Introduction 3
1-Contexte théorique et definitions 4
1-1-Definir l’objet ? 4
1-1-1-La religion 5
1-1-2-du judaisme 14
1-2- Du « sexe » 19
1-2-1-du sexe au genre 19
1-2-2-la sexualité en question 23
1-3-Problématique de la recherche et avancée des premières hypothèses25
2-L’Eve juive 27
2-1-la tradition rabbinique 28
2-2-la boite de Pandore 29
2-3-des midrashim misogynes 32
2-4- le mythe de Lilith 33
2-5-la parure féminine 35
3-La matrilinéarité en question 38
4-Sexualité et judaïsme 44
4-1-sa valeur 44
4-2-La cabale 47
-la cabale au risque de la psychanalyse 53
5-Essai d’analyse et d’interprétation 56
5-1-Aspects du rite 56
5-1-1-la sanctification 58
5-1-2-la souillure 60
5-2-La « valence différentielle des sexes » 62
5-3-Les codes de conduites 66
5-3-1-l’exemple du choulhan ahoukh 66
5-3-2-du travestisme 69
5-3-3-le contrôle de la perte de matière 72
5-4-La « domination masculine » 75
-Le « schéma synoptique des oppositions pertinentes » 79
6-Terrain et projet de thèse 80
BIBLIOGRAPHIE 84
Pour Durkheim, la définition est une œuvre de clarification indispensable. "La première démarche du sociologue doit donc être de définir les choses dont il traite."[1]
"Une définition de chose, non de concept."[2]. Or dans la mesure où nous nous plaçons dans le champ de la sociologie religieuse, c’est justement la religion qui est la "chose " de laquelle nous devons partir et par là définir et placer dans un cadre théorique.
"Pourtant, lorsqu’il s’agit de religion, on ne peut se défendre d’éprouver une sorte de doute. Et s’il n’y avait rien à définir ? Et si la sociologie des religions n’avait tout simplement pas d’objet ?"[3] En effet, il nous paraît impossible de parler de sociologie de la religion ; il n’y a pas la religion mais des religions et une multitude de faits religieux. Nous parlerons du judaïsme et donc de la religion juive, de la religion qui fait appel à la tradition constituée de la "religion historique" qu’est le judaïsme. Notre définition de la religion devra s’articuler comme une "modalité particulière du croire impliquant de façon spécifique, la référence à l’autorité d’une tradition"[4]- de la tradition juive. Et nous l’étudierons dans le sens que celle-ci fonctionne comme capital de symboles, nous définirons la religion dans le sens juif du terme, dans son existence et son essence juive. Notre définition de la religion n’est alors absolument pas transposable à une autre religion ou à un quelconque fait religieux qui serait sorti de son contexte juif.
Si nous comparons la démarche de Durkheim avec celle de Weber quant à la nécessité de la définition préalable de la religion, elles semblent contradictoires. Selon Durkheim, "il nous faut tout d’abord définir ce qu’il convient d’entendre par religion"[5]. Selon Weber, il "est impossible d’offrir une définition de ce que c’est que la religion au début d’une recherche… ; elle ne pourrait être donnée, tout au plus qu’à la fin de cette étude."[6] Nous pourrons alors donner une définition opératoire de la religion qu’en liant celle-ci à d’autres "choses" tels le sacré, le religieux, la spiritualité, et enfin le judaïsme.
Le mot "religion" vient du mot latin religio dont la dérivation est discutée. Cicéron le fait dériver de relegere : revenir en arrière (re) pour examiner son passé. Religio signifie souvent "attention scrupuleuse" et religiosus se traduit couramment par "scrupuleux". Pour d’autres (Lucrèce, Lactance, Tertullien), religio dériverait de religare et évoquerait le lien (ligamen), c’est-à-dire la dépendance de l’homme par rapport à Dieu. Le Dictionnaire étymologique d’Ernout et Meillet signale les deux hypothèses sans prendre parti. Benvéniste, au contraire, opte fermement pour relegere.
La religion reste très difficile à définir, la polysémie de ce terme génère les conflits intellectuels. Weber contourna cette difficulté en considérant la religion comme un concept "idéal-typique" utilisé par les sciences sociales. Isoler l’aspect institutionnel, irrationnel ou sacré serait limiter l’objet et en donner une définition trop étroite. Il s’agit de prendre en compte l’ensemble des aspects que recouvre ce terme, de ne pas mettre en avant le croire au détriment de l’institution et vice-versa. Nous retiendrons alors la définition qu’en donne Danièle Hervieu-Léger, "une « religion » est un dispositif idéologique, pratique et symbolique par lequel est constituée, entretenue, développée et contrôlée la conscience (individuelle et collective) de l’appartenance à une lignée croyante particulière."[7]
Il faut cependant séparer séparer religion et spiritualité qui sont dans le sens commun souvent confondues. Parler de mort, de sens de la vie… ce n’est pas parler de religion mais de métaphysique. Même si la religion donne des réponses métaphysiques,les deux ne peuvent être confondues. En effet ne plus se reconnaître dans une religion, ne signifie pas qu’on ait évacué les questions métaphysiques. Jean Seguy par exemple définit la religion comme "une forme de l’agir collectif, socialement retenue « autre », et en tant que telle porteuse de sens ; elle renvoie à des « puissances surnaturelles » ; objets d’expérience individuelle et de culte collectif ; elle règle les rapports des hommes avec ces puissances."[8]
Pourtant, dans la tradition anglo-saxonne (Parsons, Berger, Luckman), tout ce qui relève des préoccupations métaphysiques est confondu avec la religion. Il s’agit pour eux de "religion invisible ou diffuse" qui serait le retour du religieux particulier aujourd’hui. Pour notre part, nous distinguerons religion et spiritualité en ce qui concerne la forme même si cela semble plus délicat sur le contenu.
Durkheim a essayé de voir les « éléments essentiels » qui sont communs et permanents à tout système religieux, à toute religion. Il examine l’expérience vécue des croyants en se référant à des peuples « primitifs » et « contemporains ». La religion est un phénomène caractéristique de toutes les sociétés humaines passées, présentes et futures. C’est donc une dimension universelle de la vie sociale, elle est incarnée dans le tissu de l’action sociale à laquelle elle contribue à donner un sens, elle est un « ciment collectif ».
Pour Durkheim, la religion ne peut se définir exclusivement en fonction de la divinité. « Il y a des rites sans dieux… Toutes les vertus religieuses n’émanent pas de personnalités divines et il y a des relations cultuelles qui ont un autre objet que d’unir l’homme à une divinité. »[9]
Il distingue la « religion » et le « phénomène religieux », comme le tout et la partie. « La religion […] est un tout formé de parties […] un tout ne peut être défini que par rapport aux parties qui le forment. »[10] Cette distinction est en effet légitime puisqu’ « il existe des phénomènes religieux qui ne ressortissent à aucune religion déterminée. »[11] Les phénomènes religieux ont comme caractéristique spécifique leur « référence au sacré »[12]. Durkheim pense que c’est la croyance qui fonde le sacré et non pas le rite, « les rites sont des règles de conduite qui prescrivent comment l’homme doit se comporter avec les choses sacrées »[13], ils doivent être étudiés après les croyances parce qu’ils en dépendent. Les croyances sont des « états d’opinion, elles consistent en représentations. »[14]
Cela nous amène à une définition systémique de la religion ; en effet, « quand un certain nombre de choses sacrées soutiennent les unes avec les autres des rapports de coordination et de subordination, de manière à former un système d’une certaine unité, mais qui ne rentre lui-même dans aucun autre système du même genre, l’ensemble des croyances et des rites correspondants constitue une religion. »[15]
Et nous arrivons à la définition suivante : « une religion est un système solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées, c’est-à-dire séparées, interdites, croyances et pratiques qui unissent en une même communauté morale, appelée Eglise tous ceux qui y adhèrent. »[16]
Trois éléments essentiels composent cette définition de la religion ; le système formé par les croyances et les pratiques, la relation fondamentale aux choses sacrées, et l’union en une même communauté de tous ceux qui y adhèrent. Cette définition insiste sur une variable stratégique : la relation « aux choses sacrées ». Durkheim a choisi la « division du monde en […] sacré […] profane »[17] comme la « variable centrale » qu’il faut considérer comme « référent empirique » du concept de religion. Il trouve le fondement de la religion dans une réalité anthropologique qu’il nomme le sacré. Dès son article précurseur, « De la définition des phénomènes religieux », il soutient que l’objet des croyances religieuses n’est pas nécessairement « ni un dieu ni des dieux, mais une vaste catégorie de choses sacrées »[18], donc pas une « illusion » (Freud 1927) ni « la réalisation fantastique de l’être humain » (Marx 1844). Cherchant « les éléments essentiels […] communs [à] toutes les religions » afin de « découvrir le fond commun de la vie religieuse »[19], Durkheim verra dans le concept de sacré le concept fondateur de la théorie générale de la religion. Ainsi, « la division du monde en deux domaines comprenant, l’un tout ce qui est sacré, l’autre tout ce qui est profane, tel est le trait distinctif de la pensée religieuse »[20].
Les « choses sacrées » sont l’objet des « croyances religieuses ». Elles interviennent aussi dans le monde de la « magie ». Ce qui distingue magie et religion, c’est justement le concept d’Eglise, propre à la religion et absent de la magie. Le concept d’Eglise est défini justement comme « une société dont les membres sont liés les uns aux autres parce qu’ils se représentent de la même manière les choses sacrées. » De là, « nous arrivons à la définition suivante de la religion : c’est un système de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées –croyances et pratiques communes à une collectivité déterminée. »[21]
La catégorie du sacré peut se manifester aussi sous des formes entièrement insoupçonnées dans des phénomènes ou des systèmes religieux qui, traditionnellement, n’étaient pas considérés comme religieux, il s’agit d’une catégorie ouverte, susceptible d’une infinie variété de formes.
Ainsi pour Balandier, « c’est dans l’espace du sacré que l’exigence de sens trouve son lieu naturel » […] « le sacré peut imprégner davantage le domaine séculier » […] « le sacré valide symboliquement les expérimentations culturelles, sociales et politiques, qui se veulent justement créatrice de sens. »[22]
C’est pour cela que comme le rappelle Danièle Hervieu-Leger, "l’opposition fondatrice du sacré et du profane, pivot de la sociologie durkheimienne de la religion, n’a aucun caractère invariable, et qu’elle est loin de correspondre au mode de structuration de toutes les religions. En la réduisant comme le fait Mircea Eliade, à sa dimension purement formelle, on en vient par ailleurs à la faire « se confondre sur le plan des significations, avec toute opposition sémantique, quel qu’en soit le contenu ». Si le concept durkheimien du sacré peut être retenu, c’est donc « à la condition de renoncer à lui demander de caractériser toute réalité religieuse, et en s’en servant seulement comme d’un type particulièrement prégnant de structure, dont la validité empirique ne sera mesurée que dans un second temps."[23]
Donc, si nous utilisons la sociologie durkheimienne de la religion et sa référence au "sacré", c’est bien parce que celle-ci nous semble opérer quant il s’agit de la religion dans le sens juif du terme et dans son rapport à la « religion historique » juive. Nous sommes consciente des limites qu’il s’agit d’apporter quand nous parlons de "sacré", c’est pourquoi nous pensons ici le sacré seulement dans son rapport historique à la religion juive et nous refusons de l’inscrire dans une quelconque "modernité religieuse". Nous reviendrons plus loin sur cette séparation incontournable entre sacré et profane dans le judaïsme en tant que structure de base de cette religion. Nous nous permettons aussi de rappeler les origines juives[24] de Durkheim et d’émettre ainsi l’hypothèse que sa définition de la religion est peut-être judéocentrée, ce qui pour nous est opportun.
