Genèse 1:26-27 : l'Image de
Dieu, le couple humain et le statut de la femme chez les premiers
cabalistes
Charles Mopsik
La première partie de cet article
a été publiée dans le volume intitulé
Rigueur et Passion: Mélanges offerts en hommage à
Annie Kriegel, éd. S. Courtois M. Lazar et S. Trigano,
Paris, Le Cerf, 1994, p. 341-361. Il est publié ici (le
12/3/1997) dans sa version intégrale, avec quelques additions
indiquées dans les notes par des crochets droits.
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Genèse 1:26-27 est le texte biblique qui a, plus que tout
autre, joué un rôle déterminant dans l'éclosion
et les développements de la mystique juive médiévale
dénommée cabale. Nous allons examiner ici un aspect
de l'interprétation que les premiers cabalistes ont donné
de ces versets. Ce n'est pas essentiellement la nature de l'image
de Dieu telle qu'elle a été pensée par les
cabalistes qui retiendra notre attention, mais sa composante sexuelle.
Les discours des premiers mystiques juifs médiévaux
concernant les éléments mâle et femelle de
cette image de Dieu nous permettrons de percevoir le mouvement
qui a conduit la pensée ésotérique vers une
plus grande autonomie vis-à-vis de la pensée religieuse
commune. Ils nous permettrons aussi d'assister aux débuts
hésitants d'une réflexion sur le statut de la femme
et sur son égalité ontologique avec l'homme.
Rabbi Abraham ben David de Posquières (Beaucaire aujourd'hui),
né à Narbonne vers 1120 et mort en 1191, est le
premier auteur médiéval dont quelques fragments
relevant de la mystique juive appelée Cabale, la tradition
ésotérique, ont été conservés.
Comme son beau-père, R. Isaac ben Abraham, le président
du Tribunal rabbinique de Narbonne, c'était une haute figure
rabbinique (1). Le Rabed, ainsi qu'on a pris l'habitude de le
nommer en regroupant les initiales de son nom, a surtout été
connu pour ses gloses critiques (hassagot) sur le Code
de la Loi (michné torah) de Maïmonide. Mais
il est aussi l'auteur d'un commentaire sur le Talmud dont il ne
reste que quelques pages. Or il semble que le Rabeb ait introduit
dans ce commentaire, en grande partie perdu, des exégèses
de type cabalistique. Un fragment de cette nature a été
retrouvé par G. Scholem. Ce dernier affirme n'avoir guère
de doute quant à son authenticité et cela à
partir de critères chronologiques concernant l'état
d'élaboration de la cabale. Nous sommes en mesure de confirmer
l'authenticité de ce texte à partir d'une analyse
comparée d'un autre écrit de Rabed depuis très
longtemps connu et répertorié. Mais l'examen de
ces deux passages qui s'éclairent l'un l'autre seront pour
nous d'un intérêt considérable puisqu'ils
offrent un tableau détaillé de la conception des
premiers cabalistes concernant la création de l'Homme à
l'image de Dieu et concernant le statut de ses aspects mâle
et femelle.
Le fragment de Rabed se présente comme le commentaire d'un
dit ancien (IIIe siècle ?) appartenant à la littérature
rabbinique, qui lui-même interprète Genèse
1:26-27 et Genèse 5:2. Selon ce dit attribué à
R. Jérémie ben d'Éléazar (2), le premier
homme a été créé doté de deux
visages (dou-partsoufim) (3). Rachi (R. Salomon ben Isaac,
Troyes, 1040-1105), dans sa lecture du Talmud qui a fait autorité,
considère que cet homme était composé de
deux parties dont une mâle et une femelle, détachées
par la suite l'une de l'autre pour former un homme et une femme.
Rachi interprète donc ce texte du Talmud en se servant
d'un autre midrach, Genèse Rabba 8:1. Selon
cette sentence rabbinique, homme et femme sont les deux moitiés
d'un être unique qui est l'Adam premier, image de Dieu.
Mais le Rabed propose une interprétation du passage du
traité Berakhot qui comporte deux facettes : la première
concerne la création de l'homme réel et historique
et tend nettement à contrevenir à l'idée
d'une égale dignité de l'homme et de la femme, en
tant qu'éléments constituant les deux aspects de
l'humanité primordiale, idée contenue en germe dans
la sentence de R. Jérémie ; la seconde interprétation
concerne l'Image de Dieu, sa forme manifestée dans ses
middot (attributs ou dimensions) et, au contraire de la
précédente, elle plaide pour l'unicité dans
l'égalité de ces deux visages de l'Homme supérieur.
Voici une traduction du fragment annoncé :
Commentaire de Rabed : La raison de la création [d'Adam
et Eve] en deux visages (dou-partsoufim) consiste en ceci
: l'homme a été créé en deux visages
afin que la femme obéisse à son époux et
afin que sa vie soit suspendue à la sienne, qu'ils ne suivent
pas chacun son propre chemin, mais qu'il y ait entre eux proximité
et fraternité, qu'ils ne se séparent pas. Alors
il y a aura la paix entre eux et par leur intermédiaire
il y aura la paix dans le monde. Il en va ainsi également
des ouvriers fidèles dont l'action est fidélité
(4). La signification des deux visages se rapporte à
deux choses. On sait que deux contraires ont été
émanés, l'un est le Jugement (din) et son
compagnon est la Miséricorde parfaite (rahamim guemourim).
S'ils n'avaient pas été émanés en
double visage, chacun aurait agi selon sa dimension propre et
ils apparaîtraient comme deux pouvoirs (chté rechouyot).
Chacun aurait agi sans relation (hibour) avec l'autre et
sans son aide. Mais comme ils ont été créés
en double visage, toutes leurs actions s'accomplissent à
l'unisson, à égalité, en parfaite corrélation
(yihoud), sans séparation entre eux. S'ils n'avaient
pas été créés en double visage, aucune
corrélation complète n'aurait émergé
d'eux, et la dimension du Jugement n'aurait pas pu correspondre
à la dimension de Miséricorde comme la dimension
de Miséricorde n'aurait pas pu correspondre à la
dimension du Jugement. Mais comme ils ont été créés
en double visage, chacun d'eux se rapproche et s'unit à
l'autre, désirant et convoitant de se conjoindre (léhithaber)
à l'autre, pour être un seul tabernacle (5). Une
preuve en est que les noms [divins] se désignent l'un l'autre,
tu trouveras que YHVH [qui se rapporte à la Miséricorde]
désigne parfois aussi la dimension du Jugement, de même
le nom Elohim [qui se rapporte au Jugement], désigne parfois
la dimension de Miséricorde, comme dans Genèse 19:24.
Ces dimensions passent l'une dans l'autre. Telle est, en bref,
la signification du double visage. Médite cela et tu trouveras
(6).
L'expression dou partsoufim qui désigne dans le
midrach la nature bissexuée de l'homme initial,
signifie pour le Rabed la coïncidence en Dieu de ses deux
attributs : la Miséricorde et le Jugement. Un tel usage
de cette expression n'est pourtant pas une innovation. Dans un
autre midrach, l'attitude de Dieu est caractérisée
de la façon suivante : R. Hochaya dit : Il y eut
deux visages (dou partsoufim) : un visage de lumière
pour Israël et un visage d'obscurité pour les égyptiens
(7). Une même action divine s'est exercée simultanément
en faveur d'Israël et pour châtier l'Égypte.
Cette double facette de l'oeuvre divine est appréhendée
au moyen de la formule qui désigne la dualité sexuelle
de l'homme premier. L'évocation de la correspondance des
noms divins (le Tétragramme et Elohim) avec les deux attributs
est coutumière dans la tradition midrachique, au contraire
de l'idée d'une possible inversion de cette correspondance
affirmée ici.
Un cabaliste du début du XIVe siècle reprend explicitement
l'idée contenue dans le fragment du Rabed, et il ajoute
une notation importante, qui en précise le sens : l'image
de la forme double de l'homme, le modèle de sa création,
n'est autre que le double visage dont a parlé R. Abraham
ben David. Dans son commentaire sur la création de l'homme,
R. Josué Ibn Chou'aib déclare en effet :
L'homme a été créé à
la ressemblance du modèle [d'en haut] qui est mâle
et femelle, double visage, et déjà Rabbi Abraham
ben David, que sa mémoire soit une bénédiction,
en a écrit la raison (8).
Cette citation met en étroite relation deux fragments de
Rabed, qui sont ordinairement considérés comme totalement
distincts et sont par conséquents étudiés
séparément par les savants. Le premier fragment
est celui que nous avons rapporté plus haut ; le second
est un commentaire du verset de Genèse 1:26-27 traitant
de la création de l'homme mâle et femelle à
l'image de Dieu. Pour saisir l'enjeu exégétique
de cette lecture, quelques précisions préalables
sont nécessaires. Le Rabed écrit à une époque
où la philosophie aristotélicienne s'est imposée,
surtout à travers l'oeuvre de Maïmonide, comme un
critère de vérité. La solution apportée
par l'allégorisme maïmonidien à la question
épineuse du statut des anthropomorphismes bibliques, qui
n'était certes pas nouvelle, était en passe de s'imposer
comme une vérité dogmatique, mais elle heurtait
profondément les tenants des solutions plus traditionnelles,
désireux d'éviter le réductionnisme inévitable
des allégories. Pour donner le change à la solution
de Maïmonide - l'image de Dieu en l'homme est son intellect
et seulement lui - ces personnalités ont fait appel à
des traditions qui ne devaient certes rien à la philosophie,
mais qui comportaient des éléments bien plus audacieux
et riches de périls à l'endroit du strict monothéisme.
Maïmonide, dans sa codification de la Loi dénommée
Michné Torah, affirme qu'est hérétique
(min) celui qui dit : il existe un Souverain unique
mais il est un corps et il possède une image (9).
Ce qui implique que les anthropomorphismes dont la Bible abonde
et qui prêtent à Dieu des traits corporels humains,
doivent être interprétés comme autant d'allégories
sans significations particulières au sujet de l'essence
divine. Cette condamnation pour hérésie formulée
par Maïmonide, grand législateur médiéval
de la Synagogue, a fait l'objet d'une remarque critique de la
part de Rabed. Mais cette remarque a été plutôt
mal interprétée par G. Scholem, qui la cite en omettant
sa seconde partie. Ce qui permet à cet auteur d'affirmer
qu'il existe chez Rabed et les cabalistes une apologie de
l'anthropomorphisme (10). La première partie de la
glose critique de Rabed rejette l'appellation d'hérétique
comme terme adéquat pour qualifier la croyance dans la
nature corporelle de Dieu : Pourquoi qualifie-t-il cette
personne d'hérétique ? Beaucoup de gens, plus grands
et meilleurs que lui [Maïmonide], ont adopté cette
conception... (ad loc.), mais la suite porte : ...
à cause de ce qu'ils virent dans les Écritures et
plus encore à cause de ce qu'ils virent dans les dires
des aggadot qui troublent les idées. Trompé
par l'apparence de plusieurs textes rabbiniques anciens, ces personnes
ont cru que Dieu possède un corps, mais il n'y pas de raison
de les considérer comme des hérétiques. La
seconde partie de la citation montre clairement que Rabed ne partage
pas cette fausse opinion, même s'il ne veut pas la qualifier
du nom d'hérétique. Mais elle implique aussi quelque
chose de plus conséquent. Ces aggadot troublantes
doivent être comprises selon leur vrai sens de façon
à percevoir correctement à quoi se rapportent leurs
anthropomorphismes. Il n'est pas question pour Rabed, à
l'instar de Maïmonide, d'attribuer une forme corporelle à
l'Être suprême. Mais il faut rendre compte des textes
bibliques ou rabbiniques qui semblent la lui attribuer sans recourir
pour autant à une méthode allégorique qui
aboutit toujours à neutraliser les significations littérales
des écritures. Dans sa glose critique, Rabed garde le silence
sur ce qui serait la bonne manière d'entendre les anthropomorphismes.
Cependant, un très précieux fragment de son commentaire
perdu sur les Aggadot du Talmud, que des auteurs postérieurs
ont conservé, nous fournit la clé de son système
d'interprétation, qui, s'il est mis en relation avec son
commentaire sur la création de l'homme avec deux visages
ou deux masques, cité plus haut, apporte un éclairage
satisfaisant de la conception initiale de la cabale quant au modèle
supérieur de la création de l'homme. Voici d'abord
une traduction du bref passage annoncé. Le commentaire
porte sur une sentence du Talmud (11) : D'où
savons-nous que le Saint béni soit-il met les tefilines
? Le petit-fils de Rabed, Acher ben David, mentionne à
ce sujet la teneur exacte [de l'explication de mon grand-père],
le grand Rabbi Abraham ben David :
Ce dire [du Talmud] se rapporte au Prince de la Face, lui
dont le nom est comme le nom de son Maître. [A moins qu'il
y ait un être situé au-dessus de lui, émané
de la cause suprême, et qui possède la puissance
du Très-Haut (12)], c'est lui qui est apparu à Moïse
et qui est apparu à Ezéchiel dans la vision de l'Homme
d'en haut (Ez. 1:26). C'est lui qui s'est manifesté aux
prophètes. Tandis que la cause des causes n'est apparue
à personne, ni avec un [bras] droit ni avec un [bras] gauche,
ni avec une face ni avec un dos. C'est un secret dans l'Oeuvre
du Commencement : Quiconque connaît la mesure du Formateur
du commencement, est assuré [d'avoir part au monde à
venir (Chiour Qomah)]. Et c'est lui qui dit : "Faisons
l'homme [à notre image]" (Gen. 1:26) (13).
