seront évoqués avec leurs solutions, tout cela bien expliqué. »
La structure même du dialogue détermine la forme de notre exposé. C'est pourquoi, suivant le fil du débat, nous examinerons d'abord les objections du philosophe. Puis, nous aborderons les réponses grâce auxquelles le cabaliste entend leur apporter une solution. En les parcourant, on verra s'accomplir le lent processus de conversion par lequel le philosophe devient peu à peu cabaliste. Cependant, avant de nous engager dans l'examen de cette polémique à travers laquelle le projet luzzattiste se révèle en contrepoint, il faut nous interroger sur l'identité de ce personnage que Luzzatto appelle «philosophe» grâce à l'analyse du sens qu'il donne à ce terme.
Suivant l'usage du mot hébreu hoqer dans le vocabulaire de la pensée juive médiévale, nous avons traduit ce terme par «philosophe». Précisons cependant que hoqer signifie littéralement «chercheur», celui qui pratique la haqira, au sens large «enquête, investigation» ou encore, «recherche, étude». Il s'agit, en général, de toute démarche intellectuelle fondée uniquement sur le recours à la raison ou à l'expérience humaines.
Mais, selon une acception plus particulière que l'on trouve justement chez Luzzatto ce terme indique un certain usage de la raison que l'on peut qualifier de «spéculatif » et qui renvoie aux procédures discursives, à la démonstration et à la déduction. Ainsi, lorsque le cabaliste accueille le philosophe au début du dialogue, il lui demande ironiquement si «sa pensée n'a pas déjà exploré tous les recoins de la création» et s'«il ne l'a pas conquise par ses démonstrations irréfutables». De ce point de vue, la haqira se distingue de la cabale qui est fondée sur une tradition et qui fait un usage intuitif et imaginatif de cette même faculté rationnelle dont la possession caractérise l'esprit humain comme tel.
Un certain nombre de textes témoignent de la synonymie que Luzzatto établit entre haqira et filosofia. Elle apparaît tout d'abord explicitement dans la préface même du Maamar où Luzzatto critique simultanément «la philosophie et la recherche». Cette identité se retrouve dans la préface de Milhemet Moché, l'une des versions parallèles de notre dialogue. Luzzatto y évoque «ceux qui philosophent (mitfalsefim)», autrement dit «les philosophes (baalé hafilosofia) qui sont appelés hoqerim parce qu'ils «recherchent» leurs objets par tous les moyens naturels et par des preuves irréfutables, au point de croire qu'il n'y a pas de connaissance plus élevée que la connaissance naturelle».
L'assimilation de haqira, filosofia et «connaissance naturelle» est ainsi confirmée. Luzzatto n'a pas ici en vue une science spéciale, une sorte de physique ou de philosophie naturelle mais, en général, toute démarche s'appuyant uniquement sur les facultés purement humaines.
Après avoir précisé le sens des notions de hoqer et de haqira, il nous faut déterminer la nature des rapports qui existent entre la haqira et la cabala. Si on prend les déclarations du cabaliste à la lettre, on peut en déduire que la cabale rejette radicalement la philosophie. En effet, le cabaliste indique clairement au philosophe quel sera «le résultat de tout son enseignement»: «Que tu reçoives de moi une autre connaissance, de manière que tu saches que tout ce que l'homme peut apprendre par sa philosophie n'est que néant et chaos en regard de ce qu'il pourrait apprendre par la cabale véritable.»
De même, le lecteur appartenant un tant soit peu à la catégorie des hoqerim ne peut manquer d'être frappé par la violence des attaques dont leur science fait l'objet dans la préface de notre dialogue. Luzzatto ne trouve pas de termes assez durs pour stigmatiser «la philosophie et la recherche», les comparant à «une servante insolente qui prétend dominer sa maîtresse»; à «une lèpre qui s'est réellement étendue en Israël»; et, enfin, à une courtisane qui «se farde les yeux», qui «se déguise de beaux vêtements qui la font paraître désirable», qui «se pare de choses qui sont toutes solides en apparence et acceptables par la raison...».
Luzzatto reprend ici des motifs fréquemment utilisés par la pensée juive médiévale pour représenter les prétentions de la philosophie4.
On retrouve ainsi l'image biblique de la «femme étrangère» dont «les lèvres distillent le miel» et dont «le palais est plus doux que l'huile»5. A travers cette image, Luzzatto dénonce avec force l'influence que la philosophie exerce sur les «savants» auxquels elle fait croire que «la vraie science», autrement dit la cabale, «n'est rien». Cette dernière est «noire de l'extérieur mais belle à l'intérieur» déclare notre auteur, s'inspirant d'un passage du Cantique des Cantiques6. Il faut donc dévoiler son authentique beauté pour rendre leur lucidité aux savants abusés par les illusions de l'apparence.
Luzzatto représente aussi la philosophie sous les traits d'Agar, la servante que Sara, étant stérile, avait donnée à Abraham pour épouse afin qu'elle puisse lui assurer une descendance. Agar est le modèle de la «servante insolente» qui, au lieu de se contenter de sa fonction ancillaire, a voulu prendre la place de sa maîtresse.
Connaissant la suite du récit biblique, le lecteur peut se demander à bon droit si Luzzatto n'a pas pour intention profonde de chasser la philosophie et ses rejetons «dans le désert» en les expulsant radicalement du domaine des sciences. Cependant, Luzzatto accorde une certaine place à la philosophie dont il reconnaît l'utilité. Certes, elle accède alors au rang peu enviable d'instrument que les cabalistes mettent au service de leurs propres fins. Mais, si l'on tient compte de la règle luzzattiste selon laquelle le moyen est inséparable de la fin à laquelle il mène, si l'on connaît la place qu'il accorde à la logique dans l'élaboration et l'expression de la doctrine cabaliste, on comprend que le statut méthodologique accordé à la philosophie lui fait jouer de facto un rôle décisif. Bien des passages de l'oeuvre de Luzzatto montrent qu'il n'adopte pas vis-à-vis de la philosophie une attitude aussi hostile que les déclarations que nous venons d'évoquer le laisseraient croire.
Dans Derekh Hachem7, par exemple, Luzzatto reconnaît la légitimité de la connaissance naturelle dont relève la philosophie: « Le Créateur a inscrit dans la nature de l'homme le désir de s'instruire, de comprendre et de connaître en observant les êtres et leurs différents aspects». La connaissance naturelle procède de ce désir et elle consiste «à connaître l'invisible à partir du visible».
Mais, tout en accordant une certaine valeur aux procédures discursives dont la philosophie fait usage, Luzzatto considère, dans ce même texte, qu'il existe un genre de connaissance «bien plus élevé». Il s'agit de la «connaissance épanchée», fruit d'un épanchement divin qui, «en parvenant à l'intellect, y grave la connaissance des choses avec clarté, sans aucun doute ni erreur». Celui qui en bénéficie «connaît la chose parfaitement, avec ses causes et ses effets, chaque chose selon le degré qui est le sien».
La certitude absolue de la «connaissance épanchée» résulte de l'intuition fulgurante par laquelle le prophète ou l'homme inspiré par l'Esprit saint (rouah haqodech) saisit, par l'intermédiaire d'images et de visions, les vérites les plus profondes concernant le divin. Luzzatto, suivant en cela la doctrine maïmonidienne de la prophétie8, érige cette connaissance prophétique au faîte des sciences, bien au-dessus de la connaissance naturelle acquise par les seules ressources de notre intelligence et affectée des marques de notre imperfection. La cabale se rattache précisément à ce genre de la connaissance divine épanchée dont elle se veut l'héritière et dont elle interprète lés images et les visions.
