Edité dans Archivio di filosofia, La Storia della filosofia ebraica, Irene Kajon ed., Rome, n° 1-3, automne 1993, p. 247-254.

Philosophie et souci philosophique : les deux grands courants de la pensée juive

Charles Mopsik

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Dans les lignes qui suivent je voudrais soutenir l'hypothèse suivante : il existe non pas une histoire de la philosophie juive mais deux. La première histoire est celle que les ouvrages classiques consacrés à ce sujet racontent. Les noms les plus cités y sont ceux de Saadia Gaon, Maïmonide, Gersonide, Crescas pour le Moyen Âge. La seconde histoire n'est jamais traitée dans ces volumes. Elle n'a pas d'existence aux yeux de leurs auteurs. Pourtant, les productions littéraires, les spéculations diverses auxquelles elle a donné lieu sont fort nombreuses. Ces écrits sont classés ordinairement dans la bibliothèque des oeuvres religieuses ou mystiques, ce qui suffit apparemment pour les exclure du champ clos de l'exercice de la pensée en tant qu'elle assume pleinement sa liberté de raisonner et son sens critique. Une série de malentendus, de préjugés, les réflexes routiniers des historiographes et des chercheurs ont contribué à l'édification d'un tableau des domaines de l'histoire des idées qui les répartit de façon plutôt arbitraire entre ce qui est philosophie et ce qui ne l'est pas.

Même en ce qui concerne la première histoire dont nous parlions, l'appartenance de certaines grandes oeuvres à son cadre convenu a été contestée. Léo Strauss a nié de façon argumenté et convaincante que le Guide des Egarés de Maïmonide et le Kouzari de Juda Halévy soient des livres de philosophie (1). Néanmoins, ces textes occupent une place essentielle dans l'histoire de la philosophie juive et même dans l'histoire de la philosophie tout court. Il ne viendrait à l'idée d'aucun auteur d'une présentation de la philosophie juive médiévale d'ignorer ces deux noms. Et le plus souvent, la pensée de Maïmonide comme celle de Juda Halévy sont des modèles de référence à tel point que parler de philosophie juive médiévale revient souvent à parler de l'un et de l'autre. Ce qui nous amène à poser une question quelque peu dérangeante que nous formulerons de façon volontairement provocante : la philosophie juive est-elle dans la philosophie juive ? Autrement dit, l'histoire de la philosophie juive telle qu'elle est racontée depuis deux siècles environ n'est-elle pas aussi l'histoire d'un certain type de philosophie et d'une certaine vision partisane de la philosophie ?

Entre le mot "philosophie" et la chose qui porte ce nom il n'existe pas d'accord naturel, parfait et incontesté. La perspective dans laquelle ce mot est collé à un objet dépend pour une large part de l'idée que l'on se fait du rapport entre Raison et Révélation. Pour un auteur comme Maïmonide, il existe une harmonie sans faille entre la Révélation prophétique et la Raison. Son souci principal était de montrer la réalité de cette harmonie derrière des apparences parfois troublantes. Pour lui, les philosophes de la grèce antique n'étaient que des représentants singuliers d'un type de pensée qui trouva dans le prophète Moïse son meilleur porte-parole. Le philosophe parfait et le prophète parfait sont un seul et même homme. Malgré la valeur qu'il accordait à la philosophie, Maïmonide ne rédigea qu'un seul texte appartenant proprement à ce domaine : son traité de logique. A ses yeux, la philosophie était déjà presque entièrement constituée en un corps de connaissance dont le coeur était l'oeuvre d'Aristote. Et cette connaissance se trouvait sous forme allusive ou allégorique dans la Torah de Moïse.