Afin que la catégorie du sacré soit pour nous opératoire, nous allons la restreindre en l’inscrivant exclusivement dans le religieux ou le "magique". En effet pour Eliade « la manipulation du sacré est … une opération ambivalente, en ce sens notamment que le sacré peut être expérimenté et mis en valeur soit au niveau religieux, soit au niveau magique, sans que pour autant celui qui le manipule ait nécessairement la conscience très claire de ce qu’il fait : un acte cultuel ou une opération magique »[25]. La puissance sacrée est vécue à travers l’imaginaire, de sorte que, selon Eliade, tout objet peut devenir, à un moment ou en un lieu, hiérophanie, signe du divin[26]. Le sacré évoquera donc pour nous une manifestation supra-humaine, le divin. Notre sacré rejoint alors le « mana » de Mauss, en effet « le mana unifie la magie et la divination, le folklore et les superstitions populaires : tous phénomènes, qui appartiennent à la religion latu sensu. »[27]
Le sacré désigne alors un monde distinct du monde quotidien et banal, appelé par rapport à lui profane. La qualité de sacré est transférée à tout ce qui de près ou de loin, personne ou objet, participe du divin. Alors cette personne et cet objet reçoivent quelque chose de la puissance du sacré, sont mis à part, soustrait du monde profane et reçoivent un hommage en rapport avec leur promotion. Le sacré et le profane sont hostiles, distincts et la réalité totale est faite de leur union.
Nous nous intéresserons pour notre étude au sacré « religieux » , il nous reste alors à définir ce que nous entendons par « religieux ». Pour Durkeim, la magie et la religion constituent « deux ordres de faits », qui tout en étant « parents », demandent toutefois à être distingués. La magie et la religion ne diffèrent pas en termes de contenu, mais en termes de morphologie sociologique : la religion, c’est une « communauté morale » et la magie « une clientèle »[28].C’est le concept d’Eglise qui distingue radicalement la religion de la magie, les croyances magiques « n’ont pas pour effet de lier les unes aux autres les individus qui y adhèrent et de les unir en un même groupe, vivant d’une même vie. Il n’existe pas d’Eglise magique. Entre le magicien et les individus qui le consultent, comme entre ces individus eux-mêmes, il n’y a pas de liens durables qui en fassent les membres d’un même corps moral, comparables à celui que forment les fidèles d’un même dieu, les observateurs d’un même culte. Le magicien a une clientèle, non une Eglise, et ses clients peuvent très bien n’avoir entre eux aucuns rapports, au point de s’ignorer les uns les autres ; même les relations qu’ils ont avec lui sont généralement accidentelles et passagères ; elles sont tout à fait semblables à celles d’un malade avec son médecin."[29]
Nous distinguerons pour notre étude, la religion et la magie, par là-même le sacré religieux du sacré magique. Nous nous intéresserons davantage au sacré religieux, puisque le judaïsme constitue une « communauté morale » ou une « Eglise ».
Au sujet de la croyance, Kant écrit : « lorsque l’assentiment n’est suffisant qu’au point de vue subjectif et insuffisant au point de vue objectif, on l’appelle croyance »[30](Glauben). Pour lui, la croyance implique une démarche dogmatique et s’oppose au savoir en tant que le savoir est vérifié par la preuve.
Selon Boudon, les croyances s’expliquent parce qu’elles font du sens pour l’individu, sont cohérentes et sont fondées sur des raisons perçues par lui comme solides. Les croyances tiennent effectivement compte du contexte (sans en être pour autant dépendantes), c’est pourquoi il est important d’étudier les croyances dans leur contexte. Celui qui "produit" une croyance tente ainsi de résoudre des problèmes qui se posent à lui en mobilisant les théories dont il dispose dans le contexte qui est le sien. Pour notre étude, le contexte en question est celui de "judaïsme" que nous auront soin de définir plus loin.
Les croyances religieuses en particulier sont un ensemble de représentations collectives acceptées comme vraies ; elles peuvent être reçues par voie de tradition ou d’enseignement sans pour autant être vérifiées et soumises à une critique rationnelle.
Pour Durkheim, les rites ne peuvent être dissociés des croyances puisqu’ils en dépendent. En effet, les croyances sont « des états d’opinion, elles consistent en représentations », les rites sont des « modes d’actions déterminés »[31]. Nous choisirons alors de réunir ces deux formes de phénomènes religieux que sont les rites et les croyances, dans une et même notion : le « croire ». Le croire désigne donc autant les représentations que les actions que celles-ci engendrent. Ainsi, nous pouvons reprendre la définition du croire qu’en donne Danièle Hervieu-Léger ; « on désigne sous ce terme, l’ensemble des convictions individuelles et collectives, qui ne relèvent pas du domaine de la vérification, de l’expérimentation, et, plus largement, des modes de reconnaissance et de contrôle qui caractérise le savoir, mais qui trouve leur raison d’être dans le fait qu’elles donnent sens et cohérence à l’expérience subjective de ceux qui les tiennent… le « croire », c’est la croyance en actes »[32].
Nous allons alors nous pencher sur quelques croyances collectives, ou plus exactement sur quelques formes du "croire" juif –puisque nous nous intéressons aussi aux pratiques que ces croyances engendrent.
Le terme "judaïsme" n’apparaît pas en tant que tel (yahadout) dans la Bible. Il est attesté pour la première fois dans le Deuxième livre des Maccabées et dans Esther Rabba (7, 11). Il fut manifestement créé par des juifs hellénisés (ceux-ci employaient la forme grecque de ce mot : ioudaïsmos). Il exprime une dimension à la fois religieuse et nationale. Le français permet d’établir une distinction entre « judaïsme » et « judéité », la première de ces dénominations regroupant ce qu’il est convenu d’appeler les aspects « religieux » de la définition ; mais en réalité le mot « judaïsme » exprime un concept global qui ne prend pas seulement en compte les aspects rituels. Le judaïsme a souvent été décrit comme un « mode de vie » intégral ou comme une « culture ». C’est une sanctification de tous les aspects de la vie. Même ce qui , de nos jours passe pour « séculier » est susceptible d’être sanctifié par le judaïsme. Aucun détail de la vie n’y est laissé de côté.
Le judaïsme fait remonter son existence à Abraham que la tradition juive considère comme le premier homme qui soit arrivé par ses propres moyens à l’idée de monothéisme. Après Abraham, l’histoire du peuple juif se déroule selon les séquences suivantes : les autres patriarches, l’exil en Egypte suivi de l’Exode, du don de la Torah et de la conclusion de l’Alliance, la conquête de Canaan, les Juges et la monarhie ; viennent ensuite le schisme en deux royaumes, l’exil de Babylone, le retour d’exil sous l’égide d’Esdras et de Néhémie, et le règne des Hasmonéens ; puis ce fut la perte de l’indépendance, la destruction du Temple par les Romains et la dispersion des juifs à travers le monde (galout). Cette dispersion devait durer des siècles. Les persécutions et les pogroms qui la marquèrent atteignirent leur paroxysme lors de la Choah, mais un Etat juif fut finalement restauré.
Pendant les trois mille huit cents ans qui se sont écoulés depuis la naissance d’Abraham, les deux éléments fondateurs de l’histoire juive et du peuple juif sont la sortie d’Egypte et le don de la Torah au Sinaï. La tradition considère en effet le Sinaï comme le lieu où le peuple juif reçu les lois qui devaient le régir.
Le judaïsme fut la première religion monothéiste. La foi en un Dieu unique remplaça la croyance en un panthéon de divinités tel qu’on en trouvait chez les peuples du monde antique, même à l’époque des Grecs et des Romains. Le judaïsme fut aussi la « mère » de deux autres grandes religions, le christianisme et l’islam.
Le judaïsme se définit lui-même comme une religion universelle dans la mesure où il considère que sa législation est applicable à l’humanité entière. Il établit toutefois une distinction entre les juifs et les non-juifs, puisque selon le judaïsme traditionnel, les Juifs sont tenus d’observer les commandements bibliques (ultérieurement fixés au nombre de six cent treize par les rabbins). En revanche, les non-juifs ne doivent accomplir que les sept lois noachides instituées après le déluge. Ces sept lois stipulent la croyance au Dieu unique ; elles prohibent le blasphème, le meurtre, le vol, l’immoralité sexuelle et la consommation d’un membre d’un animal encore en vie ; elles exigent aussi la constitution de tribunaux. Un non-Juif respectant toutes ces lois est considéré comme un juste, au même titre qu’un Juif s’acquittant de toutes les lois qui lui incombent.
Le judaïsme est avant tout orienté vers la praxis en ce monde-ci. Il ne comporte pas de corpus dogmatique officiellement reconnu, bien que certaines doctrines soient évidemment essentielles ; la Weltanschauung (« vision du monde ») juive transparaît à travers la loi juive bien plus qu’à travers une théologie systématique. Les préoccupations concernant la rétribution et le châtiment dans une vie éternelle sont un développement relativement tardif. Le judaïsme n’encourage ni l’ascétisme ni les considérations ayant trait à la vie future. Quant à la Rédemption, elle s’obtient par une conduite droite plutôt que par la foi. De fait, l’homme est censé jouer un rôle actif dans le perfectionnement du monde.
Au sein de l’agencement providentiel du monde, Israël est appelé à jouer le rôle de « lumière pour les nations » (Is 49, 6). C’est en ce sens que les juifs se considèrent comme le peuple élu, c’est-à-dire élus en vu d’une mission.
La doctrine juive met l’accent sur la responsabilité des juifs les uns envers les autres. Ce principe provoqua l’émergence d’un sens puissant de la communauté. Un juif n’a pas le droit de regarder avec indifférence les souffrances de son coreligionnaire : il doit tout faire pour atténuer sa souffrance. L’hébreu ne possède pas de terme spécifique pour désigner la charité ; le mot employé pour désigner cette valeur, tsedaqah, dérive d’une racine signifiant justice. La responsabilité des juifs les uns envers les autres s’étend aussi au cas de la violation de la loi : un Juif qui voit son coreligionnaire violer la loi est tenu de le rappeler à l’ordre.
Le judaïsme insiste beaucoup sur la transformation du profane en sacré (cf. Sainteté). Voilà pourquoi bien des réalités qui pourraient passer pour séculières sont régies par des rites destinés à sanctifier le monde. C’est ainsi que l’action de manger doit être accompagnée de bénédictions avant et après la consommation de l’aliment. Au dire des sages, on transforme ainsi la table en un équivalent de l’autel. Le judaïsme comporte un grand nombre de lois qui déterminent les aspects les plus infimes de l’existence et qui vouent l’activité humaine au service de Dieu.
Les lois juives régissent tous les aspects de la vie. La loi juive prend en compte des sujets aussi divers que la conduite à l’égard de son prochain, le respect du chabbat et l’observance des lois alimentaires. Pourtant, le manquement à la loi aux dépens de son prochain est considéré comme plus grave que la transgression d’une loi rituelle, puisque dans le premier cas le délit lèse à la fois Dieu et les hommes.
Si l’on met de côté la monarchie et le sacerdoce ( voir Prêtes), qui sont des dignités héréditaires, le judaïsme fonctionne essentiellement comme une méritocratie fondée sur la connaissance de la loi juive. Or la monarchie a disparu et, depuis la destruction du Second Temple, la prêtrise a été réduite à une dimension purement symbolique, sans aucune commune mesure avec son importance première. C e sont les rabbins qui jouent le plus grand rôle. Originellement, le titre de rabbin était honorifique, mais depuis le Moyen Age le rabbin exerce un ministère rétribué :il assure la direction de la communauté, il est chargé d’éduquer les fidèles, de leur fournir des réponses, concernant la loi juive et de les guider en matière de moralité .
Diverses tentatives ont été faites pour classer en catégories la loi juive et la doctrine. L’une des plus anciennes est l’affirmation talmudique selon laquelle le Pentateuque contient six treize commandements, dont deux cent quarante-huit positifs et trois cent soixante-cinq négatifs (Mak 23b Moïse Maïmonide recensa treize articles de foi auxquels le Juif est tenu d’adhérer sous peine d’être considéré comme un hérétique.
Le judaïsme rabbinique dont l’héritier direct est actuellement le judaïme orthodoxe insiste tout particulièrement sur le double statut de la loi : la Torah ‘Pentateuque), donnée à Moïse sur le Sinaï et la loi orale confiée à Moïse et transmise oralement de génération en génération. Par la suite, cette loi fut compilée dans la Michnah et commentée dans le Talmud ainsi qu’ultérieurement dans les commentaires du Talmud.
Cette importance accordée à la loi orale en tant qu’accompagnatrice de la loi écrite a provoqué de grands schismes au sein du judaïsme : elle , en effet, amené à la création de diverses sectes dissidentes telles que les samaritains, les sadducéens et plus tard les caraïtes. Ces trois factions rejetèrent l’autorité de la loi orale et ne se réclamaient que de la loi écrite en y apposant leurs propres interprétations.