Cette rapide mise au point concernant les notions de hoqer et de haqira permet de saisir le tour inévitablement polémique de toute confrontation entre un hoqer et un meqoubal. Il est vrai que, dans notre dialogue, cet affrontement tient largement de l'artifice rhétorique. Mais il importe de le prendre au sérieux afin de comprendre les enjeux que recooeuvre le dessein luzzattiste de défense de la cabale. C'est pourquoi, suivant le fil du dialogue, il faut d'abord passer en revue les opinions qui sont à la source du réquisitoire anticabaliste dressé par le philosophe.
Pour justifier le statut de préjugé que nous conférons aux objections du philosophe, il suffit de se reporter aux répliques du début de la première partie. La source de ses connaissances en matière de cabale réside dans «ce qu'il a lu ou entendu» à son sujet. Son discours se fonde principalement sur des lectures dont l'origine est mal définie et, surtout, sur la rumeur publique. Certes, la manière même dont le philosophe formule ses questions révèle parfois une certaine connaissance des thèses cabalistes. Mais, pour son interlocuteur, cette connaissance reste superficielle puisqu'elle ne s'accompagne pas d'une compréhension véritable. Cette référence à «ce qu'il a lu ou entendu» revient si fréquemment que le cabaliste, excédé, finit par le sommer de «faire des objections à propos de ce qu'il a dit» et non sur ce que le philosophe a «entendu par ailleurs».
Les objections anticabalistes procèdent donc de ce que Spinoza dénomme «connaissance par ouï-dire» puisqu'elles reposent sur la voix de l'opinion. C'est d'ailleurs cette déficience qui fait, paradoxalement, l'intérêt majeur du discours du philosophe qui apparaît comme un recueil d'idées reçues et comme l'archétype d'un réquisitoire anticabaliste qui n'a rien perdu de son actualité.
Or, tout préjugé recèle une certaine part de vérité encore mal dégrossie et les objections du philosophe n'échappent pas à cette règle. Luzzatto se propose d'ailleurs de mettre au jour cette part de vérité, ce qui l'amène à conférer un statut particulier à la première partie du dialogue.
En effet, on est surpris de constater que Luzzatto, exposant, à la fin de sa préface, la manière dont il faut lire le dialogue, omet purement et simplement de mentionner cette partie si importante qui était pourtant dûment citée dans le plan de son ouvrage. Plus étrange encore, l'ordre de la lecture prend l'ordre de la composition à rebours. Ainsi, Luzzatto conseille «à celui qui veut s'instruire dans l'ordre exact» de «commencer par la dernière discussion», puis «de passer à la deuxième, à la troisième», puis à la «quatrième» discussion.
L'omission de cette première partie est probablement due à la décision luzzattiste de s'adresser à deux types de lecteurs. Les débutants qui sont totalement ignorants en matière de cabale doivent commencer par la dernière partie dans laquelle ses notions fondamentales sont exposées au moyen d'un court traité destiné à leur usage; par contre, ceux qui, comme le philosophe, en ont une certaine connaissance qui reste, toutefois, confuse doivent commencer par cette première partie. Leurs préjugés y sont passés au crible qui permet de séparer en eux le bon grain de l'ivraie.
Cette remarque préalable concernant la nature des objections anticabalistes étant faite, on peut les classer, pour les besoins de notre analyse, en deux catégories distinctes. En effet, certains préjugés ont trait plutôt à la forme de la cabale, à son style et à sa méthode, tandis que d'autres visent plutôt son contenu doctrinal et ses enjeux théoriques.
Ces préjugés sont d'abord exposés par Luzzatto lui-même dans la préface de son dialogue, sous la forme d'une recension critique des attitudes négatives adoptées par les adversaires de la cabale. I y a d'abord le dédain de «ceux qui recherchent une compréhension bien établie», qui veulent «connaître les choses dans leur profondeur» et «ne pas se contenter simplement de mots». Luzzatto décrit la déception qu'ils ressentent envers la cabale sur un ton qui révèle, paradoxalement, de la sympathie à leur égard et du respect pour leurs exigences. Il considère ces contempteurs de la cabale comme de «grands savants» ou des «sages» qui «voyant que rien dans ces choses ne pouvait combler leur désir, se dirent: "Pourquoi perdrions-nous notre temps avec ce qu'il nous est impossible de comprendre?"» Luzzatto est donc sensible à un désir de connaissance claire qui lui paraît, nous l'avons vu, naturel. En outre, tout en déplorant que ces savants aient «abandonné la cabale dans un coin », il reconnaît la légitimité de leur attente, conscient que leur désarroi est lié aux difficultés réelles que présente l'étude dé la cabale.
Cependant, l'indulgence de Luzzatto atteint ses limites lorsqu'il traite des deux autres attitudes hostiles à la cabale.
La cabale n'est pas une science
I y a aussi ceux qui «ne se contentèrent pas de la dédaigner mais qui la calomnièrent en la considérant comme un ramassis de sottises». Ces adversaires de la cabale ne se bornent plus à la laisser dans son coin mais ils la tiennent pour un discours dénué de sens et lui dénient toute qualité de science. Le recours aux procédures discursives de la haqira est, pour eux, une condition qu'un savoir doit remplir nécessairement pour mériter un tel titre. C'est pourquoi ils refusent de l'accorder à la cabale, comme en témoigne l'aveu que le philosophe fait au cabaliste dans la première partie: «J'ai toujours considéré les cabalistes comme l'ont fait tous les philosophes: comme des ignorants pleins de sottise qui se sont enfoncés dans leur cabale, qui n'ont pas mis leur raison à l'épreuve en suivant les voies de la science démonstrative afin de connaître chaque chose exactement.»
La cabale n'est pas une tradition
Enfin, il y a ceux qui contestèrent l'ancienneté du Zohar et, en général, de la cabale elle-même: «Ils allèrent jusqu'à mettre en cause les principes de la Science et nièrent que le saint Zohar ait été écrit par rabbi Siméon bar Yohaï et ses disciples. Cette négation les entraîne à rompre avec le judaïsme talmudique puisqu'il ne leur semblait pas digne de se rattacher aux géants... les Tanaim »9. Il s'agit ici d'un débat dont on trouve une esquisse dès le XVe siècle10. L'objet de ce débat porte sur la date de rédaction de ce texte fondateur de la cabale qu'est le Zohar ainsi que sur l'identité de son auteur. Pour les partisans de la cabale, le Zohar a été rédigé par l'école de Rabbi Siméon bar Yohaï. Cette ancienneté assure son enracinement dans la tradition du judaïsme talmudique ainsi que son autorité. Pour ses détracteurs, le Zohar est un ouvrage tardif écrit au XIIIe siècle par un cabaliste espagnol, rabbi Moïse de Léon. En récusant l'ancienneté du Zohar, ces derniers veulent montrer que la cabale n'est pas fondée sur une tradition qui remonterait aux sources les plus authentiques du judaïsme. Elle ne peut donc se prévaloir de ces dernières pour affirmer sa prééminence sur toutes les autres connaissances.