Une version un peu différente de ce passage est rapportée
par R. Jacob ben Habib, auteur du Eyn Yaakov (14) :
J'ai trouvé écrit au nom du Rabed, de mémoire
bénie : [...] L'Émissaire c'est le Prince du monde
apparu aux prophètes, gouvernant le Char, émané
de la cause première, possédant en lui la puissance
du Très-Haut, c'est lui qui dit : "Faisons l'homme
à notre image".
Prince de la Face ou Prince du monde sont
des appellations de l'archange suprême dénommé
Métatron dans la Aggada rabbinique et la littérature
des Palais (15). Cet archange, présenté comme une
émanation de la Cause suprême (16), est le sujet
véritable des apparitions divines et des formulations anthropomorphiques
du texte biblique. C'est lui l'Elohim qui dit Faisons l'homme
à notre image (17), et non la Cause suprême.
Il se manifeste en tant que démiurge et il est l'Homme
d'en haut, objet de la vision des prophètes. Il possède
le nom et la puissance de son Maître, invisible et sans
forme (18).
Figure de médiateur et de manifestation divine, sa forme
corporelle supporte la totalité des attributs divins, le
bras droit est l'attribut de Miséricorde, le bras gauche
l'attribut de Jugement, la face et le dos représentent
d'autres dimensions manifestées de la Cause suprême,
peut-être l'attribut de Beauté et celui de Royauté
(les sefirot Tiferet et Malkhout). Cette entité intermédiaire
endosse l'anthropomorphisme des écrits anciens, elle permet
de maintenir leur signification littérale sans recourir
à l'allégorie et sans tomber dans une conception
qui rabaisserait l'Être suprême au rang d'une réalité
corporelle. Elle assume sémantiquement la charge des textes
anthropomorphistes en sauvegardant leur intégrité
de vérités révélées et irréductibles.
On peut même dire que la notion de Dieu ou de divinité
se déplace : le mot Dieu (Elohim) du texte biblique se
réfère directement à cet archange suprême,
de même l'expression Saint béni soit-il
de la tradition rabbinique, mais il ne désigne que médiatement
l'Être ou la Cause suprême que les cabalistes se plairont
à dénommer En Sof (Infini). Si l'on met en relation
cette interprétation de R. Abraham ben David - qui est
en fait plus qu'une interprétation mais la clé de
la pensée ésotérique juive - avec son commentaire
sur la création de l'homme en un double visage, il ressort
que le modèle supérieur de l'homme, celui qui possède
les deux attributs de Miséricorde et de Jugement identifiés
aux pôles masculin et féminin, n'est autre que cet
archange suprême, émanation de la Cause première
ineffable, que l'on peut qualifier à bon droit de Dieu
manifesté. En déplaçant le Dieu dont l'homme
est la ressemblance au niveau d'une dimension médiane entre
l'Absolu caché et le monde créé, la voie
a été ouverte aux spéculations sur les faces
masculines et féminines de ce Dieu manifesté possédant
une forme corporelle nantie de deux faces, dont est l'une est
mâle et l'autre femelle. Pour avoir préféré
sauver l'anthropomorphisme traditionnel sans faire appel à
la méthode allégorique, c'est l'essence divine de
la différentiation sexuelle qui a été promue.
En même temps, cette théologie a rejoint ou a retrouvé
des spéculations juives mystiques très
anciennes, dont l'hermétisme et le gnosticisme sont des
témoins privilégiés, nous allons le voir.
Une interprétation mystique contemporaine de celle que
R. Abraham ben David donne du verset de Genèse 1:26-27,
se trouve dans le livre Bahir (§ 172), à moins
qu'elle soit la source cachée de ses propos. Voici un extrait
du commentaire en question :
Le Saint béni soit-il a sept formes saintes et toutes
ont leur correspondant en l'homme, ainsi qu'il est dit : "Car
à l'image de Dieu il a fait l'homme, mâle et femelle
il les créa" (Gen. 9:6), "A l'image de Dieu il
le créa, mâle et femelle il les créa"
(Gen. 1:27) et ce sont : la cuisse droite et la gauche, la main
droite et la gauche, le tronc et l'alliance. En voilà six,
et tu avais dit sept. La septième [forme] est en sa femme,
comme il est écrit : "Ils seront une chair une"
(Gen. 2:26).
Les sept formes saintes de Dieu, qui constituaient anciennement
l'Heptade archangélique - les sept grands princes célestes
qui servent le Roi divin près de son Trône - deviennent
les sept formes par lesquelles la divinité cachée
se révèle et agit. Ce sont ces sept formes qui constituent
le modèle de la forme corporelle de l'homme, et elles comprennent
le sexe masculin (l'alliance) et le sexe féminin
qui est en sa femme. Homme et femme constituent un
tout unique qui possède la totalité des éléments
correspondant aux formes saintes de Dieu. Parmi elles, celle qui
a comme correspondante le sexe féminin, est sûrement
celle que le Bahir dénomme la gloire ou la Chekhinah
d'en bas. Que cet écrit soit ou non une des sources du
Rabed, malgré la nette différence de tonalité,
il se situe dans un cadre conceptuel qui en est très proche.
L'anthropomorphisme biblique, qui fut au centre des spéculations
les plus représentatives de la mystique juive, et cela
dès l'Antiquité - que l'on songe à la vision
d'Ezéchiel 1:26, à qui se manifeste une forme d'Homme
assis sur un Trône - est une des clés les plus sûres
pour percer l'énigme historique de l'origine de la conception
des cabalistes médiévaux. L'existence d'une représentation
bissexuée de la forme corporelle de Dieu en tant que modèle
de la création de l'homme est attestée directement
par des sources juives anciennes et indirectement par des sources
gnostiques qui empruntent leurs motifs à la mystique juive
de leur temps. Ainsi lit-on dans la Lettre d'Eugnoste :
Le premier qui fut manifesté avant le tout dans l'illimité
est un autoconstitué, Père autocréé,
possédant la plénitude de la lumière rayonnante,
indicible. Celui-là a conçu dès le principe
que sa similitude devait devenir une grande puissance. Aussitôt
le principe de cette lumière-là s'est manifesté
en tant qu'Homme immortel, androgyne. Son nom masculin est (intellect
géniteur et) parfait. Son nom féminin est Sagesse
totalement sage, génitrice. On l'appelle également
semblable à son frère et à son conjoint (19).
Le Père incréé, principe indicible et suprême
qui a la position du deus absconditus dans le système
gnostique, possède cependant une forme, sa similitude,
qui est l'Homme primordial, être lui aussi immortel et de
pure lumière, qui est proprement l'image de Dieu,
selon le modèle de qui les hommes ont été
créés. C'est cet Homme primordial qui est le créateur
des êtres célestes (20). Cet Anthropos supérieur
est androgyne, il possède l'attribut masculin d'intellect
parfait et l'attribut féminin de sagesse génitrice
(21). Cette forme archétypale - l'Homme immortel - issue
du Père autoconstitué, est à l'évidence
une lecture gnostique de l'image de Dieu (tselem
elohim) de Genèse 1:26-27. L'auteur gnostique en fait
un être divin distinct du premier Père et à
qui échoit la fonction démiurgique. On retrouve
chez Philon d'Alexandrie l'idée de l'existence initiale
d'un homme céleste, celui qui est fait à l'image
de Dieu, mais pour lui cet Homme-Logos n'est ni mâle
ni femelle (22). Le texte gnostique donne il est vrai un
sens très abstrait, intellectuel, à ces caractères
féminins et masculins, mais il ne les élimine pas.
Il est loisible de voir dans l'androgynie accordée à
l'image du Dieu suprême dans la Lettre d'Eugnoste
une réminiscence du texte de la Genèse disant que
Dieu a créél'homme à son image
mâle et femelle, et une tradition rabbinique conservée
dans le midrach Genèse Rabba confirme cette vue
:
Rabbi Jérémie fils d'Eléazar dit :
Quand le Saint béni soit-il a crééle premier
homme, androgyne il le fit, comme il est écrit : "Mâle
et femelle il les créa... et il les a appelés du
nom d'homme" (Gen. 5:2) (23).
Cet Adam premier ajoute le midrach, remplissait le monde
entier, sa taille occupait tout l'espace de la création.
Il ne s'agit donc pas de l'homme ordinaire, mais d'un être
d'une envergure gigantesque. Cet homme premier est l'image de
Dieu, et c'est ce passage de la Genèse que le commentaire
rabbinique explicite en le disant androgyne et d'une taille cosmique.
Il faut avouer que les traditions rabbiniques qui nous ont été
conservées dans les recueils de midrachim qui nous
sont parvenus, semblent partielles et fragmentaires en la matière.
Les conceptions des premiers rabbins sont rapportées sous
forme d'aphorismes aussi brefs qu'énigmatiques. Mais on
ne peut nier que ce sont là les bribes d'une doctrine plus
développée relative au premier homme en tant qu'image
de Dieu. Et les sources gnostiques permettent en effet de corroborer
cette impression. Ces sources anciennes ont leur équivalent
dans les écrits des cabalistes médiévaux.
Dans son commentaire sur le passage de Genèse Rabba cité
plus haut, un cabaliste de la fin du XIIIe siècle, R. Chalom
Achkénazi, en propose la signification ésotérique
suivante : c'est à partir du secret du Masculin et du Féminin
qu'ils [Adam et Eve] ont été créés
et pour cette raison ils sont l'image de Dieu (24).
Le texte de R. Abraham ben David élève jusqu'à
l'évidence la relation entre androgynie divine et totalisation
des attributs divins, qui équivaut aussi à l'unité
de ses deux noms principaux. Ce faisant, cet auteur médiéval
renoue avec la pensée religieuse la plus archaïque ;
il nous suffira de citer quelques lignes d'une analyse que donnait
naguère Mircea Eliade du mythe de l'androgynie divine :
Tous les attributs coexistant dans la divinité, on
doit s'attendre à y voir coïncider pareillement, sous
une forme plus ou moins manifeste, les deux sexes. L'androgynie
divine n'est pas autre chose qu'une formule archaïque de
la bi-unité divine ; la pensée mythique et religieuse,
avant même d'exprimer ce concept de la bi-unité divine
en termes métaphysiques (esse - non esse) ou théologiques
(manifesté - non manifesté) a commencé par
l'exprimer en termes biologiques (bisexualité)... mais
qu'on ne se laisse pas abuser par l'aspect extérieur de
ces langages, en prenant la terminologie mythique au sens concret,
profane (moderne) des mots... aussi l'androgynie divine
rencontrée dans tant de mythes et de croyances a-t-elle
une valeur théorique, métaphysique. L'intention
vraie de la formule est d'exprimer - en termes biologiques - la
coexistence des contraires, des principes cosmologiques (i.
e. mâle et femelle), au sein de la divinité (25).
Le fragment d'un des premiers cabalistes étudié
ici, présente une intrication d'éléments
mythiques et théologiques. L'unité des deux attributs
contraires et des deux noms divins (éléments théologiques)
exprime fondamentalement la même chose que l'unité
des deux visages, mâle et femelle, en Dieu (éléments
mythiques). Bien sûr, ce découpage entre théologie
et mythologie a quelque chose d'arbitraire, mais il répond
à une classification courante dans la pensée occidentale,
et à ce titre il peut contribuer à clarifier les
choses.
Dans ce passage très dense de Rabed, deux plans sont mis
en parallèle mais restent asymétriques : le début
de son commentaire est strictement exotérique, il vise
à expliquer le dictum ancien par le recours à la
nécessité d'une relation d'obédience à
l'intérieur du couple humain. L'expression deux-visages
signifie en cette approche que la partie féminine n'est
pas distincte de la partie masculine, qu'elle est incluse dans
le mâle originel sans se différencier comme réalité
autonome. Elle ne compose pas avec lui un couple dont les partenaires
seraient soudés mais garderaient leur différence
au sein de cette union, elle n'apparaît comme féminine
qu'à partir de l'extraction par Dieu d'un membre du premier
homme qui est tout entier mâle, membre qui sera bâtit
en femme, selon l'expression biblique. Autrement dit, la femme
ou le féminin n'était pas présente en tant
qu'entité déjà sexuellement différenciée
dans l'homme originel qui a été créé
par Dieu. Cette interprétation implique que la femme ait
un statut subordonné à celui de l'homme, qu'elle
doive lui obéir et le servir comme un inférieur
sert un maître.
La seconde moitié du commentaire de R. Abraham ben David
propose cette fois une interprétation cabalistique du même
segment aggadique. Les ouvriers fidèles sont
deux attributs divins (midot). Scholem rappelle que cette
expression est empruntée à la liturgie de la néoménie,
formulée dans le traité Sanhédrin 42a, et
désigne les deux luminaires, le soleil et la
lune. Ces deux astres ont ici un sens clairement symbolique.