Le Guide des Egarés et le Kouzari peuvent être regardés comme les premiers maillons de l'histoire du souci philosophique en milieu juif médiéval. Mais l'histoire de ce souci ne faisait que commencer avec ces deux ouvrages. Le premier atteste le désir de ressusciter une connaissance oubliée aux yeux de Maïmonide : celle des secrets de la Torah, ou si l'on préfère, du Récit de la Création et du Récit du Char (ma'asseh beréchit et ma'asseh merkavah). Malgré la disparition de ce savoir essentiel du sein du peuple juif, Maïmonide pensait l'avoir retrouvé dans la physique et la métaphysique aristotélicienne. Son souci philosophique consista alors à chercher dans la terminologie biblique et rabbinique les concepts aristotéliciens les plus importants et dans les lois révélées les règles les plus aptes à inscrire les croyances rationnelles et les conceptions vraies dans la mentalité des individus du peuple d'Israël. Le souci philosophique de Juda Halévy consistait à rééavaluer le caractère universel de la singularité d'Israël au milieu des nations. Il tentait de montrer l'harmonie du judaïsme avec la droite raison, face au chritianisme, à l'islam, au paganisme et à la philosophie pure. Mais ces deux tentatives, pour exemplaires qu'elles fussent, ne sont que deux formes parmi d'autres à travers lesquelles le souci philosophique juif s'est exprimé au Moyen Age. En dehors de l'histoire de la philosophie juive, il existe une histoire du souci philosophique juif qui se distingue de la précédente et qui ne doit pas être regardée comme étant de rang inférieur. Ces deux histoires ne sont certes pas des caissons étanches et sans influence l'un sur l'autre. L'oeuvre de Maïmonide ouvrit la voie à des recherches philosophiques qui connurent un développement considérable, puisqu'elles constituent l'essentiel de l'histoire de la philosophie juive médiévale à partir de la fin du XIIe siècle. Mais elle donna aussi un nouvel élan au souci philosophique juif qui s'exprima de façon créatrice dans la cabale. Cette dernière a été abusivement appellée mystique juive, alors que la mystique proprement dite n'en constitue qu'un aspect mineur. La cabale est née d'abord d'un refus : celui du pessimisme maïmonidien selon lequel les secrets de la Torah avaient été perdus et avaient disparu du peuple juif. Aux yeux des cabalistes, ces secrets avaient survécu au naufrage de l'exil, bien que de manière fragmentaire et diffusés surtout par tradition orale dans de très petits cercles familiaux. A partir de ce noyau assez ténu et autour de lui, une entreprise de reconstitution et de reconstruction a été entreprise. Le ciment qui devait combler les lacunes fut extrait principalement de la carrière de la philosophie néoplatonicienne. L'histoire de la cabale est un rameau important de l'histoire du souci philosophique juif. Ce fut sans doute sa branche la plus prospère et la plus vivace. Il est tout a fait légitime et correct de séparer comme champ d'étude l'histoire de la philosophie juive et l'histoire de la cabale. Mais cette distinction n'a de sens que si elle s'appuie sur une autre distinction, plus fondamentale encore, entre une histoire de la philosophie et une histoire du souci philosophique au sein du judaïsme.

Essayons de préciser ce que nous entendons par souci philosophique. En quoi se distingue-t-il de la recherche philosophique en tant que telle ? Et surtout, dans quelle mesure est-il possible d'admettre que ce souci s'est incarné dans une histoire ?