Or le terme de cabala n'a pris que tardivement le sens d'une discipline mystique et ésotérique. Il désignait simplement, à l'origine, l'ensemble des textes prophétiques et hagiographiques. Dans la mesure où cabala signifie avant tout «tradition», contester à la cabale le titre de cabala, c'est précisément la mettre en rupture avec ces textes qui constituent le sol même de la tradition hébraïque et, partant, avec cette tradition tout entière. Il est aisé alors de faire de la cabale une doctrine atypique, opposée à une orthodoxie qui serait représentée par le Talmud, voire même une tendance hérétique ruinant le judaïsme de l'intérieur.
Ces trois attitudes hostiles à la cabale se cristallisent dans le discours tenu par le philosophe dans la première partie du dialogue. Le philosophe fait siens les arguments que nous venons d'évoquer, à l'exception de la critique de l'ancienneté du Zohar qui n'est pas reprise dans cette première partie. En outre, son discours apporte au débat un élément nouveau: les cabalistes «se sont mis eux-mêmes dans l'aveuglement d'une foi qui ne sert à rien».
La cabale est inutile
En demandant au cabaliste «quel profit tire-t-on de ces connaissances?», le philosophe met explicitement en question l'utilité de la cabale. Il considère que «la foi dans l'unité du Créateur que partage toute l'assemblée de la communauté d'Israël, dans le fait qu'il dirige son monde, qu'il nous a donné la Torah et que notre Messie viendra» est «bonne». Pour lui, on n'a guère besoin des notions «étranges» introduites par la cabale pour adhérer aux principes du monothéisme hébraïque; et «les sefirot et les mondes n'engendrent que l'embarras». Le philosophe exprime cet embarras en exposant au cabaliste des «sujets d'étonnement» (temihot) qui portent précisément sur ces deux notions. Dans le cadre restreint de notre présente étude, nous nous limiterons à ceux qui concernent le concept de sefira. Cet examen ne concerne plus seulement la méthode de la cabale et les préjugés du philosophe touchent, cette fois, au contenu même de la doctrine.
La notion de sefira fait l'objet de la première question que le philosophe pose au cabaliste: «Je veux d'abord que tu me fasses connaître les sefirot, ce qu'elles sont.» Le cabaliste, au lieu de répondre par une définition, prie le philosophe de lui «raconter ce qu'il a entendu là-dessus». En laissant son interlocuteur exposer ce qu'il sait en matière de cabale, le cabaliste pourra mesurer l'étendue et la valeur de ses connaissances; il pourra aussi, éventuellement, le prendre en flagrant délit d'ignorance et révéler leur caractère superficiel. Mais on constate avec surprise que la définition des sefirot donnée par le philosophe, loin d'être critique, paraît parfaitement conforme à la pensée cabaliste: les sefirot sont «une lumière que l'Émanateur, béni soit Son nom, fit émaner de Sa lumière originelle; et Lui... s'enveloppe en elles comme l'âme à l'intérieur du corps». La «lumière originelle» est cette lumière infinie qui remplissait tout initialement, sans différence de degrés ou de directions. Par l'acte du tsimtsoum, le divin retire son infinité d'un endroit circonscrit et délimité dans lequel l'émanation des sefirot et la création d'êtres finis et limités seront possibles.
Le philosophe illustre le rapport étroit qui existe entre les sefirot et leur Emanateur en le comparant avec celui qui existe entre l'âme et le corps. En vertu de cette analogie, l'«Émanateur» est semblable à l'âme et l'ensemble des sefirot, au corps que cette dernière dirige de l'intérieur et au moyen duquel elle agit.
Cependant, cette fidélité à l'enseignement cabaliste n'est qu'un paravent. La définition du philosophe est, en fait, hautement polémique. En effet, il ne peut admettre que les sefirot soient à la fois «unies» à «l'Émanateur» et «émanées» de lui. Aussi, sa définition est bientôt suivie par l'énoncé de l'alternative radicale devant laquelle il place le cabaliste: «soit les sefirot sont le divin, soit elles ne le sont pas. »Pour le philosophe, il n'y a pas de place pour une réalité émanée qui se déploierait entre le divin et le non-divin. Soit les sefirot sont unies au divin au point de se confondre avec lui; soit elles en sont séparées et rien ne les différencie plus alors des créatures.
Or, en affirmant que «l'émanation, c'est le divin» (ha-atsilout hi haélohout), le cabaliste reste sur ses positions et affirme l'existence d'une réalité qui serait à la fois divine et émanée du divin. Le philosophe lui demande alors «comment il peut concevoir que du divin soit dérivé du divin». Pour lui, une telle conception «contredit la raison et la foi».
«Comment du divin peut-il dériver du divin ?»
En adoptant d'abord le point de vue de la raison, le philosophe relève une première contradiction: l'existence d'une réalité divine émanée est incompatible avec le concept de «Dieu» (conçu comme «Celui qui est unique et dont l'existence est nécessaire»). Le cabaliste, en instaurant entre les sefirot et «Dieu» une union telle qu'elles sont confondues avec lui, introduit dans ce dernier une multiplicité incompatible avec le principe de l'unité absolue. Il conçoit donc une essence divine qui, bien loin d'être simple, serait composée d'une pluralité de parties puisque les sefirot sont dix et qu'elles contiennent une infinité de détails. En outre, pour le philosophe, «Dieu» est le principe de toutes les créatures, le terme unique auquel elles peuvent être ramenées, en dépit de leur nombre considérable. Si l'unité du principe est niée, les créatures ne peuvent plus être «dirigées selon un ordre égal et fixe».
Enfin, «Dieu » est d'une simplicité telle qu'«aucun des accidents du corps ne l'atteint». En vertu de ce principe, il est à la fois incorporel et immuable. Or, le cabaliste compare les sefirot à des lumières et parle de leur rapport en terme d'«enchaînement» (hichtalchelout). Ainsi, les sefirot se déroulent progressivement, l'une à la suite de l'autre, depuis la source divine dont elles émanent jusqu'aux créatures. Pour le philosophe, supposer qu'une réalité divine puisse consister en une multiplicité de degrés qui «s'enchaînent» les uns à la suite des autres ou, comme il le reproche au cabaliste, parler de «la génération et de la dérivation des lumières l'une de l'autre» revient à prêter à «Dieu» des accidents corporels.
Du point de vue de la foi, l'affirmation d'une réalité divine et émanée justifie les accusations d'hérésie (kefira) dont la cabale fait l'objet. D'après le philosophe, l'«opinion » du cabaliste n'est pas «si éloignée de celle des chrétiens qui ont posé la Trinité en disant qu'il est trois et qu'il est un, car l'un fait procéder de Lui-même un rejeton et cependant tout est un ».
Ce soupçon qui fait de la cabale une hérésie christianisante est un point classique du réquisitoire anticabaliste. Luzzatto relève une nouvelle fois cette accusation dans la préface de Milhemet Moché. Il y rapporte l'opinion selon laquelle «cette étude [de la cabale] mène à l'hérésie. Car les cabalistes parlent de dix sefirot et ils disent que, malgré tout, [bien qu'elles soient dix], elles ne font qu'un et que l'Émanateur se confond avec les sefirot.» Ainsi, les cabalistes substitueraient les sefirot multiple au «Dieu» unique et en feraient l'objet de leur foi. En même temps, ils continueraient à soutenir le caractère absolu de l'unité divine. Luzzatto signale cette grave critique au début de Kinat Hachem Tsevaot. Il rappelle dans cet écrit que «les adversaires des sages de la vérité [les cabalistes] les ont appelés depuis longtemps »ceux qui croient en la dizaine«[maaminé haassiriyout]11».