Même au sein du judaïsme majoritaire, qui est issu du pharisaïsme, il se développa diverses tendances. Jusqu’à l’époque moderne, toutes ces tendances adhérèrent au dogme fondamental de l’origine divine de la loi écrite et de la loi orale. Parmi elles, citons l’école de la mystique qui s’épanouit en Europe au Moyen Age et ultérieurement à Safed en terre d’Israël. Fondé sur l’étude de la kabbale, le mysticisme juif se réclamait d’une tradition fort ancienne. Le XVIIIè siècle vit l’apparition de hasidim qui voulaient étendre l’idéal du juste parfait aux illettrés au lieu de le restreindre au cercle des savants : selon la doctrine hassidique, l’homme peut accéder à la perfection religieuse par la prière et par la pureté de ses intentions.
L’émancipation des juifs amorcée à la fin du XVIIIè siècle provoqua l’émergence de divers mouvements dont certains ne retenaient du judaïsme que l’aspect religieux tandis que d’autre n’en considéraient que la dimension nationale et politique. Dès lors, les Juifs purent exprimer leur identité sans adhérer à la croyance religieuse. Ainsi, parmi mouvements religieux qui surgirent alors, celui du judaïsme réformé, né en Allemagne au XVIIIè siècle, qui finit par s’implanter solidement aux Etats-Unis, où la diversité des courants qui animent le judaïsme contemporain s’exprime par la structuration des congrégations, ne trouva que peu d’échos en France.
D’un point de vue national, le plus important des mouvements juifs fur le sionisme. Le sionisme considère la création d’un état juif en Israël comme la solution à ce qu’il était naguère universellement convenu d’appeler la « question juive ».
La plupart des institutions de la vie juive ont subi des changements au
cours des âges : tout d’abord, le culte consistait à offrir des sacrifices
en divers hauts lieux. Par la suite, la vie religieuse fit centralisée au
temple de Jérusalem. Après la destruction du Second Temple, c’est la synagogue
‘elle existait déjà depuis quelques siècles) qui devint le lieu de prière juif
par excellence (voir Prière). En complément de la synagogue, le bet midrach,
lieu d’étude de la Torah, fut une institution fondamentale dans les communautés
juives du monde entier, puisque l’éducation a toujours joué un rôle
prépondérant au sein du peuple juif. Afin d’accomplir les lois de pureté, il
était essentiel d’installer un bain rituel (miqveh) et les communautés
traditionnelles considéraient la construction de cette
infrastructure comme priorité absolue, encore plus urgente que l’édification d’une
synagogue.
De même que certains lieux (le Temple, Jérusalem, la terre d’Israël, la
synagogue)acquièrent un caractère de sainteté, de même certains moments du
calendrier sont particulièrement consacrés . Le plus important est le
chabbat, commémoration du jour où D. s’est reposé après avoir créer le monde.
Le cycle de l’année juive comporte en outre un certain nombre de jours
fériés : ce sont les trois fêtes de pèlerinage Pessah, Chavouot et
Soukkot, ainsi que « les jours redoutables »centrés sur Roch
ha-chanah et Yom Kippour. Au cours de l’histoire d’autres fêtes et d’autres
jeunes ont été ajoutés au calendrier juif. Bien que pouvant être accomplis en
toute situation, les commandements sont surtout adaptés au cadre synagogal ou
familial. La maison et la vie familiale constituent un élément essentiel de la
tradition juive. C’est une valeur fondamentale de l’éthique du judaïsme.
Il s’agit dons d’opérer au préalable une distinction claire entre deux notions que nous utiliserons, la notion de « sexe » et la notion de « genre » (ou de « sexe social »). Ces deux termes sont employés (parfois de manière analogique) pour parler de la différence des sexes. Le premier –le sexe, renvoie à des spécificités anatomiques et physiologiques et le deuxième –le genre, à la dimension culturelle des différences de sexe définies à travers les différences de comportement, de pratiques, de valeurs… des hommes et des femmes. Dans le discours spontané (et à certains moments historiques, dans le discours scientifique aussi), une relation de causalité linéaire est établie entre ces deux termes, l’idée étant que les spécificités du genre masculin (ce que l’on appelle aussi la « masculinité » ) et du genre féminin (la « féminité ») découle de manière automatique des spécificités anatomiques. En d’autres termes, ce serait le domaine biologique qui déterminerait les différences culturelles constatées entre les hommes et les femmes. D’après cette logique, qui est celle du « déterminisme biologique », on part de l’idée qu’il existe deux sexes nettement différenciés d’un point de vue génétique, anatomique et physiologique et on présuppose que les comportements des membres de chaque groupe social –celui des hommes et celui des femmes- seraient largement déterminés par de telles différences d’ordre biologiques.
Toutefois, Thomas Lacoeur (1992, préface) nous rappelle que cette vision dichotomique des catégories de sexe est un phénomène relativement récent dans l’histoire de la pensée occidentale.
« L’Occident, comme toute civilisation, n’a cessé depuis les origines de s’interroger sur la différence des sexes. Mais parle-t-on de l’homme et de la femme que l’on a encore rien dit : se réfère-t-on au genre –définition culturelle par des qualités morales, affectives, sociales…- ou au sexe- définition par des spécificités anatomiques ? Jamais en effet, les deux notions ne se recouvrirent. Dès l’Antiquité, Aristote, par la définition de l’ordre des êtres, et Galien, par la définition du corpus anatomique, fondent le modèle du sexe unique, qui sera dominant jusqu’au 18ème. siècle, et dans lequel le genre définit le sexe : hommes et femmes sont rangés suivant leur degré de perfection métaphysique, le long d’un axe dont le sommet est occupé par l’homme. Au plan anatomique, nulle différence d’organes entre hommes et femmes, sinon que ceux des femmes sont à l’intérieur du corps, non pas à l’extérieur. Le genre est donc un fait immuable de la nature, dictée par la hiérarchie parfaite du cosmos ; le sexe, un effet de conventions, permettant de distinguer utilement dans l’unicité de l’anatomie. Au 18ème. siècle, émerge l’autre modèle de la différence sexuelle : le modèle des deux sexes, dans lequel au contraire du premier, le sexe définit le genre : parce que, au niveau de l’anatomie comme de la physiologie, femmes et hommes sont incommensurablement différents, les genres définissent dès lors qualités, vertus et rôles selon des racines biologiques. Le sexe est un fait immuable de la nature ; le genre un effet du déterminisme biologique dans l’univers des conventions culturelles, politiques, artistiques et sociales. Les deux modèles toutefois, ne se succèdent pas dans une histoire linéaire : dès le 19ème. siècle, des auteurs posaient l’irréductible différence anatomique ; au 20ème. siècle encore, d’autres- tel le Freud des Essais sur la théorie sexuelle- pensent la sexualité selon le modèle du sexe unique[33]… Les deux modèles coexistent dans le temps ; si leur prégnance sur les esprits peut être liée à des évolutions générales –économiques, culturelles, sociales- elle ne peut en aucun cas être strictement expliquée par celles-ci, et moins encore par le progrès de la connaissance anatomique qui se moulent le plus souvent dans les représentations dictées par chacun de ces modèles. »
C’est le deuxième modèle de la différence des sexes (le modèle selon lequel le sexe détermine le genre) qui domine la pensée occidentale depuis plus de trois siècles. Il est intéressant de souligner l’indépendance relative entre la prégnance de ces modèles et la connaissance scientifique du corps humain au cours de l’histoire. L’émergence de ce modèle serait plutôt à mettre en rapport avec l’idéologie des Lumières et avec la valorisation de la « rationalité scientifique » qui s’impose à cette époque. Ainsi, la supériorité universelle des hommes, ne pouvant plus être légitimement attribuée à une simple « volonté de Dieu », doit être fondée et expliquée de manière rationnelle. Quoi de plus commode alors que les différences physiologiques « évidentes » entre les hommes et les femmes ? (Héritier 1996). N’oublions pas que la montée de cette vision dichotomique des catégories de sexe s’inscrit dans un contexte historique fort mouvementé, marqué à la fois par des prémisses de la Révolution industrielle et surtout par les bouleversements de la Révolution française. Il ne fait aucun doute que cette idéologie de « l’infériorité des femmes inscrite dans leurs caractéristiques biologiques » a pesé de tout son poids dans les processus qui ont mené à leur exclusion pure et simple du suffrage dit « universel » instauré en France après 1789.
Ce modèle est donc fondé sur l’idée d’une bi-catégorisation fondamentale, dite « naturelle » entre les sexes. Comme tout modèle hypothétique, il sera soumis à de multiples tentatives de vérification scientifique. Ainsi, depuis le 18ème. siècle et aujourd’hui encore, on assiste à la poursuite de recherches « scientifiques » qui se donnent pour mission de mesurer les différences « naturelles » entre les sexes et d’utiliser ces repères pour expliquer (et, du même coup pour justifier) les places spécifiques occupées par les hommes et les femmes au sein des sociétés occidentales. On accordera ainsi une attention scientifique considérable à l’évaluation précise des différences de force physique entre les hommes et les femmes, à l’influence différenciée des hormones masculines et féminines sur les caractéristiques physiologiques et psychologiques des hommes et des femmes, particulièrement à la taille du cerveau… cet organe étant, en moyenne, plus petit et plus léger chez les femmes. A l’aide de telles recherches, on conclura à « l’incapacité naturelle » des femmes à exercer certaines fonctions sociales et on cherchera à promouvoir, à contrario, leurs aptitudes « naturelles » à en exercer d’autres…
L’idée selon laquelle « au niveau de l’anatomie comme de la physologie, femmes et hommes sont incommensurablement différents » permet de comprendre l’importance accordée à la différenciation des sexes et à l’émergence progressive de ce que certains auteurs ont appelé « le tabou de la similitude » (Mathieu 1992). Loin de se situer sur le continuum d’une hiérarchie sociale, les catégories de sexe ainsi conçues renvoient à deux « sous-espèces » du genre humain, dont il s’agit de marquer les frontières dans tous les domaines de la vie sociale (apparence physique et esthétique, bien-sûr, mais également capacités intellectuelles et pratiques sociales). Ce processus de différenciation est accompli notamment par le biais de la socialisation différenciée des filles et des garçons –la « socialisation sexuée ».
Le consensus selon lequel hommes et femmes constituent bel et bien deux « sous-espèces » de l’humanité s’accompagne du développement progressif de ce que l’on appelle « l’idéologie des sphères séparées ». Il s’agit, là aussi, d’imposer des normes sociales de différenciation entre les sexes sous prétexte de leurs « capacités naturelles » à accomplir tels ou tels rôles sociaux.
Ainsi, les sexes sont-ils considérés comme des catégories sociales, au sens où l’appartenance à l’un ou l’autre sexe a pour corollaire un positionnement différent des individus dans tous les domaines du social (de la même manière que d’autres formes classiques de la catégorisation en sociologie).
Dans le cadre de cette nouvelle problématique, il devient donc nécessaire et légitime de procéder à une déconstruction-reconstruction des concepts et des méthodes des recherches traditionnelles, qui demeurent marquées par des principes naturalistes et dont beaucoup d’objets sont apparus comme étant trop unilatéralement sexués.
Dès lors que l’on ne considère plus le sexe comme une simple variable de classement, visant à mettre en évidence des « spécificités féminines », mais comme une catégorie sociale construite, le propos de l’analyse ne peut plus être exclusivement l’observation factuelle et la description des pratiques des catégories de sexe et de leurs différences. Cette perpective implique que chaque sexe est amené à construire son rapport au social dans un système de représentations.
De ce fait, à partir du moment où l’on admet que les catégories de sexe ne sont pas de simples modèles classificatoires, on est obligé d’admettre également qu’elles n’ont pas d’existence « en soi » et qu’elles sont construites dans et par le rapport social qui les unit et les oppose.
Dès lors , il s’agit de remettre en question « l’évidence » ou la « naturalité » d’une bi-catégorisation sexuée des sociétés et de s’interroger sur les mécanismes précis de répartition des hommes et des femmes entre les différentes sphères de l’activité humaine. Il s’agit donc de rompre de manière radicale avec un déterminisme biologique et de centrer l’analyse sur les rapports de pouvoir, la construction des identités, des pratiques et des représentations sexuées.