Ils renvoient à la dimension de Miséricorde et à
la dimension de Jugement (rahamim et din). Dans
les écrits ultérieurs de la cabale, ces deux entités
renverront non plus seulement à ces attributs, mais aux
aspects ou sefirot mâle et femelle du monde divin,
appelés le plus souvent Tiferet et Malkhout, Beauté
et Royauté. Il est toutefois fort probable que les dimensions
de Miséricorde et de Jugement soient aussi des désignations,
dans cet écrit de Rabed, du mâle et de la femelle,
compte tenu de la première moitié du passage et
à cause surtout du texte midrachique qu'il est censé
commenté. Mais le caractère masculin de la Miséricorde
comme le caractère féminin du Jugement restent à
l'arrière-plan. Visiblement, l'auteur veut éviter
de mettre en avant la différence sexuelle au niveau de
son interprétation ésotérique, dédaignant
de signaler la correspondance, pourtant sous-entendue, entre cette
différence sexuelle présente dans l'humanité
et dans la divinité. La formule des deux visages,
qui désigne la polarité sexuelle dans le plan humain,
ne désigne, dans le plan divin, que les attributs classiques
de Jugement et de Miséricorde. Même s'il est loisible
de penser qu'est signifié du même coup la correspondance
entre masculin/Miséricorde et féminin/Jugement,
celle-ci ne semble valoir que dans le plan humain, de sorte que
la femme soit dite plus dure, plus rigide que l'homme, et que
ce dernier soit dit plus compatissant, plus généreux
que la femme, avec pour corollaire fatale la nécessité
d'une domination de l'homme, plus porté à la miséricorde,
sur la femme, plus encline à la colère. Dans cette
typologie la femme perd de la dignité à tous les
niveaux : elle n'est pas intrinsèquement un constituant
de l'humanité, puisqu'elle est venue après l'homme
; elle ne dispose pas clairement d'un modèle supérieure
dans le plan divin, et sa subordination à l'homme est posée
comme une vérité fondamentale et essentielle.
Les deux attributs sont présentés comme étant
emboîtés l'un en l'autre, de sorte qu'une conception
dualiste est écartée. En effet, le dualisme pointe
dans cette présentation de deux entités divines
différenciées en une entité favorable aux
hommes (la miséricorde) et une entité défavorable
(la jugement). Pour conjurer cette véritable hantise du
judaïsme rabbinique (26), Rabed affirme que si ces attributs
agissent dans des directions apparemment opposées, ils
comprennent chacun leur contraire, de sorte que jamais l'un ne
s'active sans que l'autre qui l'habite n'entre aussi en action,
même si ne n'est qu'à un degré d'efficience
moindre. Les entités divines de Miséricorde et de
Jugement sont des contraires radicalement distincts, cependant
ils contiennent chacun leur opposé, de telle sorte que
l'un puisse passer en l'autre, qu'il existe une possibilité
d'échange entre eux à cause de leur corrélation
particulière : chaque entité contient son contraire
sans l'abolir et sans porter atteinte à son caractère
spécifique. Il y a ainsi différence et non séparation.
L'un divin recèle de la différence sans que celle-ci
porte atteinte à son unité, parce que les termes
de cette différence sont gros l'un de l'autre.
Alors que la partie ésotérique du commentaire de Rabed insiste sur l'égalité et l'unité des deux visages, au niveau exotérique et humain il est surtout question d'une subordination et d'un décalage ontologique entre eux. Ce double régime de vérité - celle du haut ne vaut pas pour celle du bas - sera par la suite surmonté par une audace accrue des cabalistes. Ceux-là adopteront avec toujours davantage de ferveur un point de vue univoque, et ils viendront à considérer que ce qui est en bas constitue la réplique exacte de ce qui est en haut et doit se conformer à son modèle supérieur. Cette conception aboutira, quant au sujet qui nous occupe, à l'affirmation et à la recherche concrète d'une égalité entre l'homme et la femme, à la fin de son assujettissement. Mais il est clair que le Rabed n'était pas prêt à de telles remises en cause de l'ordre social et patriarcal qui s'imposait au niveau même des prérogatives des époux dans la législation rabbinique médiévale et qui remonte à l'Antiquité. Ainsi Flavius Josèphe résume la conception traditionnelle du rapport entre les sexes : La femme, dit la loi, est inférieure à l'homme en toutes choses. Aussi doit-elle obéir, non pour s'humilier, mais pour être dirigée, car c'est à l'homme que Dieu a donné la puissance (27). Dans un autre écrit de Rabed, le Livre des maîtres de soi (Sefer baalé ha-néféch), consacré justement à la relation sexuelle dans ses aspects juridiques et éthiques et surtout aux règles rituelles relatives à la séparation périodique de la femme menstruée (nida), il propose, pour introduire son sujet, une réflexion sur la création d'Adam et sur l'apparition de la femme, qui est en étroite relation avec la partie de son commentaire de niveau exotérique que nous venons d'examiner. Il utilise même des expressions semblables parfois mot à mot. Voici une traduction d'un extrait de cette introduction :
Les oeuvres du Créateur sont extraordinaires, qui comprendra leur secret ? En effet, toutes les créatures ont été créées mâle et femelle tandis que l'homme a été créé un, ensuite Il a créépour lui à partir de lui-même une aide face à lui. Qui pourra soutenir la profondeur de Ses merveilles, pour parvenir au bout de la sagesse, la sagesse de Ses actes. Seulement l'homme doit réfléchir avec l'indigence de son intelligence et avec la petitesse de son intellect au fait que toute oeuvre accomplie par Dieu, Il l'a faite avec sagesse, avec intelligence et avec connaissance, c'est ainsi qu'il a tout fait.
Moi je dis, avec mon léger intellect, que c'est pour le bien de l'homme et pour son profit qu'il l'a créé un, car s'il l'avait créé mâle et femelle à partir de la terre, de la façon dont ont été créées les autres créatures, la femme aurait été auprès de l'homme comme l'animal femelle auprès du mâle, femelle qui n'accepte pas la domination du mâle et ne se tient pas auprès de lui pour le servir, de plus l'un se dérobe à l'autre et l'un se rebelle contre l'autre, chacun suit son propre chemin, ils ne sont pas destinés (meyouhad) l'un à l'autre, chacun ayant été créé pour lui-même. C'est ainsi que le Créateur vit le besoin de l'homme et ce qui lui est profitable et il l'a créé solitaire, puis il a pris une de ses côtes et bâtit à partir d'elle la femme, il l'a amené ensuite à l'homme pour qu'elle soit une épouse et pour être auprès de lui une aide et un appui, puisqu'elle est considérée par rapport à lui comme un de ses membres créés pour le servir, et pour que l'homme la domine comme il domine ses membres, afin qu'elle le désire ardemment de même que ses membres désirent ardemment le bien de son corps. Ce que dit l'Écriture : "Pour l'homme il n'a pas trouvé d'aide face à lui" (Gen. 2:20). Cette "trouvaille" ne vient pas après une recherche et une exploration comme les autres trouvailles, il ne convient pas de parler ainsi du Créateur, mais elle se trouve au sein de la Pensée primordiale ; lorsque est monté en Sa pensée [l'idée] de créer toutes les créatures mâle et femelle à partir de la terre, il a scruté et a vu le meilleur pour l'homme et son intérêt, et il ne trouvait pas pour lui d'aide dans cette création, c'est pourquoi il n'a pas voulu le créer comme les autres créatures, aussi, quand il mentionne la création de l'animal, de la bête sauvage, des volatiles, il dit : "Pour l'homme il ne trouvait pas d'aide face à lui" (ibid.), [le verset] veut dire : s'il crée l'homme comme il en va pour la création du bétail, il ne trouverait pas pour lui d'aide face à lui, et il dit : "Il n'est pas bon que l'homme soit seul", c'est à dire : il n'est pas bon que l'homme s'isole comme l'animal dont la femelle ne reste pas unie (mityahedet) auprès du mâle, c'est pourquoi "je lui ferais une aide face à lui", je le créerai de manière qu'il y ait pour lui une aide face à lui, une aide qui soit à son service pour tous ses besoins, "face à lui" pour qu'elle se tienne constamment auprès de lui; en conséquence l'homme dit en la voyant : "Il a connu qu'elle avait été prise de lui, c'est ainsi que l'homme quittera son père et sa mère et s'attachera à sa femme pour qu'ils soient une seule chair" (Gen. 2:24). Autrement dit : Celle-ci est apte à être sans cesse auprès de moi, et moi auprès d'elle, c'est à dire "une seule chair". Il faut donc que l'homme aime sa femme comme son corps, qu'il l'honore, s'attendrisse sur elle et qu'il la garde, de la même façon qu'il garde un de ses membres. Ainsi a-t-elle l'obligation de le servir, de l'honorer et de l'aimer comme son âme, car de lui elle a été prise. Aussi, le Créateur commandait-t-il à l'homme à propos de sa femme : "Sa nourriture, son vêtement, son 'temps', il ne diminuera pas" (Ex. 21:10). Et afin que l'homme sache qu'il a un Créateur qui le domine, il lui a prescrivi une loi et une règle [qui s'applique] lorsqu'il se joint à la femme, de même qu'il a prescrivi ses lois sur tous les dons [que Dieu fait] à l'homme, si par exemple il lui donne un champ, il lui prescrit des lois concernant les labours, les semailles et la récolte, stipulant de ne pas labourer les mélanges végétaux interdits (kilaîm), ni d'en semer (28)...
La structure du pouvoir présentée dans ce passage est très proche de celle que l'on retrouve dans la théologie chrétienne : au bas de l'échelle la femme qui est soumise à l'homme et ce dernier est soumis directement à Dieu, comme dans la première Épître aux Corinthiens 11:3 : Le chef de tout homme c'est le Christ, le chef de la femme, c'est l'homme. De plus, la représentation de la femme comme corps de l'homme, bien qu'elle s'origine dans un dicton du Talmud, rappelle encore davantage un précepte des juristes de la Scolastique : Mulier corpus viri, qui caractérise le statut de la femme comme assujettie pure (29). Dans ce même ouvrage, un autre passage de Gratien est mentionné qui reprend Saint Ambroise, et à cause d'une certaine parenté avec le commentaire du Rabed, il mérite d'être ici proposé :
La femme a été faite non de la terre dont fut pétrie Adam, mais de la côte d'Adam ; de là remarquons une nature unique du corps pour l'homme et la femme, une source unique du genre humain. On n'a donc pas fait au commencement l'homme et la femme, ni deux hommes, ni deux femmes ; mais d'abord l'homme, puis de celui-ci la femme. Car Dieu a voulu constituer aux hommes une seule nature et, partant d'un seul principe de la créature, il a ainsi empêché la prolifération de natures disparates. La Glose précise sur ce mot : pour ce qui touche au sexe (30).
Cette unité initiale d'Adam comme pur mâle est le principe de son autorité. Une différence décisive entre les écrits chrétiens étudiés par P. Legendre et le texte du Rabed doit être cependant soulignée : l'insistance de ce dernier porte en fait sur deux points et non sur un seul. Outre l'affirmation de l'autorité du mari - et, par delà sa personne, de l'institution juridique et religieuse - R. Abraham ben David met au premier plan l'amour et le souci du bien être réciproque que les époux se portent, comme étant les effets de la création d'un Adam unique et de la séparation d'un de ses membres, ensuite bâti en femme. L'autorité de l'homme sur son épouse n'est qu'un des deux aspects de son mode de création célibataire, alors que dans les textes scolastiques, c'en est le seul. Sans doute cette différence tient-elle à la conception chrétienne de la virginité, analysée aussi par Pierre Legendre (31). Le dire du Talmud auquel nous faisions allusion ne mettait en rapport le corps du mari et sa femme que pour insister sur l'amour que celui-ci doit lui porter :
Nos maîtres ont enseigné : Qui aime sa femme comme son corps et l'honore plus que son corps... sur lui s'applique le passage : "Tu jouira de la paix sous ta tente (32)".
Cette référence ne se rapporte aucunement à un principe d'autorité et elle ne peut être considérée comme la seule source de Rabed, qui a dû subir l'influence supplémentaire de la Scolastique juridique pour élaborer sa conception ; il ne faut pas oublier que cet auteur était lui-même un juge et un juriste éminent qui pouvait connaître ses collègues chrétiens du sud de la France. Il est intéressant de noter que l'on trouve dans une Épître paulinienne une formule qui rappelle celle du Talmud précité : Les maris doivent aimer leur femme comme leur propre corps. Qui aime sa femme s'aime soi-même (33).
Il est cependant peu probable que ce texte soit la source de l'assertion du Talmud, l'on trouve en effet dans la tradition rabbinique une formule semblable à celles-là mais appliquée non plus à l'épouse mais au disciple : Mar bar Rav Achi dit : "Je suis inapte à juger un jeune disciple. Pourquoi ? Parce qu'il est chéri par moi comme mon corps et l'homme ne voit pas sa propre culpabilité (34).
Dans l'optique rabbinique classique aimer comme son corps implique donc l'impossibilité d'exercer une autorité puisque l'aptitude à juger, fondement de toute autorité, est inhibée par cet amour. En outre, le passage du traité Yébamot, ci-dessus rapporté, ajoute que le mari doit honorer sa femme plus que son corps, et il faut avoir à l'esprit que ce verbe connote déférence et obédience. En d'autre mots, le mari est censé avoir davantage le souci du bien-être de son épouse que celui de son propre corps. Nous sommes aux antipodes de la relation servile et utilitaire proposée par Rabed. Un dernier élément de comparaison peut-être versé dans ce dossier. Dans le même traité Yébamot, une version de la création de l'homme opposée à celle de Rabed est envisagé :
R. Eléazar dit : Tout homme qui n'a pas de femme n'est pas homme, parce qu'il est écrit : "Mâle et femelle il les a crééet il les a appeléshomme" (Genèse 5:2) (35).