Pour le cabaliste, «Dieu» serait donc à la fois un et dix. Son adhésion à une contradiction si manifeste affecte en retour la foi elle même. En effet, si celle-ci consiste en la position d'une unité plurielle, c'est-à-dire d'une impossibilité avérée, elle s'avère elle-même contradictoire et, par conséquent, vaine et erronée.
La conception cabaliste du divin est donc contraire à la fois au concept de «Dieu» couramment admis tant par les philosophes que par les théologiens et à un principe fondamental du judaïsme. Après avoir envisagé les problèmes que pose la conception d'une réalité à la fois divine et émanée du divin, le philosophe met en cause un second aspect de la notion d'émanation. En effet, comme il l'expliquera plus loin au cabaliste, «si les sefirot ne sont pas le divin Lui même, il faut qu'elles puissent être séparées de Lui» et «si les sefirot sont émanées du divin, elles Lui sont extérieures». Or «extérieur», «séparé», et «créé» sont des termes synonymes. Dès lors on est confronté à une difficulté encore plus grave que la première: les sefirot sont des «dieux nouveaux».
Les sefirot sont «des dieux nouveaux»
L'existence d'une réalité à la fois divine et créée suscite l'exposé d'une seconde série d'objections.
Le philosophe énonce la définition de la nouveauté qui caractérise l'être créé comme tel: «il est nécessaire que ce qui est nouveau n'existe pas avant son apparition. »Les sefirot formeraient, selon lui, une réalité divine seconde qui se surajouterait au «divin originel», c'est-à-dire au En-Sof dont elles émanent. Ce dualisme assimile la cabale à ces professions de foi idolâtres évoquées dans le verset biblique cité par le philosophe: «Il avait choisi des dieux nouveaux» (Juges 5, 8). La position d'un divin créé est tout aussi inacceptable pour la foi dont elle ruine l'un des fondements essentiels: «Le Saint béni soit-Il est d'une simplicité absolue et aucun accident du corps ne l'atteint. » En effet, «il n'y a pas d'accident [corporel] plus grand que la [nouveauté] de Son essence passant de l'inexistence à l'existence ». Le philosophe fait donc de la cabale un discours sur une essence divine con cue à la fois comme une et plurielle ou comme divine et créée.
La question du fondement
La critique de la cabale menée par le philosophe atteint son point culminant quand celui-ci aborde le grave problème posé par la connaissance des détails qui constituent la doctrine cabaliste. Ce problème se révèle à l'occasion d'une question que lui pose le cabaliste. Désireux de mesurer l'étendue de ses connaissances en matière de cabale, ce dernier demande au philosophe d'expliquer l'enchaînement des réalités émanées du divin «dans le détail » et non «d'un point de vue général». Le philosophe se montre incapable de répondre à cette demande et il déclare à son protagoniste que, «dans le détail», il «ignore ce que sont le rayon (qav) et la trace (rechimo), l'homme primordial (adam qadmon), ses mondes...». Pour le philosophe, il ne s'agit pas là d'un aveu d'impuissance. En effet, il considère que toute la faute est du côté de la cabale. A son avis, ces «détails» que sont les notions cabalistes sont, comme nous l'avons vu, inutiles et «n'engendrent que l'embarras». Pire encore, on ne peut saisir leur signification et leur fonction pour la bonne raison qu'elles en sont totalement dépourvues. Le philosophe considère donc la cabale comme une rhapsodie de notions disparates sans lien véritable les unes avec les autres.
Mais la portée de l'objection émise par le philosophe est plus grande encore. En effet, ces notions sont censées exprimer la conception du réel propre à la cabale. Chacune d'elles doit correspondre à un degré précis dans l'enchaînement des êtres ou des «mondes» émanés du divin. En les considérant comme des concepts vides de sens, le philosophe en fait, comme il le reconnaît lui-même, de simples «allégories» (machal) qui ne renvoient à rien de réel.
Parvenu à ce point dramatique du dialogue, le philosophe déclare sans détour au cabaliste qu'«il éprouve une difficulté qui contient toutes les autres» et que «tout ce qu'il a entendu est stupéfiant du début jusqu'à la fin». On s'attendrait alors à le voir porter l'estocade en prononçant un jugement sans appel contre la cabale.
Mais, à la surprise du lecteur, le philosophe indique une solution possible à la «stupéfaction» totale qu'il éprouve: si on trouvait «un seul fondement qui ne soit pas mal assuré et sur lequel on bâtirait ces édifices [de la cabale], les détails deviendraient alors intelligibles».
En dépit de cette apparente bonne volonté, l'intention du philosophe reste toujours aussi critique: pour lui, la cabale est justement dénuée de fondement. Ainsi, à la suite de sa demande, il ajoute qu'«en l'absence d'un tel fondement», il n'a pas à «se soucier des détails» alors que «le principe tout entier fait problème». Par une exigence qu'il pense impossible à satisfaire, il entend donc mettre en lumière ce défaut essentiel. Cependant, le cabaliste relève le défi que le philosophe lui lance en lui fournissant le fondement solide qu'il réclame. Il s'agit de «l'unité de l'Émanateur...: il est un de toutes les sortes d'unités et il ne connaît ni changement, ni multiplicité, ni aucun des accidents du corps».
Le philosophe convient que «le fondement est fort bon». Son approbation est probablement due à l'apparente conformité de ce dernier avec «la raison et la foi». En effet, le cabaliste reprend un énoncé théologique classique. Il semble également fidèle aux principes fondamentaux d'une foi que le philosophe estimait, comme nous l'avons vu, «bonne» c'est-à-dire suffisante et dont l'objet principal était justement l'unité divine. Il serait aisé de s'en tenir là en considérant que ce fondement est le premier point d'accord entre le cabaliste et le philosophe. Mais, en adoptant cette solution de facilité, on occulterait le caractère problématique d'un tel accord. Pour mettre en lumière cette problématicité, il suffit de remarquer que le philosophe reprochait précisément au cabaliste de nier l'unité divine en y introduisant la multiplicité.
Le philosophe lui-même ne se laisse pas prendre à cette entente apparente puisque son accord est loin d'être entier et sans réserve: certes, «le fondement est fort bon» mais encore faut-il «qu'il puisse soutenir son édifice».
En outre, les deux protagonistes adoptent vis-à-vis de ce principe deux attitudes diamétralement différentes. Comme nous l'avons vu, pour le philosophe, «la foi... que partage toute l'assemblée de la communauté d'Israël» suffit.
Pour le cabaliste, on ne peut se contenter simplement de poser le principe de l'unité divine. Bien au contraire, ce dernier doit être compris afin que l'on puisse fonder la foi sur une véritable connaissance. A cette fin, il faut pénétrer le sens profond de cette unité au lieu de se contenter d'une adhésion qui serait motivée seulement par «l'obligation religieuse» (hovat ha-Dat) 12.
Cette exigence se manifeste particulièrement lorsque le cabaliste après avoir énoncé le «fondement» de la cabale, en définit «l'objet». il s'agit «d'expliquer Sa justice, béni soit Son nom, l'ordre des lois de la direction du monde [hanagua], la manière dont le Saint béni soit il cause et dirige toutes les choses de Son monde avec une grande science». «Expliquer» la «justice» divine signifie bien qu'on ne peut se contenter d'en prendre acte.