Il est important ici de distinguer entre la sexualité et ce que les psychologues appellent la génitalité. S’il est difficile de définir la sexualité et toutes ses manifestations (la sexualité étant tout ce qui a rapport au sexe et à la différence des sexes, tant du point de vue biologique, que du point de vue psychologique et bien-sûr du point de vue sociologique), la génitalité concerne la sexualité dirigée tout entière sur l’acte sexuel. Nous ne pouvons pas non plus restreindre la sexualité à ce que Freud nomme la libido (énergie vitale sexuelle). La sexualité distingue les hommes des animaux en ce sens qu’elle est une construction sociale. Pour Michel Foucault[34], ce qui caractérise l’Occident moderne est une volonté de savoir relative au sexe. Il montre que la sexualité, loin d’avoir été réprimée comme le soutiennent les psychanalystes, est l’objet depuis le XVIIIème. siècle d’une multitude de discours (médical, psychiatrique, pédagogique) sous-tendus par une exigence de normalisation. Depuis quelques décennies, on assiste à une apparente libéralisation de l’opinion en ce qui concerne la sexualité, qui n’est plus un sujet "tabou", comme en témoignent de multiples publications de vulgarisation. Celle-ci répandent le modèle d’un comportement sexuel « normal ». Les normes sont présentées comme étant le résultat d’observation scientifiques. Depuis la publication du célèbre rapport Kinsey sur le comportement sexuel de l’homme (1948) et de la femme (1953), les travaux les plus connus sont ceux de William H. Masters et Virginia Johnson, gynécologues qui, en 1966, ont publié, dans Relations sexuelles, leurs observations du déroulement du coït chez des couples volontaires en laboratoire.
La libération du comportement sexuel ne semble pas devoir porter atteinte au couple hétérosexuel monogamique, qui demeure la référence. Pour H. Marcuse, cette libération sexuelle n’est qu’une répression déguisée –désublimation répressive- qui renforce l’assujettissement des individus aux instances de contrôle social et ne change rien aux rapport de domination entre hommes et femmes.
Si l’Occident chrétien a redécouvert ou réinventé la sexualité au XXème. siècle, il semble que le judaïsme l’ait toujours sue ; il en a depuis toujours produit une littérature abondante et une législation très précise et en a toujours fait un questionnement privilégié.
A travers la religion, la femme apparaît comme un être doué de qualités propres à son sexe, comme la gardienne de certaines valeurs essentielles. Changer son rôle est donc bouleverser l’ordre des choses et modifier une conception du monde, correspondant à une tradition encore vivante. Les valeurs attribuées à la femme paraissent souvent une projection dans des symboles de particularités concrètes de son anatomie et de sa physiologie. Certains traits de caractères sont dits aller de pair avec la sexualité de la femme, ou avec la maternité. Il ressort des écrits à propos de la condition féminine, que dans notre civilisation, le statut traditionnel de l’inégalité de la femme s’est trouvé rationalisé et justifié par la croyance en la spécificité de la nature.
C’est en effet en grande partie de la religion que l’ordre social tient sa légitimité ; alors comment la religion juive, sa tradition scripturaire, ses rites légitiment l’inégalité homme/femme et définit à la femme sa place et son rôle ? La condition de la femme a été théologisée ; il s’agit pour nous de délimiter les responsabilités juives dans la formation et l’évolution de l’antiféminisme occidental.
Ainsi il nous paraît primordial et préalable de comprendre comment et à partir de quoi se sont construits les genres (masculin et féminin) dans le judaïsme (ou en quoi le judaïsme a déterminé les genres), et donc les usages faits de cette différence genrée. Il nous paraît en effet indispensable pour travailler sur les représentations de la « femme », sur la « féminité » de travailler parallèlement sur la représentations de l’ « homme », sur la « masculinité ».
Nous pouvons dès lors énoncer nos hypothèses ainsi :
Sherry Ortner identifie trois manifestations différentes de l’infériorité de la femme :
« 1-Les éléments de l’idéologie culturelle et les déclaration des informateurs qui dévalorisent explicitement les femmes en leur accordant à elles-mêmes, à leurs rôles, à leurs tâches, à leurs productions et à leur milieu social un prestige moindre qu’aux hommes et à ce qui leur est associé ;
2-Les mécanismes symboliques, telles l’attribution d’une impureté, qu’on peut interpréter comme des déclarations implicites d’infériorité ;
3-Les dispositifs socio-structurels qui excluent les femmes d’une participation à ou d’un contact avec ce que l’on ressent comme des lieux de pouvoir éminents.
Ces trois types de données peuvent bien évidemment être liés dans tel système particulier, encore que cela ne doive pas être nécessairement le cas. »[35]
Il nous faudra vérifier d’une part si ces manifestations sont présentes dans le judaïsme, et d’autre part mesurer si l’énoncé de Sherry Ortner ainsi posé dit effectivement quelque chose de l’infériorité de la femme dans le judaïsme.
Il nous paraît important de voir comment les textes canoniques construisent leur image de la femme, même si ces textes ne nous apprennent pas grand-chose sur la façon dont vivaient effectivement les femmes à cette époque dans ces cultures, il ne s’agit pas en effet de prendre pour argent comptant ce que les textes disent de la position des femmes dans une société, néanmoins ce que les textes canoniques disent constitue en soi une pratique sociale à pare entière, et c’est cette pratique que nous cherchons ici à comprendre.
Lorsque les productions culturelles masculines parlent des femmes –ou de la Femme, c’est souvent (sinon toujours) de sexualité qu’il est question et non point des femmes comme sujets. « Les femmes » permettent aux hommes de penser leur propre corps, donc toute représentation misogyne de la femme va comporter au moins une dimension de négation du corps masculin, stigmatisé comme féminin. Cela nous apparaît en effet clairement si l’on compare deux formations culturelles ayant entretenu des rapports complexes, l’hellénisme et le judaïsme rabbinique.
Le judaïsme antique tardif a développé deux types de représentations androcentriques ; le judaïsme helléniste dans lequel la peur de la femme et de la sexualité est un thème central, et le judaïsme rabbinique dans lequel la femme et son corps sont valorisés et la sexualité y est certes contrôlée mais appréciée.[36] L’hellénisme semble mettre l’accent sur la négation et le désaveu de la chair et par là de la femme, avec au départ l’histoire de Pandore.
Dans nombre de sources midrashiques, Genèse 1, 27 est affirmée la nature androgyne de la première créature humaine. Le premier être humain est à la fois mâle et femelle, et c’est en Genèse 2, 22 que cet androgyne dut être divisé en deux sexes.[37] Philon d’Alexandrie insista sur le rôle du serpent, qui exprime le plaisir charnel entre l’homme et la femme.[38] Pour celui-ci le serpent est le « serpent d’Eve » ; une fois qu’Eve a été créée, le serpent (le plaisir) menace la félicité d’Adam et le fasse tomber dans un piège (ce plaisir qui est le commencement de tous les maux). Philon identifie la femme à la sexualité et à la cause de tous les malheurs. Dans l’interprétation allégorique de Philon, « la femme », représente les sens, or les sens sont quelque chose de quoi on ne peut se passer et qui a un rôle positif, la vision de Philon n’est donc pas une vision radicalisée. Mais c’est dans un judaïsme hellénisé comme celui de Philon qu’il faut rechercher les origines de l’Eve européenne.[39]
Dans les textes midrashiques, Eve est presque toujours représentée comme la victime du serpent et non comme celle qui ferait de l’homme sa victime. Selon le midrash, le serpent n’a pas poussé Eve à avoir une relation sexuelle avec Adam, elle en avait déjà eu une, il l’a plutôt séduite pour qu’elle commette l’adultère avec lui. Selon rabi Yohanan « au moment où le serpent eu un rapport avec Eve, il introduisit une souillure en elle. Lorsque les israélites se tinrent sur le mont Sinaï, leur souillure fut lavée ».[40] La femme est décrite comme la victime de l’agression sexuelle du serpent qui rend elle et ses descendants provisoirement impurs et cette impureté n’a rien à voir avec la sexualité licite ; dans la tradition midrashique, Adam eut des relations sexuelles avec Eve avant et après cet événement, il ne fut pas souillé par ses rapports intimes avec « la femme ». La souillure provient alors non pas du sexe mais du désir sexuel illicite (qu’il s’agisse de l’adultère ou de la bestialité). La Bible et le midrash essentialisent très rarement « la femme » comme un mal ou un dangers, comme un piège pour l’homme. La sexualité licite, les rapports sexuels au sein du couple légitime n’appartiennent pas au domaine démoniaque du serpent mais au jardin innocent de l’innocence. De fait, selon Genèse Raba 19, 3[41], il vint parler à Eve pendant qu’Adam dormait après avoir eu un rapport avec elle. On peut interpréter ce schéma narratif ainsi : le serpent aurait enseigné la sexualité à Adam et à Eve dans le cadre d’une imitation des animaux.
Il nous a paru intéressant de comparer l’histoire de la boîte de Pandore chez Hésiode et le récit midrashique. Dans Les travaux et les jours[42], Zeus est en colère contre Prométhée. Il cache le feu céleste. Prométhée vole le feu à Zeus et l’apporte aux hommes. Pour châtier les hommes d’avoir reçu ce don illicite, Zeus contre-attaque en créant l’ anti puros, l’anti-feu, un « beau mal », qui est pour les hommes une source continuelle de souffrances. Dans Les travaux et les jours, ce mal a un nom Pandore (« tous les dons »), parce que les dieux lui remettent des présents pour en faire un piège pour les hommes. Athéné, par exemple, « la pare et lui noue sa ceinture. Autour de son cou les Grâces divines, l’auguste Persuasion mettent des colliers d’or ; tout autour d’elle les Heures aux beaux cheveux disposent en guirlandes des fleurs printanières »[43]. « Sa belle apparence, réhaussée de ces ornements qui dans la pensée grecque, sont des marques extérieures d’attrait sexuel, n’est pour finir que piège et pur fantasme »[44]. Selon ce que racontent Les travaux et les jours, Pandore est ensuite envoyée au frère de Prométhée, Epiméthée (« la sagesse rétrospective »), qui, sottement, l’accepte comme un don de Zeus. Elle ouvre la fameuse jarre et libère ainsi tous les maux et tous les fléaux désormais répandus sur la terre. Seul l’Espoir (Elpis) subsiste.
Epiméthée ne songe point à ce que lui dit Prométhée : que jamais il n’accepteun présent de Zeus Olympien, mais le renvoie à qui l’envoie, s’il veut épargner un malheur aux mortels. Il accepte et quand il subit son malheur, comprend. La race humaine vivait auparavant sur la terre à l’écart et à l’abri des peines, de la dure fatigue, des maladies douloureuses, qui apportent le trépas aux hommes. Mais la femme, enlevant de ses mains le large couvercle de la jarre, prépara aux hommes de tristes soucis.[45]
Il semble alors que la boîte est Pandore –ou plutôt la matrice de Pandore- dont l’ouverture apporte tout le malheur au monde[46]. Ouvrir la boîte, c’est briser la virginité de Pandore, et c’est Pandore qui est tenue pour responsable de cet acte et non Epiméthée qui a accepté le cadeau et ouvert la boîte. La sexualité féminine est toujours la racine du mal.
La parabole midrashique semble dépendre soit du récit de Pandore lui-même, soit de motifs similaires faisant de la femme la source du mal en ce monde. Toutefois on peut relever des différences intéressantes dans le rapport du récit avec son intertexte :
« Il répondit : j’ai entendu ta voix dans le jardin ; j’ai eu peur parce que je suis nu et je me suis caché. Alors il lui dit : Qui t’a appris que tu étais nu ? » (Genèse 3, 10-11).
Rabi Levi dit : Ceci doit être comparé à une femme qui vient emprunté du vinaigre et entre dans la maison de la femme d’un confrère. Elle lui demande : comment ton mari te traite-t-il ? Celle-ci lui répond : Il ne me fait que du bien, si l’on fait exception de cette jarre, pleine de serpents et de scorpions, sur laquelle il ne me laisse aucun contrôle. [La visiteuse] dit alors : Tous ses bijoux sont là-dedans, et il se propose d’épouser une autre femme et de les lui donner. Que fait [l’épouse] ? Elle tend la main dans la jarre et elle commence à se faire mordre. Lorsque son mari arrive, il l’entend crier et lui dit : Sans doute as-tu touché cette jarre ? De la même façon [Dieu dit à Adam] : « Cet arbre dont je t’avais défendu de manger, tu en as donc mangé ? » (Genèse 3, 11)[47].