Nous verrons par la suite que d'autres textes du Talmud peuvent
néanmoins être invoqués à l'appui de
la conception du juge de Narbonne. Reste que l'exposé du
Rabed évoque d'assez près les conceptions des juristes
de la Scolastique. Il est très significatif que le commandement
relatif à la femme menstruée est envisagé
comme étant donné à l'homme qui à
son tour y soumet sa femme. Dieu ne s'adresse pas à la
femme pour lui intimer ses prescriptions mais au maître
de la femme qui est son époux. Celui-ci doit s'y conformer
au même titre qu'il doit se conformer aux règles
établies pour la culture de son champ ainsi qu'aux autres
dont le Rabed nous dresse une longue liste. En fin de compte,
dans la mesure où la femme est comme un membre du corps
de l'époux, et que celui-ci a reçu des commandements
concernant l'usage de son corps - comme la circoncision - il doit
soumettre sa femme à ces impératifs au même
titre que son propre corps est soumis aux commandements divins.
Le fond de cette structure exclut absolument toute véritable
réciprocité, dans la mesure où l'un des partenaires
n'est là que comme appendice de l'autre. Il faut souligner
encore la très grande netteté de l'explication de
Rabed ; au lieu d'expliquer le commandement de la séparation
lors des menstrues en invoquant, comme le fera un peu plus tard
Nahmanide par exemple, des précautions hygiéniques
et médicales, ou comme l'avait fait des siècles
avant un Rabbi du Talmud en invoquant la joie provoquée
par les retrouvailles des époux qui sont comme des jeunes
mariés s'unissant pour la première fois (36), le
docteur de Narbonne comprend et explique ce commandement en recourant
à un argument de pure autorité : c'est afin de manifester
son pouvoir sur ce membre de l'homme qu'est la femme, comme il
exerce son autorité en tant que premier propriétaire
de tout ce que l'homme possède, que Dieu a prescrit des
commandements sur la relation à l'épouse. C'est,
si l'on veut, afin que l'homme, propriétaire en second
de la femme, n'en vienne pas à s'affirmer dans la position
d'un maître suprême, que le premier Maître soumet
sur ce point l'homme à ses ordres. Toute la problématique
du Rabed est centrée sur la question du pouvoir et de son
exercice, de sa répartition et de son origine. Dieu est
avant tout perçu comme Gouverneur suprême. Ses commandements
sont de purs actes d'autorité indépendamment de
leur positivité intrinsèque et de leur signification
particulière. Si Dieu commande, c'est pour qu'on fasse
acte d'obédience envers lui. D'autres fois dans son livre,
R. Abraham ben David a l'occasion de définir le désir
et pour ce faire il recourt à une théorie d'origine
aristotélicienne : Le désir qui s'impose à
l'homme provient de la puissance de l'âme végétative
qui est [l'âme] animale (37) (p. 115). Par la suite,
on verra les cabalistes recourir, pour expliquer la nature du
désir, à une toute autre conception, celle de l'unité
primitive en une seule âme de l'homme et de la femme et
de la force qui tend à les faire se réunir. Une
autre explication plus tardive sera l'intrication du masculin
et du féminin dans une même personne et la propension
du semblable à rejoindre le semblable (38). Le désir
pour l'autre sexe sera expliqué au moyen de conceptions
qui situent son origine sur un tout autre plan, bien plus élevé
que celui de la fonction végétative. Parfois certains
cabalistes chercheront à conjuguer ces deux plans dans
un système intégrant appétit organique et
désir des âmes les portant à se rejoindre
intimement. Il arrive même que la juxtaposition de ces deux
niveaux permette à des cabalistes d'expliquer l'origine
du désir homosexuel, dont on peut trouver plusieurs versions
plus ou moins aisément conciliables. Pour Mordekhaï
Yaffé par exemple, à la différence du désir
pour l'autre sexe, le désir pour son propre sexe provient
exclusivement de l'âme naturelle et ne s'ancre
pas dans une aspiration des âmes à se réunir
pour reconstituer l'individu complet, mâle et femelle, qui
existait avant la naissance (39). Cette considération peut
être regardée comme une critique du mythe platonicien
de l'androgyne, en tant que celui-ci inclut le cas d'un être
double aux deux composantes de même sexe, cette conception
est impensable pour nos cabalistes, pour qui la dualité
ne peut être que bissexuée (40).
Le Rabed use de mots assez durs pour qualifier la femme dans son ouvrage précité : Il n'est pas de mal plus nuisible que la méchanceté de la femme lorsqu'elle domine son époux (ibid. p. 123). Mais ce n'est pas vers une relation égalitaire qu'il se tournera pour éviter cette nuisance catastrophique, il ne verra que dans la domination de l'homme sur la femme le rétablissement d'une situation convenable. Le désordre fatal que déclenche l'inversion du rapport normal de soumission est un motif très ancien que l'on trouve dès la Bible à plusieurs reprises : la première faute n'est-elle pas considérée comme ayant été provoquée par le pouvoir qu'a eu Eve sur Adam. Dans le livre d'Esther c'est le refus d'obéissance de l'épouse du roi Assuérus qui annonce et précipite toute la dramatique du récit. L'angoisse devant l'éventualité d'une prise du pouvoir par la femme a été l'un des moteurs des commentaires du Rabed, angoisse conjurée par le recours à l'établissement, défini en termes de normes juridiques, de la situation inégalitaire de l'homme et de la femme devant Dieu en tant que créatures subordonnées l'un à l'autre. Les idées du Rabed seront reprises par un Tossaphiste qui cite une version résumée de son explication :
Ils seront une seule chair. R. Abraham fils de R. David explique : Une seule chair et elle ne s'abandonnera pas aux autres hommes comme les animaux, car elle et son mari sont une seule chair, c'est-à-dire que celui qui va avec la femme d'un autre homme c'est comme s'il allait avec son mari. Selon l'explication de Bekhor Chor : Il semble que le but soit qu'elle chérisse son mari (Tossaphot ha-Chalem, I, Jérusalem, 1982, p. 108).
D'autres Tossaphistes tiennent un discours très semblable à celui du Rabed, qu'ils s'en inspirent ou non :
Je lui ferai une aide face à lui. Afin qu'elle l'aide et elle s'assiéra face à lui pour donner à manger à son bétail pour accomplir sa besogne. Je lui ferai une aide, à lui et non aux bêtes et aux animaux dont les femelles n'aident pas les mâles" (ibid. p. 108). Ou encore : "Une de ses côtes [ou vertèbres]". Difficulté ! Pourquoi la femme a-t-elle été créée d'une vertèbre et non d'un autre membre ? C'est afin que la femme soit ployée en ses vertèbres et asservie à son époux (ibid. p. 111a).
Un commentateur comme Rachi propose une autre explication des deux récits de la création de la femme dans la Genèse, afin de les harmoniser. Rachi considère en effet que la fameuse côte ou vertèbre à partir de laquelle la femme a été faite n'était justement que le côté féminin de l'homme originel qui en a été détaché pour permettre aux deux parties de se trouver face à face, et surtout pour éviter que l'homme dispose d'une trop grande ressemblance à Dieu et donc d'un pouvoir comparable au sien. Voici comment un Tossaphiste commente cette conception en citant notre exégète :
"Il n'est pas bon que l'homme soit seul" (Gen. 2:18). Le Saint béni soit-il dit : Je suis unique et il est unique, si l'on peut dire, cela ressemble à deux pouvoirs. D'après Rachi : "Afin qu'on ne dise pas qu'il y a deux pouvoirs (rechouyot), le Saint béni soit-il est unique en haut et n'a pas de conjoint. Celui-ci est unique en bas et n'a pas de conjoint (ibid. Voir le Midrach Pirqé de Rabbi Eliézer, chap. 12).
Dans ce passage le problème du dualisme apparaît aussi mais dans une autre perspective. Cette fois c'est Dieu lui-même qui veut éviter qu'il y ait dualisme entre un pouvoir supérieur et un pouvoir inférieur, exercé par Adam. Il n'est pas question, comme pour le Rabed, d'un dualisme entre entités supérieures antithétiques, plus évocateur de sa forme gnostique. Le choix de Rachi dans sa tentative de faire concorder les deux récits de la création de l'homme suppose une primat du premier, où mâle et femelle sont créés ensemble et au même moment, et le second récit est appréhendé comme étant la suite du précédent où l'homme originel bisexué se voit disjoint en deux moitiés. En revanche, pour le Rabed, le second récit rend compte du premier et en donne l'ultime signification : la dualité masculin/féminin s'efface au profit d'une unité toute mâle qui est lésée dans sa plénitude corporelle par l'extraction d'un organe qui va être modelé par Dieu en femme. En dehors des implications sociales et juridiques d'une telle conception, la vision de la femme qui suppose - ou découle de - cette interprétation de la création de l'humanité, envisage l'épouse comme la présence aux côtés de l'homme (mâle) d'une incarnation de sa blessure et de son imperfection première. En tant que membre de l'homme, la femme lui appartient, mais elle est aussi un organe qui manque à son intégrité originelle, rappel incessant de ce qui fait défaut, manifestation extérieure d'un vide intérieur. Certains commentateurs n'ont pas ignoré le fait que cette situation évoque l'enfantement : à cette occasion initiale et unique c'est l'homme qui enfante la femme, renversement de l'ordre naturel, accaparement mythique par le mâle d'un privilège strictement féminin :
"Cette fois c'est un os issu de mes os" (Gen. 2:23), dès lors et par la suite, ce sera l'inverse, l'homme naîtra de la femme... ou une autre femelle, tous viennent de la femme (Tossaphot ha-Chalem, op. cit. p. 116a).
Néanmoins, un commentaire comme celui de Rachi ouvre une toute autre perspective et la plupart des cabalistes postérieurs, dont l'auteur du Zohar, suivront ce grand exégète. Alors le plan supérieur et sa structure duelle et égalitaire aura eu raison de la conception strictement patriarcale. Avec une réserve cependant : cette égalité ne sera réalisable dans le plan humain et social qu'à la fin des temps, auparavant, la prééminence du mâle sur la femelle correspond à une nécessité inhérente au plan divin, dans lequel l'attribut de Rigueur, signifié par le Féminin, doit être soumis à l'attribut de Miséricorde, signifié par le Masculin. Nous verrons, en un prochain chapitre, que même dans le plan supérieur, en principe bien sûr égalitaire, un décalage est intervenu, drame théogonique pensé autour du motif de la diminution de la lune.
Rabbi Abraham ben David et ses successeurs n'ont aucunement innové dans leur insistance à situer la femme dans une position de soumission vis-à-vis de l'homme. Ils étaient les héritiers d'un très ancien fond culturel pour lequel l'égalité au sein du couple humain était non seulement une pure utopie mais une menace redoutable, capable de faire voler en éclat l'ordre social. Le meilleur témoignage à cet égard est la légende extra-biblique - peut-on parler de mythe ? - relative à la première Eve, créée en même temps qu'Adam et bien vite écartée. Les sources les plus anciennes sont les moins explicites. Elles remontent au IIIe siècle et font état de la création d'une première femme devant les yeux d'Adam épouvanté par l'horreur du spectacle sanglant qui s'offrait à sa vue :
Rabbi Yehouda Bar Rabbi dit : Le Saint béni soit-il avait créé une première femme, mais l'homme, la voyant pleine de sang et de sécrétions, s'en était écarté. Aussi le Saint béni soit-il s'y est repris et lui en a créé une seconde (Genèse Rabba 18:4, et cf. 17:7).
Mais un autre passage fait état d'une survie de cette première Eve jusqu'à la génération suivante, et bien que l'assertion soit aussitôt contredite, elle recèle sans doute la trace d'une tradition plus développée qui a pu fournir la matière des élaborations ultérieures :
Yehouda Bar Rabbi dit : [Caïn et Abel] se querellaient pour [la possession] de la première Eve. Rabbi Ayvou a objecté : Cette première Eve était déjà retournée à la poussière (Genèse Rabba 22:7).
C'est un écrit plus tardif, le midrach intitulé Alphabet de Ben Sira, rédigé vers le Xe siècle, qui met vraiment en scène cette première Eve. Le nom qu'il lui prête désormais, Lilith, est une appellation générique dans le Talmud d'une classe de démons femelles. Ici c'est le nom propre de la première femme d'Adam, prototype de la femme révoltée, refusant la soumission, exigeant une place égale à celle de l'homme. Il n'est pas inutile de rapporter le texte concerné dans son intégralité :
Quand le Saint béni soit-il eut créé le premier homme solitaire, il se dit : "Il n'est pas bon que l'homme soit seul", il lui a donc créé une femme prise de la terre comme lui et il l'a dénommée Lilith. Dès ce moment ils ne cessaient pas de rivaliser entre eux. Elle disait : "Je ne coucherai pas par dessous" et lui disait : "Je ne coucherai pas par dessous mais par dessus, car tu est faite pour être dessous et moi dessus." Elle lui dit : "Nous sommes tous deux égaux, puisque tous deux nous venons de la terre." Aucun d'eux n'écoutait l'autre. Constatant cela, Lilith a prononcé le Nom merveilleux et elle s'est envolé dans l'espace aérien. Adam s'est tenu en prière devant son Créateur et dit : "Souverain du monde, la femme que tu m'a donnée s'est enfuie loin de moi". Aussitôt le Saint béni soit-il a dépêché ces trois anges [Sanoï, Sansanoï, Samnaglof], pour aller à sa recherche et la faire revenir. Le Saint béni soit-il dit [à Adam] : "Si elle veut retourner [vers toi] c'est bien. Sinon, elle devra accepter que cents de ses enfants meurent chaque jour". [Les anges] l'ont quittée (sic) et sont partis à sa recherche. Ils l'ont surpris au coeur de la mer, dans les eaux tumultueuses qui, dans le futur, engloutiront les égyptiens. Ils lui ont rapportè la parole du Seigneur mais elle a refusé de revenir. Ils lui ont dit : "Nous allons te noyer dans la mer." Elle leur a répliqué : "Laissez-moi donc, car je n'ai été créée que pour rendre malade les nourrissons : depuis leur naissance jusqu'à huit jours si ce sont des garçons, d'eux je m'empare, depuis leur naissance jusqu'à vingt jours si ce sont des filles." Après avoir ouïs ses propos, ils ont insistè pour la prendre. Elle leur a fait cette promesse : "A chaque fois que je vous verrais, vous, vos noms ou vos portraits inscrits sur une amulette, je ne toucherais pas le nourrisson qui la portera." Elle dû accepter que cents de ses enfants meurent chaque jour, c'est pourquoi tous les jours meurent cent démons. Aussi écrivons-nous le nom de ces anges sur une amulette portée par les petits enfants, [Lilith] les voit et elle se souvient de sa promesse et l'enfant est guéri (Otsar ha-Midrachim, I, p. 47) (41).