Or il ne s'agit pas là seulement d'une nécessité théorique mais d'un impératif d'ordre pratique dont on trouve la formule dans un précepte biblique: «Reconnais à présent et établis-le dans ton coeur que YHVH seul est Elohim, dans le ciel, en haut, comme ici-bas, sur la terre, qu'il n'y en a point d'autre» (Deutéronome 4, 39). Voici le commentaire que le cabaliste donne de ce verset dans la cinquième partie du dialogue: «Cela signifie donc que nous devons connaître par une connaissance et pas seulement par la foi, mais par des choses que la raison admet, comme il est dit explicitement: Etablis-le dans ton coeur.»
L'accomplissement du précepte biblique oriente le sens même de l'entreprise luzzattiste. Pour Luzzatto, la cabale doit être cette science «qui montre la vérité de la foi» et qui permet de comprendre «tout ce qui a été créé ou fait dans le monde»13. Pour mener à bien ce projet, le cabaliste doit réfuter les objections du philosophe en montrant que la cabale est à la fois une science et la science véritable du divin.
Le «fondement» et les «détails»
La découverte d'un fondement assez solide pour soutenir «l'édifice» des «détails» et la nécessité de connaître ces derniers dans toute leur complexité ne sont pas des exigences qui seraient étrangères à la cabale et qui lui seraient imposées du dehors par la philosophie. Bien au contraire, il s'agit de points essentiels de la méthode luzzattiste.
Ainsi, dans la deuxième partie du dialogue, on trouve l'énoncé des règles qui régissent l'interprétation des doctrines cabalistes et l'étude de la cabale en général. Le philosophe demande au cabaliste de lui préciser «s'il a inclus dans ces chapitres tout ce qui est écrit dans les paroles des cabalistes ou seulement une partie».
Avant de répondre à cette question, le cabaliste fait une remarque d'ordre général: «toute science a une racine et des branches.» Or «racine» signifie «principe» et «branches», «détails». Par sa conformité avec cette structure, la cabale mérite, selon le cabaliste, le titre de science. Puis, répondant à la question du philosophe, le cabaliste lui explique qu'il a «pris la racine» et «laissé les branches». En effet, suivant la méthode luzzattiste, «ce sont les principes qu'il faut rechercher et non les détails »14; car «alors que la raison se fatigue à rassembler les détails, il lui est aisé de saisir les principes» puisque «le nombre des détails est si grand que l'esprit humain ne saurait les contenir et les connaître tous». Celui qui, comme le philosophe, commence par les détails se perd dans leur masse et n'obtient qu'une connaissance confuse et obscure. La raison «se fatigue à rassembler les détails» alors qu'«il lui est aisé de saisir les principes». La nécessité de «retenir» d'abord les «racines» est donc, comme le cabaliste l'explique au philosophe, la condition même d'une connaissance claire de la cabale.
L'insistance sur la primauté du principe pourrait laisser croire que les détails sont, finalement, peu importants. La découverte de la «racine» serait alors le point terminal de la recherche. Cependant, toute l'argumentation du cabaliste nous montre qu'il n'en est pas ainsi. Il s'empresse d'ajouter qu'«une fois que le philosophe aura connu les racines, il comprendra toutes les branches qui en dépendent». Si, par contre, «il avait négligé une des racines» et «si le philosophe avait trouvé par la suite une explication établie sur son fondement», «il ne l'aurait absolument pas comprise».
Cette précision nous montre que la connaissance des principes est un moyen plus qu'une fin et qu'elle rend possible la connaissance des détails. Ceci est dû, d'une part, au fait qu'«il n'y a pas de détails qui ne dépendent de principes généraux»; d'autre part, au fait que «chaque principe contient en lui-même un grand nombre de détails», de sorte qu'«en saisissant l'un d'eux, on saisit en même temps un grand nombre de détails».
Le principe n'est donc pas obtenu par abstraction des détails qu'il contient. Au contraire, pour le connaître, il faut l'appréhender dans toute sa richesse et dans toute sa complexité. En outre, la réflexion sur les principes consiste essentiellement à discerner le lien de dépendance par lequel les détails se rattachent à eux. Suivant l'ordre prescrit par la méthode luzzattiste, il faut d'abord dégager le principe qui sera assez solide pour contenir la multiplicité des détails. Puis il faut appréhender ces derniers dans toute leur complexité. Ainsi, à la fin de la première partie, le cabaliste expose ce qu'il considère comme «le principe fondamental de la science [la cabale]». Celui-ci réside dans «la distinction de chaque chose prise séparément: ce qu'elle est, d'où elle vient et où elle va, c'est-à-dire quelle est sa fin et son utilité ». Celui qui ne se soumet pas à cette règle cardinale et qui «mélange les choses» ne pourra «atteindre cette science».
La distinction
A ce point, la notion de «distinction» (havhana) devient le terme clé de la cabale qui en élabore une véritable science. Mais il faut bien s'entendre sur ce que recouvre un tel principe méthodologique. En effet, que signifie exactement «distinguer»? S'agit-il seulement de séparer les choses les unes des autres? Et une telle distinction ne risque-t-elle pas de faire de la cabale cette collection de points isolés qui justifierait les pires reproches du philosophe? Or l'analyse que l'on trouve dans l'introduction de Derekh Hachem nous montre que, pour Luzzatto, la «distinction de chaque chose prise séparément» n'est qu'une première étape. La distinction n'est pas destinée à séparer les choses mais, bien au contraire, à dégager la manière dont elles se relient et dont elles s'organisent au sein du tout qu'elles constituent.
Ainsi, Luzzatto insiste sur «l'avantage que présente la connaissance des choses selon les parties qui les constituent, selon leurs divisions et selon les modalités de leurs relations» sur «la connaissance sans distinction ». En évoquant cette dernière, Luzzatto n'a pas en vue une connaissance trop générale mais, au contraire, un souci du détail qui, poussé à l'extrême, perd toute sa signification. En effet, «la représentation de nombreuses parties dont on ne connaît ni la relation, ni le degré réel dans l'édifice du tout qu'elles constituent» fatigue l'esprit et laisse sa soif de connaissance inassouvie. Par contre, la distinction bien comprise permet de connaître chaque chose «comme il faut» et «telle qu'elle est».
La distinction joue un rôle considérable dans notre dialogue puisqu'elle permet de connaître la place de chaque «détail» dans «l'édifice» de la science. Elle accomplit, par là, un impératif propre à la raison qui, comme le philosophe le rappelle lui-même, «ne peut se satisfaire de ce qui la remplit de confusion et d'embarras mais seulement d'une chose dont toutes les parties sont distinguées correctement et dont tous les aspects sont mis à part les uns des autres jusqu'à ce que chaque chose soit mise à sa place».