Nous avons rappelé que Léo Strauss avait démontré de façon très convaincante la non-appartenance du Guide des Egarés à la littérature philosophique ou théologique. Nous ne reprendrons pas ses arguments qu'il a parfaitement exposés dans ses travaux. Cette oeuvre médiévale est une expression éminente du souci philosophique et il est le point de départ de l'histoire de ce souci en ce qui concerne la cabale. Bien que les cabalistes aient rejeté les opinions de Maïmonide quant au dépérissement irrémédiable de la connaissance des secrets de la Torah, et qu'ils aient dans la foulée rejeté sa tentative de rédécouverte de ces secrets par le biais de la physique et de la métaphysique d'Aristote, ils avaient un souci semblable au sien : mettre au jour l'intellibilité de la tradition religieuse juive, Torah écrite et Torah orale, halakhah et aggadah. Ce qui implique de résoudre ses contradictions, de critiquer ses interprétations naïves, de poser une distance herméneutique entre le texte révélé comme narration close et ce qui s'y révèle comme savoir ouvert à l'infini et comme méthode d'accès à la vérité. Bien que très éloignées l'une de l'autre, la démarche de Maïmonide et celle des cabalistes sont dès leur premier pas une critique de l'approche littéraliste de la Révélation, une rebellion contre la croyance en un épuisement du sens au sein des mots qui l'expriment. Il n'est pas un seul écrit de la cabale, y compris même ceux qui sont jugés comme les plus mythiques d'entre eux, le Bahir et le Zohar, où n'est présent un souci philosophique et des références philosophiques, termes et concepts. Ces derniers sont souvent immergés dans un discours qui les rend difficilement reconnaissables. Mais ce fait patent, qui ne peut je crois être nié, de la présence constante d'un souci philosophique dans les oeuvres des cabalistes provençaux et espagnols, suffit à les situer dans une histoire de la pensée qui, à côté de l'histoire de la philosophie, admet une histoire du souci philosophique, qui eut sa propre fécondité et qui, surtout, devrait représenter un intérêt considérable aux yeux même des philosophes. Ceux-ci pourraient trouver dans cette histoire parallèle des trouvailles et des solutions originales inédites pour eux. Certes, les productions littéraires de cette histoire n'ont pas la pureté des productions de la philosophie. Mais l'obsession de pureté philosophique est pour le moins quelque chose d'inquiétant. A certains égards, les productions intellectuelles des cabalistes sont d'un intérêt philosophique à la fois plus universel et plus actuel que les radotages aristotélisants dont les livres de philosophie juive sont saturés. Bien que l'histoire du souci philosophique juif soit une histoire bâtarde, que ses raisonnements soient souvent boiteux d'un point de vue de philosophie pure, j'aimerais soutenir qu'elle est plus riche d'expériences de pensée que l'histoire de la philosophie juive. En tant que réservoir d'expériences spéculatives parfois audacieuses et déroutantes, la recherche philosophique se devrait d'en tirer matière et enseignement pour ses propres investigations. La responsabilité de l'instauration d'un cloisonnement stérilisant entre philosophie et souci philosophique procède en grande partie des classements autoritaires que les grands historiens contemporains de la pensée juive ont établi et qui se sont imposés à cause de l'admiration fascinée que ces grands historiens ont suscité et à cause de leur place au sein de la société. Le cas exemplaire et décisif est évidemment celui de Gershom Scholem, qui a exercé une influence très profonde sur les études de la cabale et sur les études juives en général. En classant la cabale dans le domaine de ce qu'il a dénommé le mysticisme juif, il a creusé un fossé entre elle et la philosophie. Si l'on acceptait aujourd'hui d'accorder l'attention qu'il mérite au souci philosophique omniprésent dans les écrits des cabalistes sans pour autant donner à la cabale une place dans l'histoire de la philosophie, celle-ci apparaîtrait sous un jour différent. Le souci philosophique n'a pas moins de dignité que la recherche philosophique, même s'il n'implique pas comme elle une appartenance étroite à une tradition de pensée d'origine grecque et la soumission à toutes ses exigences.

L'existence en milieu juif d'au moins deux types distincts de relation à la philosophie est un fait. Il faut savoir en tenir compte pour constituer une histoire de la pensée juive qui ne considère pas le souci philosophique comme une attitude occasionnelle et dépourvue de signification historique. La spécificité de la cabale est bien mise en évidence si on la compare avec la littérature des piétistes achkénazes des XIIe et XIIIe siècle. Ce courant de pensée qui produisit des écrits abondants et variés est quasiment dépourvu de tout souci philosophique (2). Alors que les cabalistes ne sont jamais indifférents aux questions philosophiques, les piétistes achkénazes, pourtant marqués par l'oeuvre philosophique de Saadia Gaon, ne s'intéressent nullement au discours philosophique. La cabale espagnole, face à la mystique judéo-rhénane, est une tentative de restituer les secrets de la Torah en les expliquant au moyen de plusieurs concepts importants empruntés à la philosophie, et surtout au néoplatonisme. Le souci philosophique qui l'habite à chaque étape de ses démarches et s'y manifeste avec plus ou moins de netteté n'est pas un phénomène occasionnel puisque tout au long de son histoire, y compris après l'Expulsion de 1492, la cabale a entretenu un rapport vivant avec la philosophie, bien que, à quelques exceptions près, rares ont été les cabalistes qui ont désiré inscrire leurs investigations dans le domaine de la philosophie.