A première vue, ce récit est un mythe étiologique qui vise à expliquer l'origine d'une pratique conjuratoire. Le démon Lilith responsable de la mort des nourrissons n'est autre, pour cette légende, que la première femme d'Adam, son égale créée comme lui de la terre et non pas prise d'une de ses côtes comme le sera sa seconde épouse. Les trois anges dont le nom et le portrait sont dessinés sur les amulettes placées auprès des nouveau-nés, ont le pouvoir d'arrêter l'action maléfique de Lilith en lui rappelant son serment. Le Zohar va reprendre l'essentiel de ce récit mis au compte des livres des anciens en donnant quelques précisions supplémentaires :
Au début le Saint béni soit-il a créé Adam et Eve mais Eve n'était pas chair mais boue et lie de la terre, c'était un esprit maléfique. C'est pourquoi le Saint béni soit-il l'a prise à Adam et il lui a donné une autre Eve à sa place, ce que signifie le verset : "Il a prisune de ses côtes" (Gen. 2:21), à savoir une première Eve qu'il lui prit, "et il referma la chair à sa place" (ibid.), c'est la seconde Eve qui était de chair, car la première ne l'était pas (cité dans Midrach Talpiot, fol. 199a, et voir le Zohar I, fol. 34b, p. 193 du tome 1 de notre traduction et Zohar Hadach, fol. 16c, p. 586, ibidem, trad. de B. Maruani).
Pour le Zohar cette Lilith n'était pas l'aide annoncée par le verset Biblique, elle représente pour lui le côté purement terrestre d'Adam, la lie de la terre, vestige des puissances chthoniennes qui ont contribué à la constitution de l'homme matériel et par conséquent rebelles à sa gouverne.
Il est intéressant de noter la transformation tardive de ce démon femelle, engendré par Adam parmi d'autres esprits malfaisants selon les sources rabbiniques antérieures (Eroubin 18b passim), en sa première compagne qui fut aussi son égale. Elle est au contraire dans les traditions plus anciennes un rejeton démoniaque de la semence d'Adam, conséquence fâcheuse de l'interruption de son rapport normal avec Eve après le péché. Nous assistons dans ce type de littérature médiévale à une diabolisation de la femme comme partenaire égale et créée avec l'homme, et c'est le vieux démon Lilith qui lui a prêté ses traits. Cependant, l'idée d'une première Eve qui est vite retournée à la poussière est beaucoup plus ancienne, ainsi que les midrachim cités le montrent, même si cette Eve ne porte pas encore le nom de Lilith. Le Zohar et les cabalistes postérieurs iront encore plus loin en voyant en Lilith la compagne de l'ange mauvais Samaël, formant ensemble le couple démoniaque principal du système démonologique, contrepartie noire du couple lumineux formé par la sefira Tiferet et la sefira Malkhout : les deux pôles sexués du monde divin auront ainsi leur contrefaçon dans l'Autre côté, le domaine impur et maléfique. Des cabalistes iront jusqu'à attribuer au Saint béni soit-il même l'équivalent de la Lilith d'Adam sous la forme d'une première Chekhinah qui est retournée au néant (voir infra) ; d'autres verront dans la protestation révoltée de la première Eve le reflet humain d'un drame théosophique qui s'est déroulé primitivement entre les deux dimensions divines contraires et concurrentes (voir infra). Malgré le peu de sympathie que le Zohar accorde à la figure de Lilith, il lui concède néanmoins un rôle important dans son eschatologie : c'est cette puissance féminine démoniaque qui accomplira à la fin des temps la destruction de Rome, ville symbole de l'inimitié des nations chrétiennes envers Israël et de son exil le plus long et le plus amer. Cette note favorable à l'endroit de Lilith reste toutefois l'exception.
Il est plus que probable que Rabbi Abraham ben David avait en
tête la légende de la première Eve, égale
d'Adam, quand il a rédigé son interprétation
de la création du premier couple que nous avons citée
précédemment. Des auteurs contemporains du maître
languedocien ont non seulement accordé leur crédit
au mythe de Lilith comme première femme d'Adam, mais ils
l'ont développé et y ont ajouté d'autres
traditions. Ils brossent d'elle un tableau peu flatteur et la
voient sous la forme d'une femme affublée de pieds de poule
(42), trait caractéristique de la gent démoniaque.
Un Tossaphiste rapporte même un dire (peut-être apocryphe)
de Rabbi Akiba selon lequel c'est seulement en rêve qu'Adam
eu affaire à elle (43). L'angoisse des hommes devant une
femme qui serait pleinement leur égale est parfaitement
mise en scène dans les récits sur Lilith, surnommée
souvent la mère des démons. Or il est
clair que toute angoisse de ce genre n'a plus de raison d'être
si l'on adopte la vue selon laquelle la femme n'est rien d'autre
qu'un petit morceau de l'homme détaché de lui pour
l'aider dans ses besognes et le servir. Et c'est cette vue qui
s'est imposée dans un premier temps parmi les cabalistes.
La pensée de Rabed n'a pas été sans exercer une influence notable auprès des cabalistes postérieurs. Il est significatif que nous trouvons encore chez un cabaliste qui était avant tout un grand talmudiste et un décisionnaire de renom, le type de spéculation rencontré dans les écrits du Rabed. Au début du XIVe siècle en effet, un halakhiste catalan qui dirigeait aussi un cercle d'étude de la cabale, Rabbi Salomon ben Abraham Adret, dont on connaît par ailleurs l'intérêt qu'il portait aux enseignements du docteur de Narbonne et qui était le disciple direct de Nahmanide, commente la création de la femme en reprenant visiblement les idées, voire les mots mêmes, de son prédécesseur languedocien. Le passage en question figure dans un recueil de ses responsa et il est rapporté par Rabbenou Behayé ben Acher dans son commentaire sur la Torah. Ce texte mérite d'être cité à titre d'illustration d'une tendance de la cabale, encore clairement soumise aux impératifs du discours d'autorité, visant au premier chef le bon ordre social. Parallèlement à ce genre d'écrit, florissait déjà chez les cabalistes de Castille, une autre approche, nous le verrons, qui elle aussi a des sources indéniablement anciennes. Voici le passage en cause :
Mon maître le sage Rabbenou Salomon écrit : Il faut expliquer ici deux sujets qui sont à mon avis tous deux véridiques, les paroles de Rabbi Abahou [dans Berakhot 61a] : Au début il est monté dans la pensée [de Dieu] de créer deux [êtres humains, un mâle et une femelle]." On sait que les paroles des Écritures et des Aggadot sont des allusions et des images matérielles visant à représenter les choses dans les âmes. Afin d'avertir que tout a été créé avec vigilance de Sa part, béni soit-il, selon une extrême perfection, [le docteur] a rapporté les choses à une chose réfléchie dans la pensée, et il a dit que la création de l'homme a été méditée dans la pensée et l'intelligence, il est monté dans la pensée [divine l'idée] de créer deux êtres, c'est à dire chacun pour lui-même, existant à part soi, sans que l'un reçoive de l'autre et sans que l'un enfante de l'autre. La forme du mâle et de la femelle étant analogue à celle du soleil et de la lune. Ensuite la Sagesse a décidé qu'il n'est pas bon que l'homme, qui est l'essentiel de la création, soit seul, mais qu'il faut que lui soit l'agent et que la femelle soit comme un instrument (kéli) dont il s'aidera pour agir, il en va comme de la pensée et de l'acte au sujet de la lune et du soleil, dont nos maîtres, de mémoire bénie, disent : "La lune a déclaré devant le Saint béni soit-il : Maître du monde, il est impossible que deux rois se servent d'une même couronne. Le Saint béni soit-il lui a répondu : Va et fais-toi petite" [Houlin 60a et voir infra]. Elle n'est en effet qu'un instrument pour que le soleil agisse en elle et elle reçoit de lui [la lumière]. C'est ce que dit Rabbi Abahou : Au début il est monté à la pensée [de Dieu] de créer deux êtres, chacun à part soi, et finalement, n'en a été créé effectivement qu'un seul, qui est le mâle. Et bien que la femelle ait été extraite de lui et qu'ils aient été deux, la femelle n'est pas comptée dans la création, car elle n'est que comme une chose accessoire à l'essentiel qui a été prise de lui pour assurer son service, c'est pourquoi nos maîtres, que leur mémoire soit une bénédiction, l'ont appelée "queue" (44). Il faut encore expliquer la phrase : "Au début il est monté à la pensée [de Dieu] d'en créer deux", en la rapportant à la création des autres êtres vivants, où le mâle est à part soi et la femelle à part soi, mais à la fin n'en a été créé qu'un, le mâle seul, afin que la femelle soit prise de ses côtes pour être destinée (meyouhedet) à son service comme un de ses membres dédiés à son service, et pour désirer ardemment le bien de son époux et que l'époux désire ardemment le sien, ce que dit l'Écriture: "Os de mes os et chair de ma chair [...] c'est pourquoi l'homme quittera son père et sa mère..." (Gen. 2:24), elle veut dire : elle a été créée os de ses os pour que leur attachement soit vrai et solide, davantage que celui qui lie le fils au père et à la mère, lui qui provient de leur corps, cet [attachement à la femme] est plus, car il s'agit d'une chose qui a été prélevée en tant que partie réelle de ses membres. Il se souciera donc de son bien comme il se soucie du bien de son corps - telles sont les paroles de notre maître, que sa mémoire soit une bénédiction (cité par Rabbenou Behayé dans son Commentaire sur la Torah, éd. Chavel, Jérusalem, 1977, p. 72-73).