Pour rendre sensible cette exigence d'ordre, les cabalistes usent, notamment, de l'image de l'«arbre saint» (ilan ha-Qadoch) qui apparaît dans la deuxième partie du dialogue, à la suite du passage évoqué plus haut. La racine et les branches dont il était question sont celles de cet arbre que le cabaliste décrit plus précisément: «Nous devons connaître tous les sujets que les hommes dotés de l'esprit saint ont reçu par tradition, eux-mêmes, leur nom, leur situation, et tout ce qui dépend de leur constitution. C'est tout cet ensemble que j'appelle »arbre saint«». La sainteté conférée à cet arbre procède de sa signification non seulement logique mais ontologique. En effet, ces «sujets» sont «les mondes qui apparaissent à la suite du tsimtsoum et qui vont jusqu'au terme [du monde] de la Fabrication» et, généralement, toutes les réalités issues du divin. La méthode à suivre dans l'examen de cet arbre se règle exactement sur la structure de la science. Il faut d'abord considérer l'arbre selon sa «racine» afin d'en acquérir une vue globale; puis, on envisagera tous ses détails.
Cependant, pour mener à bien l'examen des détails, il faut tenir compte du degré de chacun d'entre eux dans «l'édifice du tout». A cette fin, il faut poser une question qui vaut, comme le cabaliste le déclare au philosophe, pour chacune des «explications» ou détails de la cabale: «Nous devons distinguer d'abord de quoi il est question» ou encore, «où l'on en parle» 15. En effet, la connaissance des détails ne consiste pas seulement à connaître les liens qui les unissent les uns aux autres mais aussi à saisir leurs relations avec les réalités qu'ils sont chargés de représenter. «Distinguer de quoi l'on parle» revient à discerner le degré auquel se situe chacune de ces réalités dans l'ordre des réalités émanées.
Après avoir dégagé ces règles méthodologiques, il faut examiner la manière dont elles s'appliquent au divin dont la cabale se veut la seule véritable science.
L'essence et la volonté
La notion de sefira était l'objet principal de cette seconde catégorie d'objections. Pour le philosophe, le cabaliste instaurait entre les sef irot et «Dieu» une union telle qu'elles soient confondues avec lui. Dès lors, en concevant «du divin dérivé du divin», le cabaliste introduisait «en Lui», c'est-à-dire dans l'essence même du «Dieu» absolument unique, «la multiplicité, la génération et la dérivation des lumières l'une de l'autre». Le discours de la cabale porterait donc, selon le philosophe, sur l'essence même de «Dieu» et les sefirot seraient les attributs de cette dernière.
Pour répondre à cette première objection, le cabaliste doit vérifier le bien-fondé d'une telle opinion. Mettant en oeuvre la règle de la distinction, il remarque que «nous pourrons parler de Lui selon deux points de vue: d'après Son essence et d'après Sa volonté». Le philosophe lui donne son accord en déclarant qu'«on peut parler de tout sujet d'après ses attributs essentiels [...] d'après lesquels on peut parler de tout sujet tel qu'il est en lui-même».
Pour le cabaliste, le divin fait exception au principe énoncé par le philosophe. En effet, la distinction qu'il a faite entre l'essence et la volonté a d'abord une portée négative. Il l'assortit aussitôt de l'interdiction formelle «de parler de l'essence de l'Émanateur» en ajoutant qu'«il suffit de connaître Son existence» et de savoir «qu'il est la perfection absolue et qu'il est tout-puissant».
Cette distinction première montre que, contrairement à ce que croyait le philosophe, la cabale n'est pas un discours portant sur l'essence même du divin et que les dix sefirot ne sont pas des attributs essentiels. Leur pluralité ne menace en rien l'unité divine qui reste absolue.
Il ne reste donc que le point de vue de la volonté dont nous pouvons parler puisqu'elle est «plus proche de nous » et «que nous ne touchons déjà plus à Son essence ». Cependant, le philosophe, tout en admettant qu'«il est bon de parler de sa volonté», demande au cabaliste «ce qu'il pourra en dire ». En effet, puisque «Sa volonté est infinie », «comment pourrait-il faire de ce qui n'a ni limite, ni fin un sujet de réflexion»?
Ainsi, une fois l'essence et la volonté distinguées l'une de l'autre, nous ne sommes pas plus avancés. A quoi nous sert-il de savoir que nous pouvons parler de «Sa volonté » si nous ne pouvons rien en dire ?
Pour le cabaliste, on peut parler de la volonté divine. L'essentiel est de définir les limites du discours que l'on tient sur elle. En reconnaissant l'infinité de la volonté, le philosophe a mis en évidence ce dont on ne peut pas parler. Le cabaliste considère que, de cette manière, il s'est mis en son pouvoir, comme il le lui déclare d'ailleurs sans ménagement: «Dorénavant, tu ne pourras plus m'échapper, ni te soustraire à ce que je veux te faire comprendre.»
Le cabaliste évoque, pour sa part, ce dont on peut parler. En effet, celui qui croit que «la rétribution et la punition (sehar ve-onech) font partie des principes de la foi» reconnaît également qu'il existe un lien étroit entre les actions humaines et la volonté divine: «Il y a des actes dont le Saint béni soit-Il veut récompenser les auteurs et d'autres pour lesquels il veut les punir» et, par conséquent, «la volonté de faire du bien et la volonté de faire du mal font partie de Sa volonté».
Ainsi, la volonté divine n'est plus considérée en elle-même mais du point de vue des hommes qui sont «rétribués » selon la valeur de leurs actions. En adoptant cette perspective éthique, le cabaliste peut déterminer le véritable objet de sa réflexion. Celle-ci est limitée à ces attributs que la volonté divine met en oeuvre dans la direction qu'elle exerce dans le monde et «tels sont les attributs de la volonté que nous pourrons étudier afin de les connaître avec certitude».
Le cabaliste propose donc une conception de la volonté divine bien plus complexe que celle du philosophe. Ainsi, il effectue une nouvelle distinction qui se situe, cette fois, à l'intérieur même de la volonté: «Il faut comprendre deux choses dans Sa volonté: ce qu'il peut vouloir et ce qu'il a voulu. »
Afin de pouvoir parler de ces «deux choses», il est nécessaire de «leur donner des noms». Ainsi, «la volonté telle qu'il aurait pu la vouloir et qui n'a ni terme, ni mesure, ni fin» est appelée En-Sof; et «les sefirot sont ce qu'il a voulu avec limite». Pour le cabaliste, il faut se garder de faire de ces deux aspects de la volonté deux réalités totalement séparées. Un tel dualisme justifierait la critique du philosophe qui soupçonnait la cabale de considérer le En-Sof comme «un divin originel» et les sefirot comme des «dieux nouveaux». Luzzatto revient sur ce point16 en précisant que «les sefirot ne sont pas un enchaînement nouveau qui s'enchaînerait de Lui, béni soit-Il, et qui n'aurait pas été contenu en Lui... comme les êtres séparés, car, sinon, elles seraient vraiment secondes. Mais elles sont des parties de ce qui se trouve en Lui qui les rend manifeste». Contrairement à ce que croyait le philosophe, les sefirot ne sont pas des êtres créés et des réalités absolument nouvelles. Comme Luzzatto l'explique par ailleurs, la nouveauté réside seulement dans le fait que les sefirot deviennent manifestes et elle n'affecte pas leur essence même qui reste divine. Ainsi, «la volonté est une: son infinité reste invisible et est appelée En-Sof; et ce qui est manifeste dans la volonté est appelé sefirot» 17.
Grâce à ces distinctions successives, la nature et la fonction des sefirot ont donc été mises au jour. Il s'agit de ces modalités «qu'Il a voulues pour créer Son monde par et selon elles et pour le diriger avec ordre et limite». Pour que la création d'êtres finis et limités soit possible, la volonté divine a pris la décision non seulement d'agir «avec la limite «, mais également « de proportionner Son action à celui qui la subit, comme dans l'action humaine où on use d'une grande force pour une chose difficile et d'une petite force pour une chose facile».