Le thème de la jarre ici rappelle la boîte de Pandore, cet intertexte nous semble portant subversif par rapport au mythe grec. En effet, l’épouse qui rappelle Pandore est tenté d’ouvrir la boîte et le fait, mais il nous semble que ce ne soit pas Eve mais Adam qui corresponde à l’épouse du récit. Ici, le problème exégétique concerne la motivation de la question accusatrice que Dieu lance à Adam : « Qui t’as appris que tu étais nu ? » et de sa suite : « Cet arbre dont je t’avais défendu de manger, tu en as donc mangé ? » Le mashal (parabole midrashique) suggère que Dieu tire la preuve de la faute d’Adam du fait qu’il a honte de sa nudité, établissant ainsi un lien entre les deux moitié du verset. De la même façon que le mari sait que sa femme lui a désobéi en voyant la plaie qu’elle a à la main, l’accuse, Dieu sait qu’Adam lui a désobéi en voyant la honte et la crainte qu’il éprouve, et l’accuse lui Adam. La question du mari : « Cette jarre que je t’avais défendu d’ouvrir, tu l’as donc ouverte ? » est une figure de la question de Dieu à Adam : « Cet arbre dont je t’avais défendu de manger, tu en as donc mangé ? ». Ici Adam révèle sa désobéissance à l’époux –Dieu. Ce midrash n’empute pas la faute d’Eve mais ne lui fait pas porter tout le poids de la faute.
La femme, comme Pandore, est la victime de sa curiosité et la victime du serpent, mais elle est seule mordue. Elle ne déchaîne pas le mal sur la terre. Le fait qu’Adam essaie de faire porter toute la faute sur Eve n’est pas accepté. La femme est punie (mordue) et l’homme est seul responsable de son propre crime. Rashi (1040-1105) commente : « Parce que c’est de sa part une chose honteuse que d’essayer de faire porter la faute au cadeau que Dieu lui a fait »[48].
On trouve toutefois des midrashim très misogynes, même si l’assimilation complète d’Eve avec la sexualité et son aspect démoniaque comme on le trouve chez Philon reste exceptionnel.
Le Talmud palestinien parle d’une Eve origine de la mort dans le commentaire d’un texte de la Mishna selon lequel « il y a trois péchés pour lesquels les femmes meurent en couche : le manque de soin dans la séparation menstruelle, dans le prélèvement de la pâte et dans l’allumage des lampes [du shabat] »[49] Il s’agit de trois msitvot féminines, qui semblent être ici plus un châtiment qu’un privilège.
« Le premier Adam fut le sang du monde (…) et Eve causa sa mort ; c’est pourquoi le commandement de séparation menstruelle fut donné à la femme. Adam fut la première offrande de pâte pure du monde, (…) et Eve causa sa mort ; c’est pourquoi le prélèvement de la pâte lui a été donné. Adam est la lampe du monde, ainsi qu’il est écrit : « L’âme d’Adam est la lampe de Dieu » (Proverbes 20, 27), et Eve a causé sa mort ; c’est pourquoi le commandement d’allumer la lampe a été donné à la femme »[50].
La sexualité féminine n’est pas ici assimilée à la mort ou à un danger, contrairement au mythe grecs et aux commentaires de Philon.
Le Talmud babylonien dévie radicalement la question hors du champ sexuel :
« Ainsi que l’a interprété un certain Galiléen : J’ai mis en toi une portion de sang ; je t’ai donc donné un commandement en rapport avec le sang. Je t’ai appelé « premier-né » ; je t’ai donc donné un commandement en rapport avec le sang. Je t’ai appelée « premier-né » ; je t’ai donc donné un commandement en rapport avec les prémices [de la pâte]. L’âme que je t’ai donné est appelée une lampe ; je t’ai donc donné un commandement en rapport avec des lampes. Si tu les observes ce sera bien, mais dans le cas contraire, j’emporterai ton âme »[51].
Ici, il s’agit d’ailleurs de commandements qui appartiennent autant aux hommes qu’aux femmes. Nous voyons alors que le rapport entre la sexualité féminine et la mort n’est ici pas repris mais contré justement là où on aurait pu s’y attendre, à propos des menstruation.
Nous parlerons alors quant à la tradition juive d’androcentrisme mais non pas de gynophobie comme c’est le cas dans la tradition grecque.
Le mythe de Lilith, qui apparaît dans les textes qu’après la période rabbinique, et pour la première fois dans l’Alpha beta de Ben Sira (Alphabet de Ben Sira), qui date du VIIIème. siècle, parle d’une première épouse d’Adam qui voulu se mettre au-dessus de lui pendant l’acte sexuel. Adam divorça et depuis Lilith donne naissance à des enfants-démons. Toutefois Genèse Raba mentionne des démons sexuels qui viennent de la nuit mais autant mâles que femelles. Quand Adam et Eve furent chassés du jardin d’Eden, ils s’abstinrent de rapports sexuels pendant cent trente ans, pendant cette période, des succubes et des incubes les visitèrent et ils donnèrent tous deux naissance à des enfants-démons. Le Talmud se réfère donc à « Lilit et Liliot », ces démons mâles et femelles[52]. Nous voyons alors qu’un mythe sexuellement neutre est subtilement devenu la représentation d’une sexualité féminine démoniaque.
Il nous paraît au vu de tout cela primordial de comparer les mythologies grecques et biblique, notament les textes canoniques d’Hésiode et de la Bible. Pandore est à tort appelée « l’Eve grecque », en effet Pandore, contrairement à Eve n’est pas un partenaire dans la conduite de l’existence mortelle, mais un parasite pour l’homme.
« On note chez Hésiode, loin de « s’attacher l’un à l’autre et de devenir une seule chair » comme nous le dit le récit biblique, ou même de « se mêler amoureusement (philotês) », selon l’euphémisme canonique en usage dans les textes grecs (et qu’on retrouve ailleurs dans la Théogonie), l’homme et la femme demeurent des entités distinctes et disjointes, engagés dans une transaction inégale par laquelle la femme dérobe en fait à l’homme sa substance, tant au niveau alimentaire que sexuel et, du fait de ses appétits, « si vigoureux que soit son mari le consume sans torche et le livre à la vieillesse prématurée »[53]. Sa belle apparence, rehaussée de ses ornements qui, dans la pensée grecque, sont des marques extérieures d’attrait sexuel, n’est pour finir que piège et pur fantasme (…) Les dangers dénoncés de la sexualité comme empiétement sur l’autonomie du corps masculin et susceptible de créer un déséquilibre de ses humeurs, les limitations/conditions imposées à son exercice, sa séparation d’un amour spécifique, et les appétits sexuels effrénés (extravagants) attribués aux femmes sont des traits récurrents et caractéristiques de l’attitude grecque en la matière. Des textes médicaux et philosophiques postérieurs expliqueront les dangers auxquels les hommes s’exposent en jouissant du plaisir sexuel, comme la fine analyse de Michel Foucault nous le rappelle[54], mais le cadre est déjà posé chez Hésiode, en particulier dans le contexte de la création de la femme comme anti puros, un « feu » qui prend la place de celui qui a été volé. »[55]
Un élément important dans la dichotomie Eve/Pandore est que le texte grecque ne fait pas allusion à la fertilité de la femme, à sa fécondité, Eve est appelée « mère de tout ce qui vit » et Pandore est seulement l’ancêtre de la race des femmes.
Il nous semble alors qu’à la racine de nos idéologies occidentales de la femme, il y ait Pandore se superposant à Eve.
Les traditions grecque et juive différent aussi quant à leur position sur la parure et les cosmétiques féminines. Pour Tertullien, l’association de la parure féminine et du diable va de soi :
« Ce que Dieu n’a pas produit lui-même ne lui plaît pas. A moins qu’il n’ait pas pu faire naître des brebis pourpres ou azurée ! S’il l’a pu, c’est donc qu’il ne l’a pas voulu. Ce que Dieu n’a pas voulu, il n’est absolument pas permis de le fabriquer. Aussi n’est-ce pas la nature qui assure la qualité des produits qui ne viennent pas de Dieu, l’auteur de la nature. Il ne peuvent en effet relever d’un autre que lui, s’ils ne relèvent pas de Dieu, car ce qui ne relève pas de Dien relève forcément de son rival »[56].
A l’opposé de cette dénonciation catégorique de la parure féminine, la littérature rabbinique considère la parure comme appropriée à la femme et à son rôle de partenaire sexuel. Une femme doit en effet se farder et être attirante pour son mari. Pour rabi Akiva, une femme peut se farder même en période d’impureté menstruelle. Bien sûr, nous pouvons y voir ici le statut de la « femme-objet ».
« La déesse aux yeux clairs, Athènè, la ceignit, la para d’un vêtement éblouissant de blancheur ; de la tête aux pieds, elle l’enveloppa de ses mains, d’un voile savamment brodé –une merveille pour les yeux ! Et autour en fraîches couronnes , ce furent des fleurs des prés – couronnes désirables – que Pallas Athènè sur sa tête. Puis sur sa tête elle posa un diadème d’or, œuvre du très illustre Boiteux en personne : il s’y est appliqué de main experte, pour s’attirer les bonnes grâces de Zeus père (…) Puis quand il eut donc forgé un beau mal, en contrepartie d’un bien, il l’amena au jour, à l’endroit même où se trouvaient les autres, dieux et humains, toute fière de sa parure, don de la déesse aux yeux clairs, fille d’un père plein de force. Et l’émerveillement tenait cois dieux immortels et humains : contre elle les humains ne peuvent rien »[57].
Nous retrouvons dans le midrash le même motif, celui de Dieu parant la première femme :
« Rabi Aibo et quelques autres au nom de rabi Banaya et certains au nom de rabi Shimon bar Yohai disent ceci : Il la para comme une jeune mariée et la lui présenta. Il y a des endroits où la tresse est appelée « construction »[58]. Rabi Hama dit au nom de rabi Hanima : Pense-tu qu’il la plaça simplement sous un caroubier ou sous un sycomore ? Il la para au contraire de vingt-quatre ornements et il la lui présenta, ainsi qu’il est dit : « Tu étais dans l’Eden, le jardin de Dieu ; toutes les pierres précieuses te couvraient : rubis, topaze et émeraude, tartesienne, onyx et jaspe, saphir, escarboucle et diamant, de l’or également ». (Ezéchiel 28, 13)[59].
Nous voyons ici qu’il y a un contraste culturel assez net entre le texte d’Hésiode et le midrash. Dans ce dernier, Dieu ne pare pas la femme pour tromper l’homme mais plutôt pour rehausser la beauté de la première nuit de noce, de la première rencontre érotique de l’homme et de la femme.
Selon Zeitlin ces ornements sont des « marques extérieures d’attrait sexuel ». Toujours selon elle, le « tu » du verset cité d’Ezéchiel désigne Israël lui-même, ici identifié à Eve. Pour le texte rabbinique, l’ornement de la femme (sa sexualité ) est à l’image de Jérusalem, pour Tertullien, il est à l’image du serpent. Selon les rabbins , le péché et son châtiment ne créent pas la sexualité, mais la pudeur.
Au vue de cela, nous pensons que la culture rabbinique est sexuellement asymétrique ; les femmes répondent aux besoins sexuels et de procréation de l’homme, ce qui ne leur enlève en rien leur propre droit au plaisir. Il s’agit certes d’une construction androcentrique des rôles sexuels mais celle-ci n’implique pas la démonisation de la femme ni son image d’être impur contaminant. Il en va tout autrement, comme nous pensons l’avoir montré du judaïsme helléniste et médiéval et de leurs successeurs chrétiens.
Nous pensons que le principe de matrilinéarité (l’identité juive de l’enfant dépend du statut de la mère) est issu de la loi rabbinique en vigueur depuis le deuxième siècle et que ce principe s’attache non pas à la Halakha, mais à l’histoire, c’est du moins ce que nous allons tenter de montrer.
Le texte rabbinique essentiel qui reflète le principe de la matrilinéarité est la michna de Kidouchin 3 :12 :
« (A) Lorsqu’il existe entre les parents une validité de mariage[60], et que cette union ne comporte pas de transgression, l’identité de l’enfant suivra celle du père. Qui entre dans cette catégorie ? Toute fille de prêtre, de lévite ou d’israélite unie à un prêtre, à un lévite ou à un israélite.