Ce texte souligne rétrospectivement les points déjà mis en évidence par le Rabed. L'allusion au symbolisme des deux luminaires et à la diminution de la lune pour expliquer la diminution de la femme par rapport à l'homme renvoie à une problématique qui a connu de multiples développements et en particulier ceux des cabalistes qui identifient symboliquement la lune au Féminin et le soleil au Masculin. Nous aurons l'occasion de revenir longuement sur ce point important. Le Rachba (sigle sous lequel est souvent désigné R. Salomon ben Abraham Adret), manifeste le même souci que le Rabed : fournir un justificatif métaphysique à la situation sociale de la femme vis à vis de son époux. Un élément nouveau cependant est introduit : la référence aux luminaires fait allusion, bien que de façon subreptice - pratique coutumière chez les élèves de Nahmanide - à l'infériorité et à la dépendance de la dimension féminine supérieure face à la dimension masculine du domaine d'en haut, dépendance semblable à celle de la lune face au soleil. Nous remarquons ici comment le motif du double visage s'articule avec celui des deux luminaires : la création effective finale d'un homme mâle uniquement et l'extraction secondaire de la femelle, correspond à la diminution de la lune placée sous la dépendance du soleil. Rien ne nous est dit ici sur l'origine de cette diminution, mais à partir de ce qui est expliqué à propos de la création de l'homme, l'on peut supposer que la raison en est la nécessité d'introduire un principe hiérarchique entre les entités ou attributs divins, pour éviter l'annulation réciproque de leur motions contraires. L'insistance sur le caractère accessoire de la femme opposé au caractère essentiel de l'homme (mâle) traduit encore une fois le désir d'harmoniser le récit biblique de la création de l'homme avec des impératifs d'ordre religieux et sociaux et peut-être également le souci de donner le primat à l'unité simple du premier homme, qui fait pendant à l'unité simple de la divinité. L'Un, en effet, ne correspond pas seulement à une idée abstraite : c'est aussi un principe de pouvoir qui donne une direction unique aux entreprises humaines. L'unité de l'homme - et il faut entendre ici sa solitude initiale en tant que mâle - fait de lui le chef du couple à venir. En définitive, c'est parce qu'il a été créé un, solitaire et unique, que le mâle dispose de sa prérogative de maître vis à vis de sa femme qui a un rôle instrumental, tel un des membres de son corps. Toute la difficulté du passage réside dans le fait que la domination de la femme y est pensée comme la domination de soi-même ou d'une partie de son propre corps. L'assujettissement de la femme est encore plus poussé que dans le cas de l'esclave, pour lequel il ne s'agit que d'exercer un pouvoir sur un individu-objet reconnu comme distinct de soi-même, tandis que l'épouse évoque à son époux un membre de son corps auquel il s'attache à nouveau comme à lui-même et qu'il manie comme un bras supplémentaire. En un mot, la femme n'existe pas comme individu ayant une volonté propre et une conscience singulière. Dieu a renoncé à la créer - bien que telle avait été son intention initiale - au profit de l'homme ou de l'humanité. A ce titre, elle assume une déficience ou une ratée de l'action divine, incapable de concilier concrètement la dualité sexuée de l'humain et la bonne marche de la société. C'est au nom d'un certain confort, du bon ordre familial et social, ne l'oublions-pas, que le Rachba nous présente la raison qui a fait que Dieu n'a créé qu'un seul être, le mâle humain, alors qu'en principe sa première pensée - qui est exprimée dans le premier récit biblique de la création - était d'en créer deux. Il fallait que ce fut une exigence vraiment décisive de l'auteur pour qu'il ose prendre le risque de porter atteinte à la perfection de la pensée divine ou à sa capacité de faire correspondre ses actes à ses pensées. Comme si le réel, et particulièrement la réalité sociale des rapports humains, offrait une résistance trop grande pour que l'intention initiale puisse se réaliser. Nous allons voir que des critiques inclinant dans ce sens ont été formulées par des cabalistes d'une autre école que le Rachba. Mais il convient auparavant de souligner l'impact durable des idées de Rabbi Abraham ben David (le Rabed) dans la cabale géronaise et au-delà d'elle. Outre R. Salomon ben Abraham Adret, plusieurs cabalistes postérieurs ont traité de la création du premier couple humain en faisant appel à l'interprétation du Rabed et chose intéressante, certains d'entre eux ont effectué une synthèse entre sa conception exotérique développée dans le Sefer Baalé ha-Néfech (le Livre des maîtres de soi) et la tradition ésotérique qu'il rapporte dans le fragment retrouvé par Scholem. C'est le cas de l'auteur anonyme du Sefer ha-Ma'arekhet (livre de la structure, appelé aussi Structure de la divinité). Cet ouvrage écrit vers la fin du XIIIe siècle par un héritier des enseignements transmis dans le cercle de Gérone, c'est à dire par les disciples de Nahmanide, et qui présente un net penchant pour la philosophie, a connu un très grand succès et une large diffusion attestée par la dizaine de commentaires dont il a été pourvu. C'est à l'occasion de l'explication ésotérique qu'il donne d'un texte midrachique relatant l'association nécessaire pour la création de l'attribut du jugement et de l'attribut de Miséricorde qu'il aborde le thème de la création de l'homme et de la femme. Il vaut la peine de rapporter quelques extraits significatifs de son ample exposé :
Nous avons dit que leur association première est ce qui convenait à la perfection de la création. Nous avons déjà rappelé que l'essentiel et le principe de tout est bien et mal. C'est pourquoi l'on dit d'abord que la chose fut parfaite initialement dans la Pensée [divine], comme si l'Agent avait dit : Si je crée le monde par l'attribut de Miséricorde, c'est à dire seulement par la [sefira] Hessed, qui est grande Miséricorde, il ne pourra pas subsister, car à cause de l'importance de cette dimension les créatures n'auraient pas éprouvé de désir en fonction de cette dimension, car le désir ne procède que du côté gauche, ainsi donc la subsistance de l'espèce et celle du monde aurait été impossible et ce "n'est par pour le chaos qu'il l'a créée [la terre], il l'a formée pour qu'elle soit habitée" (Is. 45:18). Et si je crée par l'attribut du jugement, qui est la [sefira] Frayeur, le monde ne pourra subsister car d'elle découle le penchant au mal qui fait errer le monde, à partir de lui les méchants se seraient multipliés et le jugement aurait permis la destruction totale du monde, car c'est le glaive vengeur. Ajoutons encore ceci : Si je crée avec ces deux [attributs] mais sans que la puissance de l'un soit associée à la puissance de l'autre, le monde ne pourrait pas non plus subsister, car lorsque [les créatures] auraient suivi le penchant au mal, l'attribut du jugement aurait permis de tout détruire, même les bons, et le juste aurait eu le même sort que le méchant. Qu'a-t-Il fait ? Il les a associé ensemble, et c'est [la sefira] Tiferet, le premier équilibrage, qui incline vers Hessed. Telle est la racine du début de l'association qui était montée parfaite au début de la Pensée pour la subsistence du monde [...]. Ce début de la Pensée consiste en cette association où se concentre (yihoud) la Miséricorde, à savoir : l'attribut du jugement est emboîté dans la miséricorde en puissance et non en acte. Et c'est la raison pour laquelle l'homme sera le chef dans sa maison et que toute la gloire de la fille du roi sera à l'intérieur. L'intelligent fera la relation avec ce sur quoi il méditera plus loin, à propos de ce que [les maîtres ont dit] au sujet de la création de l'homme et de sa femme : Au début monta à la Pensée de créer deux [êtres] et à la fin il n'en a crééqu'un seulement. Car c'est en cet enchaînement qu'Adam et Eve ont été créés en bas comme double visage, explication : bien qu'il montât dans la Pensée qu'il y en ait vraiment deux, s'ils avaient été créés dès le départ deux, l'un se serait tourné par-ci et l'autre se serait tourné par-là, à la manière des animaux et l'homme n'aurait pu imposer sa volonté à la femme et se faire aider par elle pour la préservation de l'espèce et pour le culte de son Créateur. Mais comme ils furent tout d'abord un double visage, c'est la cause qui fait que même après avoir été séparés, ils sont "une seule chair" et que l'un recherche l'autre par l'amour de la jeunesse (Ma'arekhet ha-Elohout, Mantoue, 1558, fol. 88b).
La référence à l'intrication des attributs de jugement et de miséricorde ainsi que l'évocation du double visage rappelle le fragment de Rabed, alors que la mention de la subordination de la femme comprend des formules empruntées à l'exposé exotérique du Sefer Baalé ha-Néfech. Mais une précision importante est additionnée : l'association de ces deux attributs signifie que celui du jugement est englobé, presque neutralisé au sein de l'attribut de miséricorde, dans lequel il est seulement en puissance et n'agit pas avec toute sa vigueur. L'intrication n'est pas réciproque, comme il en allait dans le texte du Rabbi Abraham ben David de Posquières. L'association est en fait ici une absorption : en étant inclus dans l'attribut de miséricorde, l'attribut du jugement perd son autonomie et n'exerce plus qu'une action atténuée. Mais, comme dans l'écrit du Rabed, la fonction de la création de l'homme en double visage consiste dans la relation d'interdépendance qui sera celle du couple humain, avec de surcroît une prédominance de l'homme sur la femme qui correspond à la prédominance de l'attribut de miséricorde sur celui du jugement. Le même ordre qui préside à la création du monde au niveau de l'association des dimensions ou attributs divins se répercute logiquement au niveau de la création de l'homme. L'ordre qui règne dans le cosmos et même d'abord au sein de la Pensée de Dieu est le même qui s'instaure entre l'homme et la femme. Dans un autre passage l'auteur anonyme du Sefer ha-Maarekhet revient sur le sujet de la création du premier couple en le mettant cette fois en rapport non plus avec les deux attributs divins correspondant aux sefirot Hessed et Pahad (ou Guevoura), comme faisait Rabed, mais avec les sefirot Atara (ou Malkhout) et Tiferet, comme c'est le cas dans le Zohar par exemple :
J'ai expliqué que la forme de l'homme est une allusion à l'ensemble de l'édifice [des sefirot]. En effet, de même qu'est monté au début la Pensée [la décision] qu'il y ait un double visage, pour que le désir soit dans la relation afin que subsiste le monde, et que la Sagesse a décrété que doit se manifester la puissance de la Atara pour qu'elle soit une aide pour Tiferet au niveau de la guidance du monde, ainsi par enchaînement, l'homme a été créé double visage, face et dos, en un seul corps, comme il est dit : "Devant et derrière tu m'as formé" (Ps. 139:5), pour qu'ils aient [l'homme et la femme] une nature qui les porte l'un vers l'autre après leur séparation, car ils furent finalement séparés pour [que la femme] soit une aide pour l'homme qui accomplisse ses besoins en sorte qu'il puisse se consacrer au culte de son Créateur et que tous deux aient du mérite (Ma'arekhet ha-Elohout, Mantoue 1558, fol. 136b).
La différence entre les deux formulations n'est que superficielle, dans la mesure où Atara et Tiferet dérivent respectivement des sefirot Guevoura et Hessed où elles puisent leur substance et donc le présent schéma renvoie au précédent. Si l'on se rapporte au long développement que notre auteur anonyme accorde au motif de la diminution de la lune (que nous aurons l'occasion dans le chapitre suivant d'étudier en détail), on découvre que la subordination de la femme posée dans les passages précités comme une nécessité pour la bonne harmonie du couple humain à partir de la création d'un être unique qui comprenait un double visage avant sa scission, est liée à la nécessité d'une restriction de la puissance de l'attribut du jugement qui se répercute sur la sefira Atara qui en est l'instance réceptrice par excellence, et qui se manifeste dans le monde en la femelle qui en dérive (fol. 107a). Ainsi, si l'émanation de dimensions divines sous la forme d'un double visage d'un seul tenant permet de rendre compte de la relation d'interdépendance et de ces dimensions supérieures et de leur reflets inférieurs, notre auteur doit faire appel au récit talmudique de la diminution de la lune pour expliquer l'asymétrie de cette unité et la nécessité d'une subordination du pôle féminin (attribut du jugement et sefira Atara) au pôle masculin (attribut de miséricorde et sefira Tiferet). L'on se souvient que Rabed avait fait allusion dans le fragment rapporté ci-dessus aux deux luminaires mais sans développer d'analyse quant à l'épisode de la diminution de l'un d'eux raconté dans le Talmud. Il faut noter ici une sorte de paradoxe qui saute aux yeux quand on réfléchit sur la nature de la subordination de la femme en tant que cette soumission est rapportée au plan supérieur des sefirot ou des attributs : c'est la dimension féminine qui est chargée d'assurer la guidance du monde inférieur, c'est elle, plus que tous les autres aspects divins, qui gouverne l'univers. Or justement, à cause de cette fonction capitale, elle a dû être restreinte dans son pouvoir pour que la puissance de jugement qui est intrinsèquement liée à elle ne soit pas une force destructrice sans limite. Peut-on extrapoler au niveau du couple humain et considérer que si la femme doit être soumise à l'homme, c'est à cause du gouvernement qu'elle exerce sur les conditions matérielles d'existence du foyer ? Ce serait à cause de son pouvoir déterminant qu'elle doit être subordonnée à son époux pour qu'une limite soit donnée à sa maîtrise ? Sa position inférieure en droit ne serait dans ce cas qu'un rééquilibrage visant à contrebalancer sa position directrice en fait ? Étant plus proche du monde matériel, elle exerce sur lui directement son emprise alors que l'homme, qui en est d'un degré plus éloigné, aurait moins de pouvoir sur lui. Ce qui semble être l'idée de notre cabaliste quand il affirme que la femme est l'aide de l'homme au niveau de ses besoins, alors que se consacrant au culte de son Seigneur, il n'a pas d'emprise directe sur la dimension concrète du monde. Quoi qu'il en soit, dans le Maarekhet, qui reprend les schèmes de Rabed, la mention de la soumission de la femme est très appuyée. Celle-ci à un statut semblable à celui de l'attribut du jugement, c'est pourquoi, pour notre auteur, la femme doit obéir à son époux et non l'époux à la femme (ibid. fol. 92b). Le double visage et l'association des deux attributs ne désigne qu'un unique phénomène. Ce double visage n'est pas une entité symétrique où les deux parties disposent d'une place en propre, mais c'est une structure dissymétrique constituée d'un pôle prépondérant qui a absorbé un pôle dont la différence est atténuée. Le souci de l'harmonie du couple humain revient comme un leitmotive, mais cette harmonie est considérée essentiellement comme la conséquence de la domination du mari. A cet égard quelques précisions nous sont données plus loin :
Grâce à la forme initiale de la conjonction, l'un ne se détournera pas de l'autre comme font les animaux, mais ils seront une seule chair pour la subsistance du monde. Si l'homme mérite d'avoir un couple conforme à la création parfaite, que sa femme lui vienne en aide pour accomplir sa besogne dans ce monde-ci et pour élever ses enfants, afin qu'il ait du loisir pour la besogne du chemin du monde à venir, ainsi qu'il a été évoqué, alors s'accomplit en lui le début de la Pensée et son édifice est parfait à la ressemblance d'en haut. Il convient également qu'il lui procure [à sa femme] des nourritures pour habiter constamment avec elle afin d'enseigner à ses enfants de suivre avec lui les voies de son Créateur pour le servir ; ainsi ils fructifieront et se multiplieront sans cesse et la bénédiction se trouvera avec eux. En revanche, quand la femme se rebelle contre son époux, lui aussi se rebellera contre elle, car il abandonnera son foyer et s'en ira, répudiera sa femme et les enfants seront turbulents comme des orphelins [...] en renvoyant la mère, les enfants seront renvoyés, car alors elle se détachera d'eux et se vengera sur eux (fol. 94a).
Le couple idéal correspond à l'organisation supérieure des attributs divins. De même que l'attribut du jugement doit être subordonné et gouverné par l'attribut de miséricorde, la femme doit être, au sein du couple, le partenaire soumis à l'autre. Et cela est surtout nécessaire dans les moments de crise et de colère. Même en ces occasions, le type d'association idéal a établi des liens si forts entre les pôles contraires, que l'un finit par rejoindre l'autre (voir ibid. fol. 92b). Notre cabaliste, à l'instar de son prédécesseur provençal et géronais, considère qu'une insoumission de la femme équivaut à une distorsion de l'ordre parfait voulu et établi par Dieu depuis le commencement. Mais il insiste surtout sur ses conséquences fâcheuses sur le plan de la vie familiale et en particulier sur l'éducation des enfants. Encore une fois, nous voyons comment un motif de la cabale théosophique a été articulé à des préoccupations sociales, qu'il ne faudrait cependant pas qualifier avec mépris de prosaïque. Le simple fait de chercher un fondement à un ordre existant témoigne de la fragilité de celui-ci. S'il faut l'expliquer, c'est qu'il ne va plus de soi. En faisant remonter la situation de la femme à celle d'un attribut divin, ces cabalistes ont ouvert la voie à une série d'interprétations dont nous étudierons par la suite le détail.