Puisque les sefirot sont les modalités par lesquelles la création et la direction du monde ont été accomplies, elles portent la marque de cette limitation. Aussi, le cabaliste les rapporte à une manière d'agir qu'il appelle «voie de la gradation»(derekh ha-Hadragua), par opposition à la «voie de la toute-puissance». Les sefirot sont justement les différents degrés de cette «gradation» qui, au terme le plus extrême de son déroulement, produit les créatures.
L'esprit humain peut avoir une certaine connaissance du processus créateur qui s'est accompli «peu à peu». Comme le cabaliste l'explique au philosophe, à défaut de savoir« comment l'être est sorti du néant», nous savons au moins que «ce sont les sefirot qui les ont produits [les êtres séparés]». Connaissant le lien de cause à effet qui relie ces deux termes, on peut «comprendre [...] l'enchaînement, c'est-à-dire la manière dont une force est dérivée d'une autre, une troisième d'une deuxième et ainsi de suite»ainsi que la manière dont «la dernière force produit un être séparé».
Le divin comme relation
Grâce à tous ces éclaircissements, le cabaliste peut donner une définition claire de ce qu'il entend par le terme de «divin». Il s'agit du «Créateur, et non de Son essence puisqu'il nous est impossible de parler de Lui mais seulement de Sa volonté; et pas même de Sa volonté considérée dans Sa toute-puissance, mais de Sa volonté ordonnée, c'est-à-dire considérée en fonction des choses que, par la création du monde, elle a voulu réparer, tout cela dans un ordre exact et en gradation.»
On pourrait s'attendre à voir le cabaliste arrêter là sa recherche et entreprendre d'examiner ce divin qu'il a clairement défini. Cependant, il ne considère «les forces et les attributs de la volonté supérieure par lesquels se font la création et la direction des créatures»ou encore, «les sefirot avec tous leurs aspects»que comme un «premier terme». A côté de celui-ci, il faut distinguer un «second terme». Il s'agit « des êtres séparés, c'est-à-dire des créatures qui sont séparées du Créateur et qui, par conséquent, ne sont pas le Créateur, ni Ses forces, ni Sa divinité, mais ce qu'il a créé par Sa force». La distinction de ces deux termes est nécessaire. Le cabaliste en avertit le philosophe en lui disant que «s'il mélange ces deux choses, il ne comprendra plus rien de vrai». Cependant, nous avons vu que la pratique de la distinction était elle-même le moyen de mettre au jour les relations qui existent entre les choses. Tel est bien le cas ici puisque le cabaliste déclare au philosophe qu'« un troisième sujet découle des deux premiers». Ce troisième terme consiste justement dans «le lien qui existe [...] entre les sefirot et les êtres séparés».
La relation des sefirot et des créatures paraît donc être le véritable objet de la recherche engagée par le cabaliste.
L'activité créatrice constitue, comme nous l'avons vu, l'un des aspects de cette relation. Dans la cinquième partie du dialogue, le cabaliste, revenant sur l'impossibilité de «réfléchir sur l'essence du Créateur», indique une autre facette de «la relation entre le Créateur et la créature». Il s'agit de «la réflexion sur le Créateur en tant qu'il exerce sur elles [les créatures] Sa providence pour leur donner Son épanchement ou pour recevoir leur service». Le cabaliste appelle un tel examen «réflexion sur Sa divinité»et en confère l'exclusivité à la cabale: «Ce qui nous fait connaître cette providence n'est autre que la Science de la vérité.»
Pour le cabaliste, seule la cabale, ou une connaissance «transmise par les prophètes et par l'Esprit saint (rouah haqodech)», peut dévoiler «la direction intérieure» que le «Créateur» exerce à travers les lois naturelles. Par la haqira , ou l'usage des seules ressources de l'esprit humain, on ne peut saisir qu'«une apparence superficielle». On a vu que tout en reconnaissant une certaine valeur à la «connaissance naturelle», Luzzatto affirmait la supériorité de la «connaissance épanchée». Pour lui, le recours au témoignage des sens et à l'observation des êtres naturels fournit une certitude réelle mais limitée. En remontant du «visible» vers «l'invisible», on peut rattacher les phénomènes aux lois qui les régissent. Mais on ne peut comprendre que ces lois sont elles-mêmes des moyens par lesquels le divin agit et se manifeste dans le monde. Aussi, ceux qui se fient à la haqira considèrent que la direction du monde est purement «naturelle» ou, au mieux, que seuls les miracles sont oeuvres divines. Mais ils ne peuvent savoir que «le Maître unique est Celui qui veille [exerce sa providence] sur toutes choses et les dirige, que ce soit celles d'en haut ou celles d'ici-bas». Pour eux, la providence ne s'exerce pas sur les choses naturelles qui sont livrées au «hasard».
Cependant, il ne suffit pas d'admettre que «tout ce qui existe au monde»est oeuvre divine pour en avoir une véritable connaissance. On a vu que l'on ne peut se contenter d'une adhésion qui serait motivée seulement par «l'obligation religieuse». En exigeant une véritable connaissance, le cabaliste n'a pas seulement en vue la philosophie ou la foi naïve.
Pour lui, on ne peut s'en tenir à la seule «science du sens obvie» (pshat). Cette dernière a trait, d'une part, «aux commandements, à la manière de les accomplir et à toutes leurs règles »; d'autre part, « à la compréhension du récit des actions passées», telles qu'elles sont relatées dans la Torah. Le cabaliste s'attache surtout à ce second objet. Certes, ces récits qui décrivent les miracles divins nous indiquent qu'«à telle ou telle occasion, le Saint béni soit-Il a agi de telle ou telle manière dans Son monde». Mais cette connaissance ponctuelle ne peut nous permettre de «conclure que c'est Lui qui dirige tout le cours de la nature ». Pour le cabaliste, celui qui se fie seulement à la lettre de la Torah en reste au stade de la «supposition» et ne peut «savoir par science et par connaissance» que «toute la direction du monde avec ses modalités [...] provient tout entière du Maître unique».
Cette critique d'une lecture purement littérale de la Bible s'inscrit elle aussi dans la défense de la cabale entreprise par Luzzatto. Le dialogue n'est, finalement, ni une attaque en règle de la philosophie, ni une récusation de l'interprétation littérale des textes bibliques. L'intention profonde de Luzzatto est tout autre. A travers la confrontation entre le philosophe et le cabaliste, il entend présenter non seulement une méthode mais les règles d'une herméneutique18. En les mettant en oeuvre, la cabale, science prophétique tant par son origine que par son objet, pourra élaborer une autre manière de lire et de commenter les visions des prophètes.
L'application des règles de la méthode a donc permis au cabaliste d'écarter les objections formulées par le philosophe et de déterminer le véritable objet de la cabale. Tout en reprenant des thèmes familiers à la pensée religieuse, tels ceux de création ou de providence, cette dernière ne s'en tient pas à la notion classique de «Dieu». En forgeant une conceptualité qui lui est propre, au lieu de se contenter des catégories traditionnelles du langage théologique, la cabale élabore une vision originale du «divin». Celui-ci est pensé comme une relation qu'il faut envisager dans toute sa complexité. La cabale, sans rejeter l'idée d'un «Dieu» d'une unité et d'une simplicité absolues, écarte toute investigation portant sur son essence même. Pour elle, l'unité divine n'exclut pas toute multiplicité et, pour la connaître réellement, il faut la considérer, comme le dit le cabaliste, «sous tous ses aspects».