(B) Lorsqu’il existe une validité de mariage, mais que cette union comporte une transgression, l’identité de l’enfant suivra celle du parent au statut déficient. Qui entre dans cette catégorie ? Une veuve s’unissant à un grand prêtre, une divorcée ou une haloutsa[61] s’unissant à un simple prêtre. Ou encore une mamzeret[62] ou une netina[63] s’unissant à un israélite, ou une israélite s’unissant à un mamzer ou à un natin.
(C) Lorsqu’une s’est unie à un partenaire avec elle ne peut établir une validité de mariage, alors que cette femme pourrait virtuellement contracter un mariage légal avec un autre homme, l’identité de l’enfant sera celle de mamzer. Qui entre dans cette catégorie ? Ceux qui transgressent un interdit sexuel (au plus haut degré) de la Tora.
(D) Lorsqu’une femme qui ne peut virtuellement contracter de mariage légal, s’est unie à un partenaire avec lequel elle ne peut établir une validité de mariage, l’identité de l’enfant sera conforme à la sienne. Qui entre dans cette catégorie ? Une femme esclave ou une femme non-juive s’unissant à un israélite. »
Nous voyons par cette michna que l’identité d’un enfant né d’un père juif et d’une mère juive procède du père puisqu’il existe un paternité légale (paragraphe A).
Par contre, l’identité d’un enfant né d’un père juif et d’une mère non-juive procède de la mère puisqu’il n’existe pas de paternité légale (paragraphe D).
Nous tenons alors par cette michna la moitié du principe de matrilinéarité (lorsque la mère n’est pas juive).
Les paragraphes B et C ne nous permettent pas vraiment d’expliquer l’autre moitié du principe de matrilinéarité (l’identité d’un enfant né d’un père non-juif et d’une mère juive procède de la mère). En effet, on lit en (B) que « l’identité de l’enfant suivra celle du parent au statut déficient », ce qui implique que l’identité d’un enfant né d’un père non-juif et d’une mère juive suivra celle du père (statut déficient).
Mais en paragraphe (C), nous voyons que quand une femme pourrait virtuellement contracter un mariage légal avec un autre homme que son partenaire, son enfant sera mamzer. Donc une femme qui épouserait un homme non-juif (alors qu’elle pourrait contracter un mariage légal avec un homme juif) aura un enfant mamzer. Mais les choses sont plus compliquées puisque entrent dans cette catégorie, « ceux qui transgressent un interdit sexuel de la Tora », or il s’agit ici d’un interdit sexuel au plus haut degré (c’est-à-dire d’un inceste ou d’un adultère)[64]. Il semble alors que ce paragraphe (C) ne prenne pas cas de l’union d’une femme juive et d’un homme non-juif.
On trouve toutefois dans la michna de Yebamot 7 :5 que :
« L’enfant d’une mère juive et d’un père non-juif ou esclave est mamzer ».
Nous voyons alors que ces deux michnot (Kidouchin et Yebamot) pénalise le mariage exogame puisqu’un enfant issu de l’union entre un homme juif et une femme non-juive sera non-juif, et un enfant issu de l’union entre un homme non-juif et une femme juive sera mamzer.
Et pourtant, l’histoire donna tort à la michna de Yébamot 7 :5, puisqu’à la suite d’un vigoureux débat ; le Talmud annula cette michna, en établissant le fait qu’un enfant d’une mère juive et d’un père non-juif n’est pas mamzer mais juif légitime. On ne sait pas pourquoi les rabbins en ont décidé ainsi, pourquoi les codificateurs de la loi juive ont entériné cette modification, mais celle-ci reste en vigueur jusqu’à nos jours.
Cette modification matrilinéaire est d’autant plus énigmatique que la loi rabbinique régissant l’ordre familial était patrilinéaire, le statut, la parenté et la succession étaient généralement déterminés par le père (l’identité familiale se rattache à la maison paternelle, celle de la mère n’est pas prise en compte)[65]. Pourquoi cette exception quant au principe de matrilinéarité pour déterminer le statut de la descendance des mariages mixtes ?
On remarque d’ailleurs qu’à l’époque biblique, c’est le principe de patrilinéarité qui établissait l’identité des enfants. Beaucoup d’hommes se sont unis à des femmes « étrangères » dont les enfants ont conservé l’identité juive. Par exemple, Juda a épousé une cananéenne, Joseph une égyptienne, Moïse une midianite et une éthiopienne, David une philistine et Salomon des femmes de diverses origines. A cette époque, quand une femme non-juive épousait un israélite, celle-ci intégrait le clan de son mari et épousait sa religion. La conversion n’existait alors pas. Et par contre, quand une femme israélite épousait un non-juif, celle-ci intégrait la famille et la religion de son mari et perdait sa judéité.
Le Talmud trouve la « souche » biblique du principe de matrilinéarité dans les versets du Deutéronome (7 :3-4) :
« Tu ne contracteras pas de mariages mixtes avec eux [les cananéens]. Ne donne pas ta fille à son fils et ne prends pas sa fille pour ton fils. Car il détournerait ton fils de Moi pour qu’il vénère d’autres dieux. »
Et le Talmud (Kidouchin 68b)l’interprète ainsi :
« Le fils que te donne une femme israélite s’appelle « ton fils », mais le fils que te donne une femme étrangère ne s’appelle pas « ton fils » mais « son fils ». »
Cette interprétation ne nous semble pas valable, en effet, nous pensons plutôt que le verset « car il détournerait ton fils de Moi pour qu’il vénère d’autres Dieux », sous-entend que de la même manière « il détournerait ta fille de Moi », ce verset nous semble être symétrique quant aux mariages mixtes, il interdit les mariages exogames que se soit pour l’homme ou pour la femme.
Beaucoup d’hypothèses ont été mises en avant par beaucoup d’exégètes et d’historiens différents, aucune d’entre elles n’a été vérifiées et ne nous a paru convaincante, nous retiendrons alors l’idée que le principe de matrilinéarité est une innovation juridique de l’époque rabbinique (premier, deuxième siècle), et que se principe serait arrivé en même temps que beaucoup d’idées nouvelles dans le judaïsme rabbinique.
Il est intéressant à ce sujet de voir comment la Michna s’intéresse et traite les croisements animaux . En effet, le Lévitique (19 :19) interdit l’accouplements d’animaux de deux espèces différentes, mais la loi orale, en cas d’infraction, prévoit le statut des animaux issus de croisements avec le principe de matrilinéarité. Dans le Tossefta, les Sages considèrent qu’une mule n’est ni un cheval ni un âne mais appartient à une espèce distincte, peu importe si la mère est l’âne ou le cheval, une mule est alors une mule. Par contre, Yehouda (Michna Kilayim 8 :4) considère qu’une mule, si la mère est jument et que le père est âne, peut s’accoupler à des mules mais aussi à des chevaux pur-sang, puisque la mule prend le statut de la mère. Pour Yehouda, c’est le principe de matrilinéarité qui prévaut, alors que pour les sages de la Tossefta, une mule étant une mule et n’appartenant ni à l’espèce cheval ni à l’espèce âne[66], est mamzer tout comme un enfant né de mère juive et de père non-juif est mamzer. Nous voyons que les lois relatives aux Kilayim (les croisements interdits) fournissent déjà un schéma matrilinéaire. Il apparaît dans la Michna, un questionnement permanent quant aux croisements, aux identités qui dérangent les classifications habituelles (comme les hermaphrodites, les Samaritains). Il se trouvait que la descendance des mariages exogames posait un problème conceptuel qu’il fallait résoudre.
Il nous semble important de rappeler que la loi juive se fonde sur la jurisprudence, que le principe juif de matrilinéarité n’implique pas que le judaïsme soit moins sexiste que d’autres religions appliquant le principe de patrilinéarité. On peut tout au plus se réjouir que l’ascendance juive par la mère n’ait pas été déconsidérée par la loi juive, ou que puisqu’elle a été éradiquée en cas de mariage exogame, la patrilinéarité n’est alors pas une valeur immuable, transcendante au contexte social.
Quelqu’en soit l’origine, la matrilinéarité ne s’applique que par défaut, dans le cas du mariage illégitime (mariage exogame) et non dans le cas des mariages légaux où c’est la patrilinéarité qui s’applique. La matrilinéarité est donc une sanction, une privation de la patrilinéarité plutôt qu’une voie privilégiée de transmission. C’est la mère qui transmet l’identité juive quand il n’y a pas de paternité légale.
La matrilinéarité n’est pas une valeur mais une convention juridique, une convention collective née de l’histoire.
La sexualité a une grande importance dans le judaïsme, il est alors réglementé. Le désir sexuel doit être assouvi dans les limites de la légalité mais il n’est pas uniquement lié à la procréation. Le judaïsme se situe à mi-chemin entre un hédonisme qui ne prônerait que les plaisirs du corps et une vision platonicienne de séparation du corps et de l’esprit. Il reconnaît les plaisirs charnels en les associant, par l’intermédiaire de l’éthique, à la spiritualité. La conception grecque de la séparation du corps et de l’esprit, à la base des civilisations occidentales et du christianisme, a pu influencer le judaïsme mais d’une manière limitée.
Les rabbins ont pour la plupart considéré que la sexualité faisait partie de la création divine. Nous l’avons vu, la faute d’Adam et Eve n’est pas associée à la sexualité, comme elle l’est souvent pour les théologiens chrétiens. Pour les mystiques, l’acte sexuel dans un bon contexte et avec de bonnes intentions a une dimension spirituelle de rapprochement avec le Divin, qui dépasse le plaisir individuel[67].
Dans la Bible, la relation sexuelle était le moyen de prendre une épouse, par la suite, les rabbins ont recommandé l’utilisation préalable d’un contrat (Ketoubah) et un versement pécuniaire (get). Le Cantique des cantiques est le paradigme du poème érotique dans lequel l’acte sexuel est constitutif du mariage. En voici quelques extraits :
Le Cantique des cantiques est un des seuls textes bibliques où l’on entend la voix d’une femme directement, sans médiation. La femme peut initier l’amour, ressentir et décrire ses sensations. Les entrevues des amants sont furtives, secrètes et souvent interrompues car leur situation ne permettait pas leur légitimité. N’apparaît pas dans ce texte, une vision dominatrice de l’homme sur la femme, mais au contraire il décrit une réciprocité dans les relations hommes-femmes ; l’amour et le plaisir des sens sont associés dans une relation égalitaire.
Le caractère érotique de ce texte a provoqué de nombreuses controverses parmi les rabbins du Talmud qui se posent la question de savoir si ce texte, qui ne contient aucune référence à Dieu, doit être inclus dans le canon biblique. Rabbi Akiva défend son inclusion, selon lui, le texte est une allégorie de l’amour entre Dieu (le fiancé) et son peuple Israël (la fiancée). En effet, de même que la relation entre Dieu et le peuple d’Israël est sainte, les relations sexuelles humaines possèdent un potentiel de sainteté. C’est ainsi que les rabbins considèrent que le soir du shabbath constitue un moment privilégié pour avoir des rapports sexuels (Ket. 62b). La sainteté du shabbath est associée à celle de l’acte sexuel. Les rabbins ont enseigné :"Lorsqu’un homme et une femme s’unissent dans la sainteté, la Présence divine (« Shékhina ») est là" (Sota 17a). L’union sexuelle est considérée comme un commandement mais pour lequel il n’existe pas de bénédiction prononcée avant l’acte, comme pour les autres mitsvoth. Un midrash montre que le plaisir peut-être dissocié de la procréation : le roi David y parle de son père Jessé :"Maître de l’Univers, mon père Jessé avait-il vraiment l’intention de me faire venir au monde ou bien ne pensait-il qu’à son plaisir ? Sache qu’il en est ainsi car au moment où ils ont accompli l’acte sexuel, il tourne son visage d’un côté et elle tourne le sien de l’autre. C’est Toi qui alors conduit chaque goutte [de sperme] qu’il possède.(Lev. R. 14 :5). La procréation est donc l’œuvre de Dieu, les humains, même s’ils y sont associés, s’occupent davantage du plaisir sexuel.