Sur le plan exégétique, une différence avec le texte de Rabed (et de Rachba) apparaît dans la volonté affirmée de l'auteur du Ma'arekhet qui estime qu'il y a adéquation entre la pensée divine initiale d'une création de deux entités distinctes et sa réalisation finale d'une entité unique double, alors que chez Rabed était clairement posée une rupture entre les deux :
Nous ne considérerons pas que l'existence du début de la Pensée [divine] s'est annulée, loin de nous, car le double visage est aussi dans cette création tel que cela est monté dans la Pensée (Ma'arekhet ha-Elohout, Mantoue, 1558, fol. 93b).
Cette adéquation vaux aussi pour les attributs divins :
Le début de la Pensée est pour la perfection, pour ce que requiert la fin de l'action, en tant que l'attribut du jugement est inclus dans l'attribut de miséricorde en puissance et non en acte (ibid. fol. 88-89).
Une idée nouvelle est additionnée à la conception de Rabed : l'attribut du jugement existe en puissance en non en acte dans celui de la miséricorde. Cette insertion d'un concept aristotélicien ne doit pas surprendre. L'auteur du Ma'arekhet ha Elohout tente à plusieurs reprises de soutenir des propositions de la cabale en faisant appel à la philosophie (45). Le couple d'opposés puissance/acte a été maintes fois utilisé par des cabalistes et à toutes les époques. La plupart d'entre eux cependant ne se sont pas souciés d'expliquer comment une entité pouvait receler en son sein l'entité opposée, car l'important à leurs yeux était sans doute la possibilité que leur donnait cette conception de maintenir l'unité intrinsèque des émanations - dont ces attributs sont les deux axes principaux - tout en préservant une dualité de pôles opposés perçus comme mâle et femelle.
Ainsi, un cabaliste comme Isaac d'Acre identifie ce double visage avec les deux chérubins correspondant aux sefirot mâle et femelle, Tiferet et Malkhout (Beauté et Royauté) :
Cette sefira (la Malkhout) et la sixième (Tiferet) sont appelées "double visage" (dou partsoufim) et sont appelées "chérubins", bien que chacune des dix [sefirot] soit appelée "chérubin" ou "dieu" (el), "YHVH" ou "ton Dieu" ou "Elohim" ou "Saint, béni soit-il" ou "Chaddaï", le tout selon le sujet (Méirat Enayim, éd. Erlanger, Jérusalem, 1981, p. 9).
L'idée d'une identité des chérubins avec le double visage a été étudiée par Moshé Idel, dans un travail encore inédit dont nous avons parlé plus haut. Un cabaliste comme Joseph Achkénazi (surnommé Joseph le Long) (46) affirme par exemple :
Les chérubins sont de l'ordre de Tiferet et Malkhout car ils ont un visage (partsouf) d'homme (Commentaire sur le Sefer Yetsira 1:1).
En effet, à eux d'eux ils ont un visage d'homme, en tant que celui-ci est constitué d'un couple mâle et femelle. Nous reviendrons bien évidemment sur l'importante question des chérubins proprement dits.
La problématique qui s'est ouverte dans la cabale à
partir du motif du double visage, s'est portée sur la question
de la prédominance d'un visage sur l'autre. Comment concilier
l'unité parfaite de ces visages qui n'en font qu'un et
la nécessité qu'un seul des pouvoirs divins s'exerce,
au détriment de l'autre ? Nous avons vu que le Rabed conçoit
l'imbrication de ces deux entités pour éviter de
donner prise à l'accusation de dualisme. Mais d'autres
solutions ont été apportées par la suite,
qui constituent une contribution fondamentale des cabalistes.
Une attitude tout à fait contraire à celle qui vient d'être décrite se rencontre en effet dans le commentaire de R. Todros Aboulafia sur les aggadoth du Talmud. Celui-ci écarte, au moyen de la dialectique du raisonnement talmudique appuyée par la tradition ésotérique, l'opinion selon laquelle la femme n'est advenue qu'à partir d'un organe prélevé sur l'homme - la queue d'après une opinion exprimée dans le Talmud - et cela en vue d'un alignement sur les conceptions de la cabale concernant le plan supérieur. Ce développement assez long mérite d'être rapporté :
Berakhot (61a) : "YHVH Elohim a construit la côte"... jusqu'au [dictum de R. Abahou] : "Est monté dans la pensée divine [l'idée] de créer deux [individus] mais finalement [l'homme] fut créé seul etc." L'essentiel de ce passage et son début se trouve dans [le traité] Eroubin (18b), chapitre [intitulé] "On fait des bordures aux puits", où nous apprenons ceci : "R. Jérémie ben Eléazar dit : Le premier homme avait un double visage, comme il est marqué : "Je t'ai formé devant et derrière" (Ps. 139:5) et "YHVH Elohim a construit le côté" (Gen. 2:22). Rav et Samuel [discutent] etc." c'est ce que nous lisons là-bas dans la tradition [du Talmud]. Sache qu'un enseignement traditionnel est entre nos mains selon lequel le premier homme avait un double visage (dou partsoufim), suivant les paroles de R. Jérémie et suivant les paroles de celui qui dit [que la femme était un] visage (partsouf). C'est ce qui ressort du passage du Talmud. En effet, dans la mesure où le Talmud s'efforce avec ardeur de répondre à toutes les objections que formule celui qui prétend [que la femme a été créée à partir d'une] queue en faveur de celui qui dit [qu'elle était] un visage [formant la moitié féminine du premier homme], cela suppose [qu'il opte pour] cette version. Et bien que le Talmud réponde aussi [à des objections] qui vont dans le sens de celui qui parle d'une queue, lorsque l'on y regarde de plus près, la tradition tranche en faveur de celui qui parle d'un visage. Il faut que tu saches que toutes les parties de la vraie tradition (qabalah), dans leur ensemble et dans leurs détails, sont toutes bâties sur ce fondement et tournent autour de ce point-là, il s'agit d'un secret profond sur lequel sont suspendues des montagnes de montagnes. Rabbi Abahou, qui voit une contradiction entre les deux versets, lui aussi pense [que l'homme a été créé avec] un double visage, mais il se contraint à trouver une réplique qui n'en est pas une [en faveur de l'opinion voulant que la femme a été créée à partir d'une queue], avec une grande gène, car Dieu ne tolère pas [une telle solution], allant selon les dires de ce maître qui a déclaré : "Au début est montée [l'idée] dans la pensée [de Dieu] de créer deux [êtres], mais finalement [l'homme] a été créé seul", c'est là une chose inconvenante envers l'en haut. L'on se trouve dire que Dieu a décidé ensuite de faire le contraire de ce qui était monté dans sa pensée au début ! Loin de nous ! "Dieu n'est pas un homme pour mentir, ni un fils d'homme pour se repentir" (Nom. 23:19). Tout ce que nos maîtres ont dit, tout ce qui est monté dans la pensée [divine] a été accompli et ce fut ainsi. En fait, toujours le premier homme eut un double visage et c'est ce qui était monté au début dans la pensée [divine] pour être créé, et c'est ainsi qu'ils ont été créés [en tant que deux faces, une mâle et une femelle], et finalement est montée dans la pensée [divine l'idée] de les séparer, ce qui fut fait. C'est pourquoi les maîtres ont expliqué l'expression "il a construit" (Gen. 2:22) de plusieurs manières, comme tes yeux le voient dans ce passage du Talmud en question. Si l'on explique que R. Abahou n'admet pas [la création de l'homme] en double visage, cette interprétation est vide de tout sens. Dans [le traité] Ketouvot, premier chapitre, tu trouveras [un texte] qui abonde explicitement dans le sens de nos affirmations, nous lisons là-bas : "Lévi se trouvait un jour dans la maison de Rabbi aux noces de son fils R. Siméon. Il a récité cinq bénédictions. Rav Assi se trouvait un jour dans la maison de Rav Achi lors des noces de Mar, fils de Rav Achi et il a récité six bénédictions. Il faut dire qu'à ce sujet [ces maîtres] ont une divergence. L'un pense qu'il n'y eut qu'une seule création [de l'homme] tandis que l'autre pense qu'il y eut deux créations [relativement à l'homme]. Non pas. Tous [pensent] qu'il n'y eut qu'une création, mais l'un pense que l'on doit tenir compte de la pensée [divine] tandis que l'autre pense que l'on doit tenir compte de l'acte [divin]" (Ketouvot 8a). On apprend donc de ce [texte] que les deux visages sont une seule création, et que c'est ainsi qu'il est monté dans la pensée [divine] au début et qu'il est monté dans la pensée [divine] de les séparer à la fin, et ce fut ainsi. De l'avis des initiés à la vérité dont la tradition est vérité et dont l'enseignement est vérité, les versets ne se contredisent pas l'un l'autre, car le verset : "Mâle et femelle il les créa" et le verset "A l'image de Dieu il le créa" sont tout un, et celui qui connaît le secret de l'image dont il est dit : "Selon notre image à notre ressemblance" nous comprendra. C'est pourquoi je dis que R. Abahou admet [la création d'Adam] en double visage, mais il dévoile le secret en usant d'une allusion. Réfléchis à ce qu'expliquent nos maîtres, que leur mémoire soit une bénédiction, [à propos du verset] : "Faisons l'homme": "De qui prendrons-nous conseil ? R. Josué dit : Nous demanderons conseil à l'oeuvre du ciel et de la terre ; à l'exemple d'un roi qui avait deux conseillers et ne faisait rien sans leur avis. R. Samuel bar Nahmani dit : Nous demanderons conseil à l'oeuvre de chaque jour, à l'exemple d'un roi qui avait un conseiller et qui ne faisait rien sans son avis" (Genèse Rabba 8:3). Ailleurs il est dit : "Nous prendrons conseil de la Torah", et tout est vrai. Celui qui comprend cette parabole dans son fond et sa vérité de façon à établir la parabole extérieure sur le sens intérieur, je lui certifie qu'aucune des paroles des sages, parmi toutes celles qui ont été rapportées, ne lui paraîtra étrange, de même des nombreuses autres choses que j'ai écrites ; quant à moi je ne dois pas l'expliquer car il n'a pas été permis d'écrire cette chose, même par allusion, et on ne la transmet qu'aux personnes discrètes, et oralement, de fidèle à fidèle, l'on n'en transmet que les têtes de chapitres et des généralités particulières, les détails lui-même les dira (Otsar ha-Kavod, Varsovie, 1879, p. 9b).
Bien que R. Todros Aboulafia se refuse à dévoiler
le secret auquel il se réfère, il est
hors de doute qu'il s'agit de la présence d'un double
visage dans le plan divin, à l'image duquel l'homme
a été créé avec une face féminine
et une face masculine. En écartant la conception qui considère
que la femme a été formée après l'homme,
secondairement à lui et en dérivant de lui, notre
auteur sous-entend une dualité au niveau de l'essence divine,
comparable sans doute à celle qu'affirmait le Rabed, mais
dont les deux termes sont probablement le masculin et le féminin
plutôt que la Miséricorde et le Jugement, bien que,
comme on le verra, ces deux attributs connotent, tout au long
de l'histoire de la cabale, la nature du mâle et celle de
la femelle. Il est significatif que notre cabaliste milite pour
la création duelle de l'homme, dont l'unité est
composée de la bipolarité sexuelle, en faisant appel
non seulement au raisonnement talmudique examinant une discussion
entre maîtres des temps anciens, qui divergent sur l'interprétation
de versets bibliques, mais qu'il introduise un recours à
la tradition secrète pour laquelle il est établi
absolument et sans le moindre questionnement, que l'homme a été
créé double. Là où les spéculations
des cabalistes pouvaient entrer en opposition avec une opinion
autorisée de la tradition rabbinique - et on a vu que cette
opinion a été adoptée par des auteurs comme
le Rabed et le Rachba - notre cabaliste opte non seulement pour
l'opinion concordant avec la théorie ésotérique,
mais choisit une stratégie qui le mène à
refuser d'entériner la conception voulant que la femme
ait été créée à partir d'une
queue, en la taxant d'argutie ou de simple jeu d'interprétation.
Il n'est pas question pour lui d'admettre qu'un maître de
la tradition rabbinique ait pu penser sérieusement que
la femme vienne d'une queue et n'est qu'un appendice coupé
du corps de l'homme. Si lors de la discussion du Talmud cette
possibilité-là a été envisagée,
elle n'a été défendue que pour mettre en
évidence l'aberration des arguments qui pourraient venir
en sa faveur. L'argument principal en discussion est tiré
d'un dictum de R. Abahou qui semble affirmer une contradiction
entre l'intention divine initiale et sa réalisation finale.