Ces « aspects » sont les sefirot ou la diversité des modalités mises en oeuvre par le divin dans sa relation avec le monde. Elles constituent cette réalité moyenne qui se déploie entre le «Créateur» et ses «créatures». En affirmant l'existence d'un troisième terme qui, tout en n'étant pas absolument identique avec le divin, n'en est pas pour autant séparé, la cabale se donne les moyens de penser une transcendance présente à tous les niveaux du réel et qui, tout en restant absolue, agit et se manifeste dans le monde.
Pour saisir les manifestations de cette transcendance, il faut quitter le point de vue du «Dieu» du philosophe et des théologiens, pour se placer du point de vue des créatures. Comme le dit Luzzatto dans un autre dialogue19, «tout ce qui est en Lui, béni soit-Il, aucun esprit ne peut le comprendre; et on ne peut saisir que ce qui est en nous, Ses créatures».
Ainsi, le discours cabaliste sur le divin est, en fait, un discours sur le monde. Or le cours du monde est orienté par un projet éthique qui consiste, pour reprendre une expression chère à Luzzatto, à «ramener le mal vers le bien». La réalisation de ce projet est, à la fois, la raison profonde de la création et la fin dernière de l'histoire humaine.
En replaçant l'entreprise luzzattiste dans cette perspective que l'on peut qualifier de «messianique», on en saisit la finalité pratique. Pour Luzzatto, la diffusion de la pensée cabaliste, l'explicitation de ses thèses et de ses notions jouent un rôle décisif dans le progrès éthique qu'il préconise. En rendant accessible au plus grand nombre la connaissance de la relation que le divin entretient avec le monde, il entend également se conformer à ce qui constitue, pour lui, la véritable destination de la cabale. Une lecture attentive de la préface du Maamar ha-Vikuah montre que le caractère ésotérique de l'enseignement cabaliste est le resultat des péripéties tragiques que le peuple juif a connues tout au long de son histoire. Pour Luzzatto, il faut oeuvrer pour que la connaissance dont la cabale est dépositaire soit de nouveau « connue de tous», comme elle l'était à l'origine.
1Pardès 12, 1990, p. 44-66.
2Au sujet de cette distinction, cf. M. Benayahu, Les écrits cabalistes de Luzzatto (en hébreu), Jérusalem, 1979. Du même auteur, «Le Maguid de Luzzatto», in Sefounot, livre V (en hébreu).
3Le dialogue a été publié pour la première fois sous le titre de Hoqer OuMeqoubalà Sklov (1784). Haim Friedlander en a publié récemment une version plus complète établie à partir du manuscrit d'Oxford 2593. Cf. Maamar Ha-Vikouah, in Chaare Ramhal, Bné Braq, 1986. Une traduction française de ce dialogue, effectuée par nos soins, doit paraître prochainement aux éditions Verdier, dans la collection «Les dix paroles» dirigée par Charles Mopsik.
4Roland Goetschel, Méir Ibn Gabbaï: le discours de la kabbale espagnole, Peeters Louvain, 1981, seconde partie, chap. l sur »La tradition et l'investigation rationnelle«. On trouvera dans cet ouvrage des références précises au sujet de l'utilisation des images de la servante et de la courtisane. Pour le thème de la lèpre cf. Cordovéro, son introduction au Pardès Rimonim, citée dans Le palmier de Débora du même auteur, trac. française, Verdier, Lagrasse, 1985, p.14, note 10.
5Proverbes 5:3.
6Cantiques des Cantiques, chap.1.
7Derekh Hachem, III, 3, 1, dans Sefer ha-Derakhim, Levin-Epstein, Jérusalem, 1963.
8Maïmonide, Guide des égarés, Verdier, Lagrasse, 1979, II, 32 à 48.
9Il s'agit des docteurs qui élaborèrent la Michna entre le 1er siècle avant et le 3ème siècle après l'ère chrétienne. Rabbi Siméon Bar Yohaï était lui aussi un Tana.
10Dans son Behinat Hadat (XVe siècle), Elie Delmedigo conteste, par exemple, que rabbi Siméon Bar Yohaï soit l'auteur du Zohar où l'on trouve des noms de personnages ayant vécu après lui. L'argumentation anticabaliste devient plus systématique dans le Sefer Arinoam d'Arié de Modène (xviie siècle). Notre dialogue a été considéré par certains commentateurs comme une réponse à cet ouvrage. Cf. à ce sujet S. Ginzburg, Life and Works of Moses Hayyim Luzzatto, Philadelphie, 1931 et Y. Tishby, Michnat ha-Zohar, vol. 1, deuxième édition, Mossad Bialik, Jérusalem, 1979, Introduction, chap. 3. Le débat sur la date de rédaction et sur l'auteur du Zohar a été relancé par les Maskilim à la fin du xviiie siècle et l'oeuvre de Scholem témoigne de son actualité. Voir maintenant la nouvelle thèse développée par J. Liebes, dans son article «Comment le Zohar a-t-il été rédigé ?»(en hébreu), in Jérusalem Studies in Jewish Thought, vol. VIII, 1989, p. 1 à 72.
11Qinat Hachem Tsevaot est un ouvrage polémique dirigé contre les disciples de Sabbatai Tsvi, édition récente par Friedlander, in Ginzé Ramhal, Bné Braq, 1980. Au sujet de l'argument anticabaliste cité, cf. M. Idel, L'expérience mystique d'Abraham Aboulafia trac. française, Paris, Cerf, 1989, p. 20.
12Au début d'un autre dialogue intitulé Daat Tevounot, Bné Braq, 1973, l'âme demande à l'intellect de lui expliquer les fondements de la foi qui ne doivent pas seulement ètre »crus«par »obligation religieuse«, mais qui doivent aussi ètre »connus«ou »compris«.
13Qalah pithé hokhma, porte 1 Jérusalem, 1987.
14Cf. Daat Tevounot, op. cif., p. 14 et Derekh Hachem, op. cit., Introduction.
15Luzzatto utilise ici une règle énoncée dans le Ets-Hayyim, ouvrage fondamental de la cabale lourianique. Cf., par exemple, porte 1, branche 5. Cette règle est destinée à résoudre les contradictions apparentes que l'on trouve dans le Zohar.
16Qlah pithé hokhma, op. cit, porte 6.
17Ibid, porte 24.
18Ces règles sont énoncées principalement à la fin de la première partie du dialogue où la doctrine cabaliste de la prophétie est longuement exposée. Le cabaliste y aborde, notamment, le rapport entre la parabole (machal) et sa signification (nimchal), le statut des images prophétiques, le rôle de l'imagination... Nous nous proposons de consacrer à cette doctrine très complexe une prochaine étude. Précisons cependant que Luzzatto, en démontrant les insuffisances de l'interprétation littérale des Ecritures, n'entend pas promouvoir une lecture purement allégorique. Cette dernière est critiquée à plusieurs reprises dans notre dialogue puisqu'elle fait des images prophétiques de simples illustrations ne renvoyant à rien de réel.
19Daat Tevounot, op. cit.