L’expression du désir sexuel peut avoir de nombreuses formes. En public, on se doit d’avoir une attitude empreinte de discrétion. Dans le privé, il existe une grande latitude, toutes les positions sont permises (Nedarim 20a-b). La halakha laisse une grande liberté d’expression sexuelle mais elle règle la fréquence des rapports et les moments d’activité sexuelle par les lois de niddah qui interdisent les contacts pendant la période de menstruation, et par les lois de onah (« saison »), indiquant les moments pour accomplir le devoir conjugal. Les lois de niddah relèvent de la responsabilité des femmes, les autres lois concernant la sexualité s’adressent aux hommes. Les hommes ont le devoir de se marier, de procréer et d’accomplir le devoir conjugal, ces trois commandements ne s’adressent pas aux femmes, cependant elles ne peuvent pas constamment refuser à leur mari d’avoir des rapports sexuels.
Normalement, ce n’est pas à la femme d’initier l’acte sexuel, elles peuvent demander à avoir des rapports pourvu qu’elles le fasse avec dignité. Les femmes qui prennent l’initiative de l’acte sexuel sont considérées comme exceptionnelles, « Elles auront des enfants tels qu’il n’y en eu pas, même dans la génération de Moïse » (Erouvim 100b). Le paradoxe entre le désir des femmes et leur impossibilité de l’exprimer est légitimé par les rabbins comme étant la punition d’Eve après la faute ; la nature des relations entre l’homme et la femme aurait changé à ce moment, puisque le texte dit :"Ton désir t’attirera vers ton époux et lui te dominera [ou te gouvernera]" (Genèse 3 :16). Le mot [teshoukatekh] "désir" (dans le sens de « passion » et non de « souhait » est interprété différemment selon les commentateurs, mais la plupart lient sexualité féminine et soumission. Pour Rashi, le mot fait référence au désir sexuel que la femme n’osera pas exprimer avec des mots : « Tout viendra de lui et non de toi » (sur Gen. 3 :16). C’est par exemple pour cette raison par exemple que Maïmonide[68] prescrit aux hommes de boire d’alcool ; « C’est ainsi qu’on dit clairement de ces misérables abandonnés à la bonne chère, à la boisson et à l’amour : "Ceux-là aussi se sont oubliés par le vin, se sont égarés par la boisson enivrante" (Isaïe 28 :7) ; "car toutes les tables sont pleines d’excrétion immondes sans qu’il reste une place" (ibid.) ; "et des femmes les dominent" (Isaïe 3 ;12), à l’inverse de ce qui était dans l’intention divine dès la création :"Ton désir (t’entraînera vers ton mari, et lui te dominera" (Gen. 3,16). ». Cette conception de "domination" (ou de "gouvernement sexuel") de l’homme sur la femme a une incidence importante sur la loi en matière de sexualité. Si la femme ne peut exprimer son désir, c’est à l’homme de faire en sorte que ce désir soit assouvi. C’est ainsi que sont comprises les lois de onah. Le terme de onah peut avoir deux étymologies, soit la « saison » soit la « souffrance ». Si l’on tient compte des deux, ces lois ont pour but de légiférer la fréquences des rapports sexuels. La régularité des rapports sexuels est précisée par la Mishnah selon l’activité professionnelle des hommes. Ceux qui sont obligés de voyager de par leur fonction sont tenus à une fréquence moins grande. Chouhan ahoukh ; ; ; ; ;
Il nous paraît impossible d’aborder la différence sexuelle dans le judaïsme sans aller faire un tour ou détour rapide[69] du côté de la mystique juive et du symbolisme sexuel dans la cabale.
L’imagerie sexuelle est en effet omniprésente dans la cabale. Ce qui nous intéresse sont les structures symboliques et le symbolisme sexuel en jeu dans cet ensemble d’images religieuses curieuses. Les représentations sexuelles sont en effet un trait fondamental, distinctif de la mystique juive, notamment de la cabale théosophique[70]. La sexualisation du plan théosophique (la sphère d’en haut) et ses liens avec les pratiques sexuelles dans la société humaine (la sphère d’en bas) nous paraît incontournable et très riche (peut-être trop pour notre présente étude).
Nous savons que les approches humaines du sexe sont plus des constructions culturelles que des données biologiques. La connaissance du corps (dont le sexe) est saturée de signes qui doivent être décryptés à la lumière d’a priori culturels spécifiques. Il nous apparaît alors nécessaire de considérer avec une grande prudence le recours au sexe dans le discours théosophique dès lors que les images de Dieu reflètent nécessairement des images humaines construites dans des contextes culturels spécifiques. Il faudra ainsi nous demander si les représentations des cabalistes sur le sexe divin sont typiques ou idiosyncrasiques.
Nous choisissons de présenter et de commenter quelques passages de La lettre sur la sainteté[71] :
« cette relation est quelque chose de saint et de propre lorsque la chose se passe comme il convient, au temps convenable et avec une intention convenable. Que nul ne pense qu’une relation convenable comporte quoi que se soit de vil et de laid, que Dieu pardonne une telle idée, car la relation convenable est appelée « connaissance ». » (p.229)
« L’homme est le secret de la Sagesse, la femme le secret de l’Intelligence et la relation [sexuelle] pure est le secret de la Connaissance. » (231)
« Au moment où l’homme se joint à sa femme dans la sainteté, la Chekhina est présente en eux. »(232)
« Quand il épouse une femme pour la beauté, son rapport sexuel n’est pas « pour le nom du Ciel », il ne fait que penser à sa forme selon la corporéité et il ne pense pas à la pensée pure d’en-haut, le fils qui naît de cette pensée est donc un étranger. » (248)
« Cela vise à faire savoir que d’une femme qui a belle apparence ne sortira pas d’homme juste. »(248)
« Le mot « connaissance », qui désigne la jonction et l’adhésion de l’âme intellectuelle à la lumière suprême. De même que la conjonction de l’homme à la femme est appelée « connaissance », ainsi l’adhésion de l’âme au monde de l’intellect est appelée « connaissance » ? » (250)
« A chaque fois que tu te conjoins à ta femme, ne te conduis pas légèrement, évite les paroles futiles et moqueuses, ne te montre pas insouciant envers la femme et ne multiplie pas les conversations vaines avec elle. » (253)
« Il convient donc que l’homme introduise sa femme par des paroles appropriées, certaines évoquant la volupté, d’autres évoquant la crainte du Ciel. Qu’il converse avec elle au milieu de la nuit ou à l’approche de son dernier tiers, […] Qu’il ne la pénètre pas contre son gré et qu’il ne fasse pas violence, parce que si la relation sexuelle n’est pas accomplie avec beaucoup de désir, d’amour et de liberté, la Chekhina ne s’y présente pas. Cela parce son intention à lui est le contraire de son intention à elle et que son esprit n’est pas en accord avec le sien. Il ne faut pas se quereller avec elle ni la frapper à propos du rapport sexuel, comme nos maîtres disent dans Yoma : « Comme le lion rugit et dévore sans honte, l’homme inculte frappe [sa femme] et [la] pénètre sans éprouver de honte ». En revanche, il sied d’attirer son cœur par des paroles de grâce et de séduction, et par d’autres choses convenables et apaisantes, afin que tous deux aient une même intention, dirigée vers le Ciel. Il ne faut pas non plus pénétrer la femme quand elle est endormie, parce qu’il n’y a pas eu accord unitaire des deux et que sa pensée n’est pas en accord avec ta pensée. Mais il faut la réveiller avec des expression de bienveillance et de désir, comme nous l’avons dit. » (254)
« Pour conclure : lorsque tu te verras toi-même disposé à faire usage de ton lit, fais en sorte que la disponibilité de ta femme soit en accord avec la tienne et ne te dépêche pas de satisfaire ton désir et d’éveiller sa force, afin de rendre ta femme réceptive. Introduis-toi par la voie de l’amour et du consentement de façon qu’elle émette sa semence la première, pour que sa semence à elle soit comme la matière et ta semence à toi comme la forme, ainsi qu’il est dit : « Une femme qui fera semence engendrera un mâle » (Lév. 12 :2). » (255)
Le désir sexuel, le plaisir sont accepté et reconnu dans le judaïsme, nous voyons ici à quel point il est prôné. La sexualité fait partie intégrante de la création divine, elle est un aspect incontournable et coextensif à la vie même. Elle est le moyen qui permet à l’homme et à la femme de trouver plénitude et accomplissement de leur être. Elle doit s’actualiser dans un cadre normatif qui en fait une activité humaine disciplinée, naturelle et sainte. Elle doit rester une chose éminemment privée et intime.
La sexualité est un objet d’étude très important dans le judaïsme, l’anecdote d’un étudiant qui se cache sous le lit de son maître pendant que celui-ci a des rapports sexuels avec sa femme est à cet égard intéressante : lorsque le maître le chasse, il dit : « C’est une question de Torah, et j’ai besoin d’apprendre ». (Ber. 62a)
Ce symbolisme cabalistique ne nous paraît pourtant pas briser complètement les modèles normatifs de la culture rabbinique traditionnelle,.
Le rôle l’homme se rapproche du rôle de Dieu, c’est lui qui s’occupe de la forme, la femme fournit la matière « première » , si la femme est essentielle puisque sans matière il n’y a rien, c’est l’homme qui est l’artisan ou l’artiste de la création, Dieu en est le grand architecte.
« Qui fait usage de son lit lorsque son corps est à moyenne température, à mi-chemin entre le chaud et le froid, ses organes directeurs pourront alors être au repos et il n’éjaculera pas à partir d’eux précipitamment, mais il sera en état de copuler avec lenteur et la femme s'échauffera pour éjaculer la première. La semence de la femme sera ainsi à l’image de l’argile et lorsqu’ensuite entrera la semence de l’homme, celle-là sera à l’image du potier qui sculpte une forme dans l’argile, tel est le secret de : « Une femme fera semence et enfantera un mâle. »(Lév. 12 :2) » (238)
Le mythe fondamental de la cabale théosophique est donc basée sur l’attribution d’une identité sexuelle à Dieu, à la Chékhina et à chacune des séphira. Cette symbolique accorde à la Chekhina une nature féminine, à la Divinité une nature androgyne, mais nous devons nous demander si Dieu n’est pas appréhendée comme un androgyne mâle où le féminin représenterait une extension du masculin. On observe en effet, dans la littérature cabalistique beaucoup de glissements, le masculin pouvant devenir féminin et vice-versa. Nous devons nous poser la question de savoir si le mythe cabalistique de l’androgyne divin ne demeure pas dans un schéma androcentrique : Dieu ne serait-il pas un personnage masculin à la fois mâle et femelle ? Peut-être là encore existe-il un rapport hiérarchique entre les sexes ? Nous n’avons, pour l’instant, pas les moyens ni la prétention d’y répondre et laissons donc la question ouverte.
Cette Lettre nous apparaît toutefois comme éminemment respectueuse des femmes, et de la femme en tant que personne, ayant un désir et le droit au plaisir, et à l’orgasme. Nous voyons comment l’auteur de La Lettre fait « pression » sur l’homme pour le persuader de donner du plaisir à sa femme, de l’amener à l’orgasme, et de ne surtout pas la forcer, pas la violer, et donc l’aimer et la bien traiter. Les arguments sont théologiques, car si l’homme domine la femme « lui te dominera »(Gen. ), Dieu domine l’homme, celui-ci n’est donc pas tout puissant et ne peut pas faire comme il le veux mais comme Dieu le veut et il se trouve que dans le judaïsme, Dieu veut qu’un homme ne violente pas sa femme et lui donne du plaisir. La conception de la sexualité dans le judaïsme nous paraît très égalitaire, et nous semble être un trait distinctif des autres religions monothéistes.
La Lettre s’adresse bien-sûr aux hommes, mais eux seuls pouvaient lire un tel texte (et peut-être les plus érudits seulement, nous ne savons pas dans quelle mesure exactement ce texte a pu touché les milieux populaires), cela nous explique comment l’homme doit se comporter avec sa femme, mais ne nous dit donc rien de la façon dont la femme doit se comporter avec son mari. Il semble que les femmes en parlaient entre elles, notamment avant leur mariage[72].
La mystique juive (dans son ensemble) est cependant ambivalente ; elle affectionne la métaphore du couple où Dieu tient le rôle de l’époux aimant et Israël celui de l’épousée amoureuse mais volage. En effet, Israël est comparée à la lune, celle-ci disparaît, réapparaît, devient petite, plus grande, son éclairage change tous les jours, elle est changeante, le soleil représenterait lui toutes les nations du monde.