Où donc un souci philosophique est-il reconnaissable dans la cabale espagnole ? L'exemple principal est fourni par le système des sefirot en tant qu'émanations issues d'une source primordiale appelée Néant ou Infini. Le Dieu des cabalistes est un monde structuré comprenant dix entités spirituelles qui se manifestent en procédant de leur Origine cachée. La Révélation est un processus ontologique continu et non un événement singulier. Alors que la pensée religieuse ordinaire est toujours la théologie d'un événement à partir duquel surgit le divin, la pensée de la cabale a minimisé autant qu'elle l'a pu la valeur des Révélations événementielles. L'histoire (l'histoire sainte si l'on veut) a cessé d'être au centre des préoccupations religieuses des cabalistes. Le texte biblique a cessé d'être pour eux le simple récit des événements religieux de l'histoire humaine et il est devenu le réservoir infini des secrets du monde divin, secrets qui révèlent essentiellement la structure intime de la réalité. Une sorte d'ontologie fondamentale a pris la relève d'une théologie de l'histoire. La relation entre l'origine primordiale et le moment présent - à travers les multiples degrés d'être qui les séparent l'un de l'autre - est devenue l'objet de recherche principal des cabalistes. Cette quête a été rendue possible, en grande partie, grâce à la conceptualité et à la terminologie de la philosophie néoplatonicienne que les cabalistes ont empruntées. Celle-ci a fourni des concepts de base que les cabalistes ont réutilisé, sans trop d'égards il est vrai pour leurs sources grecques. Malgré leur usage très libre des conceptions philosophiques, ces dernières ont été constamment appelées à jouer un rôle important dans leurs constructions doctrinales. Les cabalistes ne se sentaient aucunement tributaires de la métaphysique néoplatonicienne et la plupart d'entre eux ont utilisé des éléments de son vocabulaire en croyant faire usage d'une nomenclature appartenant à la tradition des "secrets de la Torah". Face à cette situation, il serait erroné, à notre sens, de parler d'une appropriation pure et simple d'une culture étrangère. Le phénomène historique de la pénétration du néoplatonisme tardif au sein du cabalisme espagnol médiéval n'est pas encore bien connu, bien qu'il soit évident. Il se pourrait que la rencontre entre le néoplatonisme et l'ésotérisme juif soit antérieur au Moyen Age et que cette rencontre ait donné ses premiers fruits littéraires connus vers la fin du XIIe siècle. Après tout, on ne sait pas grand chose des relations des Juifs de la fin de l'Antiquité avec la philosophie. L'oeuvre d'un Philon d'Alexandrie atteste pourtant l'existence d'une relation intime entre certains courants du judaïsme et le platonisme. Et Philon n'est peut être pas une exception.

En dépit des grandes difficultés historiques pour expliquer le rapport entre cabale et néoplatonisme tardif - le néoplatonisme d'après Plotin - il me semble que l'on puisse à bon droit estimer que s'est développée au Moyen Âge une sorte de symbiose entre l'un et l'autre. Cette symbiose s'est exprimée sous la forme de la cabale. Nous avons eu l'occasion de montrer dans un de nos ouvrages l'impact de la pensée de Jamblique et de Proclus sur les élaborations intellectuelles des cabalistes à propos de l'efficacité des rites religieux (3). Il conviendrait sans doute d'étendre les investigations historiques à d'autres sujets d'étude importants. Mais d'ores et déjà la part de la philosophie néoplatoncienne tardive dans les développements des cabalistes espagnols nous a paru plus déterminante qu'il n'aurait semblé à première vue. Cette part est si bien imbriquée dans les exégèses et les exposés doctrinaux des cabalistes qu'elle peut passer totalement inaperçue. En la mettant en évidence, c'est aussi l'évidence de la fusion de conceptions néoplatoniciennes dans les spéculations de la cabale qui se manifeste. Grâce à cette fusion entre la tradition rabbinique et la philosophie néoplatoncienne la cabale est devenue le champ privilégié où s'est exprimé un souci philosophique en milieu juif à partir du XIIIe siècle. Quand de grandes figures de la Renaissance comme Jean Pic de la Mirandole découvrirent cet amalgame de platonisme et de judaïsme, ils crurent sincèrement avoir découvert la source commune de la philosophie et de la religion révélée. L'effervescence intellectuelle qui s'ensuivit fut une étape importante de la pensée et de la culture occidentales. Des mondes que l'on croyait foncièrement étrangers l'un à l'autre apparurent sous une lumière nouvelle. L'humanité gagna un degré d'unité supplémentaire. Malgré les conclusions historiques erronées des renaissants qui emboitèrent le pas à Pic de la Mirandole, une sorte de tabou avait été levé et une frontière avait été déplacée. Les deux sources du christianisme, la philosophie grecque et la Révélation biblique semblaient désormais procéder d'une origine commune que la cabale transmettait sous sa forme primitive. C'est parce que Pic et d'autres cabalistes chrétiens après lui perçurent le souci philosophique qui habite les écrits de la cabale qu'ils virent en celle-ci le réservoir des concepts primordiaux de la philosophie qui n'était plus seulement l'unique oeuvre des intelligences humaines mais le fruit de l'inspiration divine.