Comme cette idée est insultante vis à vis de Dieu,
elle n'est recevable qu'une fois comprise dans le sens d'une création
effective d'un homme double. Pour R. Todros Aboulafia, la parole
de ce maître : Au début il eut la pensée
de créer deux et à la fin il a créé
un, signifie : l'intention divine de créer deux faces,
une mâle et une femelle, s'est réalisée finalement
par la création d'un seul être comportant un double
visage, qui a été séparé en homme
et femme. On peut l'entendre encore de cette façon : au
début l'homme était un double visage masculin et
féminin, ensuite il a été séparé
et il y eut un homme et une femme. L'émergence
de la femme ne trahit donc pas une ratée au niveau d'une
intention initiale de Dieu, qui ne se serait pas réalisée,
comme le pense R. Salomon ben Abraham Adret, pour lequel prime
la nécessité concrète d'une hiérarchie
entre les sexes dont l'un doit être subordonné à
l'autre pour que la femelle humaine serve son époux et
lui soit fidèle, contrairement à la femelle dans
le règne animal. Cette dernière conception qui oppose
un état idéal des choses voulu par la pensée
divine, mais qui aurait été nuisible à la
bonne marche des choses et surtout, semble-t-il, au pouvoir du
mâle, qui n'eut pas manqué d'être mis en question,
est réfutée avec vigueur par notre auteur, et cela
pour des raisons qui tiennent au savoir ésotérique
transmis par les cabalistes concernant le domaine supérieur
divin. Il est temps de poser une question : qu'est-ce que les
cabalistes ont fait de leur conception qui implique tôt
ou tard la reconnaissance d'une égalité et d'un
rapport de non subordination entre l'homme et la femme ? Il est
évident qu'ils n'ont pas cherché à bouleverser
l'ordre social existant. Un tel événement ne s'est
produit que plus tard, et encore de façon très brève,
lors de l'explosion messianique du XVIIe siècle connue
sous le nom de sabbatianisme (47). Il est tout aussi évident
que les cabalistes ont dû tenir compte de cette donnée
spéculative pour lui concéder des conséquences
concrètes. L'on trouve cependant, dans les écrits
des cabalistes, des élaborations compliquées pour
soutenir une certaine primauté du masculin sur le féminin
à partir de réflexions sur la position de la sefira
Malkhout (royauté) vis-à-vis de son partenaire masculin,
la sefira Tiferet (beauté). Aussi bien dans le système
de Moïse Cordovéro que dans celui d'Isaac Louria,
l'on discerne une tendance à marquer l'infériorité
de la femelle sur le mâle. Il faut noter toutefois que cette
tendance a un statut assez particulier. Cette inégalité
qui s'ancre au niveau du monde divin, est considérée
comme temporaire et comme étant appelée, dans l'avenir
eschatologique, à s'annuler. De plus, nous verrons bientôt
que l'on trouve quelques écrits, où la primauté
dans le plan du processus d'émanation, est attribuée
au principe féminin, considéré comme la toute
première expression limitée de l'Infini. Il est
évident que cette inégalité, si minime soit-elle,
entre les attributs masculin et féminin de la divinité,
permet de justifier l'inégalité sociale et religieuse
entre l'homme et la femme, ou tout au moins de rendre compte de
cette inégalité au niveau spéculatif. Mais
comme celle-ci n'est pas considérée comme définitive,
une percée ou anticipation de cette égalité
future a été envisagée effectivement. Ici
s'ouvre un des chapitres les plus passionnants et les plus méconnus
de l'histoire de la cabale. Et ce chapitre est justement un des
sujets de notre actuel travail. Les cabalistes ont essentiellement
répercuté leur théorie ésotérique
dans le plan humain, au niveau de la relation conjugale entre
l'homme et la femme. S'il était difficile pour eux, sinon
impossible, de donner une traduction sociale de leur conception,
radicalement hétérogène à la mentalité
forgée par des millénaires de patriarcat, il leur
restait à élaborer un système et une pensée
de la relation intime, où la réunion des sexes restaure
et rétablit la vérité originelle de leur
rapport et qui en même temps préfigure ce qu'il sera
aux temps messianiques. Leur pensée de l'un comme supportant
la dualité sans souffrir de division et de séparation
leur a fourni la possibilité notionnelle d'une telle entreprise.
NOTES
1. Voir G. Scholem, Les origines de la Kabbale, Paris, Aubier, 1966, p. 218 ; I. Twersky, Rabad of Posquières. A Twelth Century Talmudist, Harvard Uni. Press, Cambridge, Mass., 1962.
2. Berakhot 61a et pass.
3. "R. Jérémie fils d'Eléazar dit : Le Saint béni soit-il a créédou partsoufim (deux visages) dans le premier Adam, comme il est dit : "Il m'a formé devant et derrière" (Ps. 139:5)". Texte presque identique dans Erouvin 18a : "R. Jérémie fils d'Eléazar dit : Adam avait un double visage de faces (dio partsouf panim)".
4. Ces "ouvriers fidèles" sont le soleil et la lune qui symbolisent respectivement l'homme et la femme. La formule est empruntée au texte de la bénédiction traditionnelle de la nouvelle lune (birkat ha-levanah).
5. Pour l'expression voir Exode 36:13.
6. Fragment de R. Abraham ben David édité par Scholem, Réchit ha-qabala, Jérusalem, 1940, page 79, d'après Ms Brit. Mus. 768, fol. 14a, Oxford 1956, fol. 7a. Voir aussi Les origines de la Kabbale, de G. Scholem, p. 232, 233.
7. Midrach Psaumes, 27.
8. Explication sur le commentaire de Nahmanide, Varsovie, 1875, p. 4a.
9. Hilkhot techouva III, 7.
10. Les origines, op. cit., p. 226.
11. Traité Berakhot 6a.
12. [Addition à la première édition: Daniel Abrams a montré récemment, à la lumière d'une version manuscrite disponible seulement depuis l'ouverture des bibliothèques de Russie, que le passage que nous avons mis entre crochets (dans cette réédition) est une glose marginale qui a été secondairement incorporée au texte de Rabad. Voir From Divine Shape to Angelic Being: The Career of Akatriel in Jewish Literature, The Journal of Religion, 76, 1996, p. 56. Voir aussi p. 57-60.]
13. Otsar Nehmad, IV, p. 37 ; texte cité dans le Ma'arekhet ha-Elohout, Mantoue, 1558, fol. 157a et repris dans le Yalqout Réoubéni I, 21a.
14. Sur Taanit 2, fol. 40b.
15. Cet archange suprême a été identifié aussi au patriarche antédiluvien Hénoch. Nous avons traduit et présenté un livre issu de la mystique juive ancienne intitulé Le Livre hébreu d'Hénoch, Verdier, Lagrasse, 1989. On y trouvera de multiples références concernant cette importante figure angélique. [Addition à la 1ère édition: Voir aussi l'article très fourni de Daniel Abrams, The Boundaries of Divine Ontology: The Inclusion and Exclusion of Metatron in the Godhead, Harvard Theological Review, 87:3, 1994, p. 291-321.
16. [Addition à la première édition: Cette présentation de la relation entre la Cause suprême et le prince de la Face à l'aide de la doctrine de l'émanation est sans doute la conséquence de l'interpolation signalée plus haut (note 12). Voir à ce sujet Daniel Abrams (art. cit.), p. 58. Cependant, cette glose d'un cabaliste postérieur pourrait refléter une conception théosophique du Rabad, implicite dans son commentaire.]
17. Genèse 1:26.
18. D'après le Talmud, Sanhédrin 38b, commentant Exode 23:21.
19. Eugnoste III, 76, 13-77-9, trad. M. Tardieu dans Ecrits Gnostiques, Codex de Berlin, Le Cerf, 1984, p. 178, et voir The Nag Hammadi Library, p. 214.
20. Ibidem, paragraphe 77.
21. Un texte hermétique publié dans l'Asclepius (Hermès Trismégiste, Corpus Hermeticum, éd. A.D. Nock, trad. A. J. Festigière, t. II, Paris, CUF, 1946, 20-21, p. 322-323) porte un long et intéressant passage relatif à l'androgynie du Dieu. Une version plus ancienne de ce texte a été retrouvée dans un codex à Nag Hammadi parmi une bibliothèque d'écrits gnostiques, voir par ex. The Nag Hammadi Library in English, Leiden, 1984, p. 300-301. Comme il en va des livres gnostiques, il est généralement admis que les textes hermétiques ont utilisé et adapté des sources juives.
22. De Opificio, chapitre 13.
23. Genèse Rabba 8:1.
24. Perouch lé-parachat Beréchit, éd. M. Hallamish, Jérusalem, Magnes Press, 1984, p. 132-134 et voir Lettre sur la sainteté, p. 115. Sur ce cabaliste et particulièrement à propos de sa polémique contre la philosophie d'Aristote, voir G. Vajda, " La polémique anti-intellectualiste de Joseph ben Schalom Achkénazi de Catalogne ", dans Archives d'Histoire doctrinale et littéraire du Moyen Age, XIII, 1956, p. 45-144.
25. Traité d'histoire des religions, p. 352-353.
26. Un maître judéen du IIe siècle, le Tanna Elicha ben Abouya, surnommé Aher, "l'autre", fut considéré comme renégat parce qu'il dit : "Il y a deux pouvoirs". Voir Hagiga 15a et cf. notre ouvrage, Le Livre d'Hénoch hébreu, p. 246-248. L'on peut lire maintenant la thèse de Albert Assaraf, Recherches sur Elisa ben Abuya, Paris III, Centre Censier, 1984-1985. Voir aussi la critique de l'explication "gnostique", encore très en vogue, de l'apostasie d'Elicha, par Simone Pétrement, Le Dieu séparé, Paris, 1984, p. 653. L'étude la plus novatrice à ce sujet est le livre de Yehoudah Liebes, Le péché d'Elicha ; les quatre qui sont entrés dans le Pardés et la nature de la mystique juive talmudique (en hébreu), Academon, Université Hébraïque, 1990.
27. Contre Apion, XXIV, 201, trad. L. Blum, p. 93-94.
28. Sefer Baalé ha-Néféch, Introduction, p. 14 sq. de l'édition de J. Kafih, Jérusalem, 1982.
29. Voir Pierre Legendre, L'amour du censeur, essai sur l'ordre dogmatique, Paris, 1974, p. 134, qui cite Gratien, cause 33, question 5, commentaire après le canon 11.
30. Cause 33, question 5, canon 20 ; ibid. p. 138 note 2.
31. Legendre, op. cit., p. 134 à 138.
32. Yébamot 62b.
33. Ephésiens 5:28.
34. Chabbat 119a.
35. Ibid. 63a.
36. Voir Nida 31b. A propos de Nahmanide, voir son Commentaire sur la Torah, Lévitique 13:6 et 18:19.
37. Op. cit., p. 115.
38. Voir par exemple Plotin, Ennéades, VI, 9, 11, trad. Béhier, Paris, 1981, p. 188 : "Le semblable ne s'unit qu'au semblable". Cette formule remonte à Platon, Gorgias, 510b et à Aristote, Ethique de Nicomaque, VIII, 1, 1155. On la trouve dans la littérature juive dès le Ie siècle, chez Flavius Josèphe, Contre Apion, XXIII, § 193 (trad. Léon Blum, Paris, 1972, p. 92).
39. Voir son explication sur le Commentaire du Pentateuque de R. Menahem Récanati, op. cit. folio 52d.
40. Voir Platon, Le Banquet, 191d, trad. E. Chambry, Paris, 1964, p. 51.
41. Ce midrach daterait du Xe siècle. Voir G. Scholem, Les grands courants de la mystique juive, rééd. Paris, 1983, p.190. et voir aussi Les origines, p.313. Dans le Zohar ce texte est cité dans partie I, 34b (p. 193 du tome 1 de notre traduction). Lilith était auparavant considérée comme un démon femelle engendré par Adam après sa séparation d'Eve consécutive à la faute. Voir Talmud babylonien, Erouvin 18b. La démone Lilith est connue dés la mythologie mésopotamienne et cananéenne, et on la retrouve dans les écrits des sectaires de Qumran (voir "Chiré chévah méqoumran lépahed oulévahel rouhot récha", B. Nitsan, Tarbiz vol. LV, n°1, Oct. Déc. 1985, p. 27-28.) Ce démon femelle menace les femmes en couches ou les nourrissons. Il est intéressant de noter l'inversion tardive de ce démon, engendré par Adam parmi d'autres esprits malfaisants, en sa première compagne, alors qu'elle intervient au contraire dans les sources antérieures comme un rejeton d'Adam en conséquence de l'interruption du rapport du premier homme avec Eve. Nous assistons dans ce type de littérature médiévale à une diabolisation de la femme comme partenaire égale et créée avec l'homme, et c'est le vieux démon Lilith qui lui a prêté ses traits.
42. Voir Tossaphot ha Chalem, ed. Gellis, Jérusalem, tome 1, p. 115 ]6.
43. Ibid. ]11.
44. Il s'agit en fait de l'opinion discutée de l'Amora Samuel, voir Berakhot, 61a. Emmanuel Lévinas a traduit et commenté ce passage du Talmud dans Du Sacré au Saint, chap. "Dieu créa la femme", Paris, 1977.
45. Voir E. Gottlieb, Studies in the Kabbala literature (en hébreu), Tel Aviv, 1976, p. 289 à 343 et p.324 où cet auteur étudie l'interprétation du Ma'arekhet sur la diminution de la lune, sujet qui va nous ocuper bientôt.
46. Sur ce cabaliste et particulièrement à propos de sa polémique contre la philosophie d'Aristote, voir G. Vajda, "La polémique anti-intellectualiste de Joseph ben Shalom Achkénazi de Catalogne", dans Archives d'histoire doctrinale et littéraire du Moyen Age, XXIII, 1956, p. 45-144.
47. Voir G. Scholem, Sabbataï Tsevi, le Messie mystique,
Lagrasse, 1983, p. 397.