La distinction entre une histoire de la philosophie juive et une histoire du souci philosophique dans le judaïsme pourrait s'avérer un outil épistémologique précieux ; elle permettrait d'un part de sortir l'histoire de la cabale de la seule histoire de la religion juive ; et elle permettrait d'autre part son insertion dans l'espace plus large de l'histoire de la pensée en tant qu'elle est un effort de recherche de la vérité. En contribuant à extraire du cercle étroit de l'histoire culturelle du judaïsme un courant qui s'est voulu son noyau caché, la distinction évoquée jetterait un pont entre des disciplines et des champs d'étude qui s'ignorent souverainement. Les formulations spéculatives des cabalistes cesseraient de susciter le mépris des philosophes de métier, qui ne peuvent accepter et avec raison de reconnaître la cabale comme une composante de l'histoire de la philosophie.

Une simple anecdote significative mérite à ce sujet d'être évoquée. Au sein de l'Université Hébraïque de Jérusalem, qui est une institution laïque, la cabale est étudiée dans le département de pensée juive, et elle n'a pas sa place dans le département où la philosophie - y compris la philosophie juive - est enseignée. Au sein de l'Université Bar Ilan, qui est une institution religieuse, la cabale est enseignée dans le département de philosophie, car elle paraît suspecte aux yeux de l'orthodoxie religieuse juive qui préfère la reléguer dans ses marges. Pas assez philosophique pour les uns et trop philosophique pour les autres, la cabale semble avoir du mal à trouver la place qui lui convienne. Cette double marginalisation, qui la situe de fait entre l'histoire de la religion et l'histoire de la philosophie et à l'extérieur de l'une et de l'autre - bien qu'elle soit située dans la perspective religieuse au sein de la philosophie et dans la perspective laïque au sein de la religion - lui concède paradoxalement une place centrale et intermédiaire. D'un point de vue philosophique, le seul qui nous intéresse ici, l'indétermination disciplinaire de la cabale devrait attirer sur elle une attention spéciale. N'était-elle pas le révélateur d'une problématique impensée ? N'appelle-t-elle pas la reconnaissance et la construction d'une histoire à part entière du souci philosophique ? Et celle-ci pourrait-elle prendre la forme d'une histoire interdisciplinaire du judaïsme où s'entrecroiseraient des disciplines qui d'ordinaire tendent sans cesse à s'exclure mutuellement ?

La réponse à ces questions n'est sans doute pas uniquement théorique. L'ouverture d'esprit des hommes et des femmes qui se consacrent à l'étude des différents aspects du judaïsme et leur courage intellectuel pour franchir les frontières des zones de leurs compétences respectives sont des facteurs plus contraignants que les nécessités épistémologiques et les impératifs méthodologiques. La timidité actuelle de la plupart des philosophes de métier face aux expériences de pensée extérieures à l'histoire de la philosophie proprement dite, expériences concernées par une Révélation, transforme les quelques rares philosophes qui s'y risquent en héros solitaires. Les spécialistes de l'histoire des religions devraient saluer leurs recherches courageuses plus qu'ils ne le fon (4).

Le souci philosophique est aussi un souci envers la philosophie, une interrogation critique concernant sa capacité à dire la vérité sur les questions fondamentales. Une histoire du souci philosophique ne peut donc être aussi d'une certaine façon qu'une histoire de la critique de la philosophie, au nom de quelque chose qui la dépasserait. La patience de la philosophie face à cette critique est pour elle une épreuve que tous ses réprésentants ne sont pas prêts à lui faire subir. Pourtant, en cette épreuve, se joue probablement une partie du destin de la philosophie.




NOTES

1. La persécution et l'art d'écrire, trad. française Presses Pocket, Paris, 1989, p. 79-82 et p. 148.

2. Sur ce point voir par exemple Moché Idel, Le Golem, Le Cerf, 1992, p. 356.

3. Voir Les grands textes de la cabale : les rites qui font Dieu, pratiques religieuses et efficacité théurgique dans la cabale, des origines au milieu du XVIIIe siècle, Verdier, Lagrasse, 1993.

4. Deux exemples significatifs à cet égard méritent d'être relevés : le travail de Christian Jambet sur la pensée islamique et celui de Guy Lardreau sur la pensée chrétienne. Citons de ce dernier Discours philosophique et discours spirituel, Le Seuil, Paris, 1985. Leurs travaux doivent beaucoup à l'impulsion donnée par l'oeuvre et l'enseignement d'Henry Corbin.