L’homme et la femme sont comparés aux deux grands luminaires, la lune et le soleil ; la lune s’est plainte à Dieu parce que selon elle il ne pouvait y avoir deux luminaires à égalité, il ne pouvait y avoir une couronne pour deux rois. Dieu a donné raison à la lune et a diminué celle-ci, la lune est devenue petite et le soleil grand (il y eut alors un roi et un vice-roi). Pour réparer l’injustice faite à la lune, Dieu demande à Israël d’apporter un sacrifice à chaque nouvelle lune, au début de chaque mois (Rosh hodesh, jour chômé pour les femmes ou shabbath des femmes). La prophétie dit qu’un jour la lumière de la lune sera aussi grande que la lumière du soleil. Ainsi, à l’image de la lune et du soleil, la femme et l’homme ne sont pas égaux, cette dissymétrie est nécessaire afin d’éviter une guerre des sexes continuelle (il ne peut y avoir une couronne pour deux rois, l’un doit donc dominer l’autre, sinon il y a le risque que la lune (la femme) se révolte contre le soleil, il faut alors diminuer la lune parce que la domination est dans la nature de la lune (de la femme).
D’autre part la sexualité humaine est perçue par une partie la littérature cabalistique (théosophique) comme ayant une fonction théurgique, c’est-à-dire que l’acte sexuel a une action psychothérapeutique sur le Divin, les humains peuvent par la sexualité apaiser les tension dans le monde d’en haut. Il y a, selon ces mystiques, une interaction entre le monde humain et le monde divin, notamment une interaction psychique. La sexualité est le domaine où se trouve secrètement la parenté de l’humain et du divin. « Ainsi la relation mâle-femelle est présentée par eux comme une dynamique enveloppant la totalité, pénétrant le monde divin en entier. Le rapport sexuel humain est perçu alors comme une « participation mystique » à la hiérogamie divine, à la fois en la reflétant et en influençant le processus divin. »[73]
Nous nous permettons dans ce qui va suivre, sans quitter notre « étiquette » de sociologue, de faire une incursion psychanalytique ; puisque la sociologue que nous sommes ne peut à ce moment pas démontrer la nature androcentrique du symbolisme sexuel dans la mystique juive, nous tentons alors d’ouvrir une voie peut-être plus fructueuse à montrer l’androcentrisme de cette mystique.
En effet, la cabale semble avoir eu un impact considérable dans l’appréhension de la sexualité chez les juifs, a pu influencer des comportements et des pratiques sexuelles plus épanouissantes pour la femme comme pour l’homme et a peut-être introduit une déculpabilisation quant au plaisir sexuel. A-t-elle violer un tabou ? toujours est-il qu’elle a mis des mots là où il y avait refoulement, la cabale n’est-elle alors pas une thérapie humaine, une « talking-cure » qui permettrait aux humains (aux cabalistes) de libérer des angoisses et de « soigner » leurs propres névroses hystériques ou autres psychopathologies en pensant (dans leur toute puissance phallique apaiser les tensions de « Dieu », comme l’analysé dans la cure analytique qui pense faire du « bien » à son analyste). En effet, toute cette symbolique sexuelle cabalistique nous paraît avoir de fortes résonances psychanalytiques (dans le sens freudien et lacanien du terme) ; Si Dieu représente le psychanalyste (supposé tout savoir) et l’homme l’analysé, la shekhina est ce qui lie l’analyste et son patient dans un relation d’amour que Lacan nomme le transfert, nous observons que ce transfert opère puisque l’homme a le sentiment d’être protégé et aimé par Dieu représentant simultanément le père (qui fait loi) et la mère (qui représente le désir incestueux inassouvible , le mythe impossible, la suprême jouissance, la jouissance de l’Autre). Le grand Autre étant un personnage mythique que ce soit Dieu, la mère ou le sujet lui-même dans un fantasme de toute puissance, l’homme qui est l’enfant de ce Dieu androgyne (mère et père) est l’objet de la jouissance de ses parents et cherche à lui faire plaisir pour être aimé de lui (et soulager ainsi l’angoisse de castration). Bien sûr, lors de la cure analytique, l’homme parle de son principal « problème » : la femme qui n’est rien d’autre que le phallus de l’homme.
Si l’on considère que la théorie lacanienne est androcentrée, alors la littérature cabalistique est peut-être androcentrée de la même manière, les cabalistes étaient des hommes," qui se trouve[nt] mâle[s] sans savoir qu’en faire"67
« Ces jaculations mystiques, ce n’est ni du bavardage, ni du verbiage, c’est en somme ce qu’on peut lire de mieux –tout à fait en bas de page, note- Y ajouter les Ecrits de Jacques Lacan, parce que c’est du même ordre
« Et pourquoi ne pas interpréter une face de l’Autre, la face Dieu, comme supportée par la jouissance féminine ?70
« Et comme c’est là aussi que s’inscrit la fonction du père en tant que c’est à elle que se rapporte la castration, on voit que ça ne fait pas deux Dieu, mais que ça n’en fait pas non plus un seul.
« Dans l’analyse, nous n’avons affaire qu’à ça, et ce n’est pas par une autre voie qu’elle opère. Voie singulière à ce qu’elle seule ait permis de dégager ce dont, moi qui vous parle, j’ai cru devoir supporter le transfert, en tant qu’il ne se distingue pas de l’amour, de la formule le sujet supposé savoir.
Nous lisons alors dans La Lettre sur la Sainteté des énoncés tels : « la relation convenable est appelée « connaissance »(p.229) ou « Avant que je te forme dans la matrice, je te connaissais »(p.234).
« je mettais entre l’homme et la femme un certain Autre qui avait bien l’air d’être le bon vieux Dieu de toujours.
« Cet Autre, s’il n’y en a qu’un tout seul, doit bien avoir quelque rapport avec ce qui apparaît de l’autre sexe.
« et tout ce qui est pour le bien de notre être sera, de ce fait, jouissance de l’Être Suprême, c’est-à-dire de Dieu. Pour tout dire, en aimant Dieu, c’est nous-même que nous aimons, et à nous aimer d’abord nous-mêmes (…) nous faisons à Dieu l’hommage qu’il convient. »
« Au niveau de la vie familiale la cabale a eu une fonction de premier ordre : en insistant sur la Féminité irréductible de la divinité, elle a magnifié la femme comme fille, comme sœur, comme épouse et comme mère. »[75] …et comme femme ?
L'univers des représentations symboliques est celui de la relation imaginaire entre les individus et leurs conditions réelles d'existence. Il est celui où se construisent les significations mais aussi tous les codes de pratiques sociales. Et c'est dans ces deux domaines que se situe la religion puisqu'elle est à la fois construction de sens et de pratique symbolique et éthique. L'analyse des codes de pratiques sociales du judaïsme nous permet de nous éclairer sur sa dimension idéologique.
Il est temps maintenant de nous pencher sur les rites dans le judaïsme et de voir comment ceux-ci permettent de marquer, de délimiter la différence des sexes.
Les rites sont "des règles de conduite qui prescrivent comment l’homme doit se comporter avec les choses sacrées".[76]
En effet, pour Durkheim, les rites ne peuvent être dissociés des croyances puisqu’ils en dépendent ; rites et croyances forment le "croire" ; "le "croire", c’est la croyance en actes. »[77]
Nous l’avons dit, le judaïsme se donne pour "mission" de sanctifier le monde, et c’est par un ensemble de prescriptions (613 commandements) qu’il assure la séparation entre les choses sacrées et les choses profanes, qu’il permet à des choses profanes de devenir sacrées.
Il y a pour ce faire deux sortes de commandements : les interdictions (que nous appellerons "culte négatif") et les obligations ("culte positif"). "Tout culte présente un double aspect: l'un négatif, l'autre positif."[78] Les rites sont des actions ("croyance en actes") qui permettent d’organiser cette séparation, et de prévenir la "souillure"[79].
"Tout ensemble de rites a pour objet de réaliser cet état de séparation, ces rites ont pour fonction de prévenir les mélanges et les rapprochements indus, d'empêcher qu'un de ces deux domaines n'empiète sur l'autre"...
"nous proposons d'appeler culte négatif le système formé par ces rites spéciaux. Il ne prescrivent pas au fidèle d'accomplir des prestations effectives mais se bornent à lui interdire certaines façons d'agir; ils prennent donc tous la forme de l'interdit, ou comme on dit couramment en ethnographie, du tabou".[80]
« Pour nous, le tabou présente deux significations opposées : d’un côté celle du sacré, consacré ; de l’autre, celle d’inquiétant, de dangereux, d’interdit, d’impur (…) C’est ainsi qu’au tabou se rattache la notion d’une sorte de réserve, et le tabou se manifeste essentiellement par des interdictions et des restrictions. Notre expression terreur sacrée rendrait souvent le sens de tabou (…) le tabou représente le code non écrit le plus ancien de l’humanité. »[81]
Nous pensons contrairement à Durkheim que nombre de rites positifs ont aussi cette fonction de séparer le profane et le sacré et de préserver les choses sacrées contre la pollution des choses impures, catégorie que Durkheim n'envisage pas, nous considérons qu'il y a alors trois catégories de choses: les choses sacrées, les choses profanes et les choses impures (qui sont contrairement aux choses profanes susceptibles de polluer, de souiller[82] les choses sacrées et doivent donc être absolument tenues à l'écart.
Les rites ayant pour fonction de rendre sacré ce qui est profane, de protéger le sacré de l’impur (notamment en purifiant le profane) ; nombre d’entre eux permettent de sanctifier l’acte sexuel.
« Le rapport de l’homme à sa femme, lorsqu’il convient, est le secret de l’édification du monde et de son habitation, et [l’homme] devient par lui un associé du Saint, béni soit-Il, dans l’œuvre du commencement. C’est le secret de ce que disent nos sages, que leur mémoire soit une bénédiction : Quand l’homme se joint à sa femme dans la sainteté, la Chekhina est entre eux selon le secret de Ych (homme) et Ichah (femme), et c’est : « Avant que je te forme dans la matrice, je te connaissais » (Jer. I :5)
La Lettre sur la Sainteté (et le secret de la relation entre l’homme et la femme, œuvre majeure de la littérature cabalistique théosophique, enseigne à l’homme comment il doit pratiquer l’acte sexuel afin que celui-ci ne soit pas entaché d’impureté, et que de profane il devienne sacré. Tout y est cadré et déterminé : le moment de la semaine, de la nuit, le lieu où a lieu l’acte sexuel, la nourriture qu’il s’agit de manger avant l’acte, ce à quoi l’homme doit penser durant l’acte. Tout y est organisé, laissant si peu de place à la liberté individuelle, le judaïsme ne pense pas l’individu ou s’il le pense c’est seulement en fonction de la communauté (le peuple d’Israël) ou de Dieu, ce qui d’ailleurs revient au même. Il ne s’agit là bien-sûr que de conseils, que sûrement peu d’hommes pouvaient suivre puisque la cabale n’était accessible qu’à un petit nombre d’érudits. Mais ce texte peut toutdemême être considéré comme représentatif de ce qu’il est convenu d’appeler la "pensée juive", elle-même indissociable du judaïsme ou de la religion juive.
« Le temps de la relation survient de nuit de Sabbat en nuit de Sabbat
« Le temps de la relation sexuelle se subdivise en trois parties. La première concerne le cycle du « temps » relativement aux jours, la deuxième partie concerne le cycle du « temps » relativement à la nourriture, la troisième partie concerne le cycle du « temps » relativement aux heures.
« Qui place son lit entre nord et sud aura des enfants mâles
« En disant « entre nord et sud », les sages voulaient dire entre le chaud et le froid
« La représentation mentale et la pensée détermine l’enfant à être juste ou méchant, au même titre que la nourriture, aussi faut-il que tout homme nettoie ses pensées et ses représentations mentales, qu’il les ennoblisse au moment du rapport sexuel, et qu’il ne pense ni aux objets de transgression, ni à la luxure, qu’il ne pense qu’aux choses saintes et pures. Qu’il débarrasse ses pensées ses pensées de toutes mauvaises songeries et qu’il les purifie ; qu’il pense aux justes, purs et saints, hommes de science, de sagesse et d’intelligence, car ces pensées aboutiront sur la semence et la sculpteront selon leur forme au moment de l’usage. De même, il convient qu’il apaise l’esprit de sa femme, qu’il l’égaie, la prépare et l’attire par des choses qui réjouissent le cœur afin qu’elle soit en accord avec lui pour former de belles images et de pures et nobles pensées.
« Le premier chemin porte sur l’essence de la relation. Le deuxième chemin porte sur le temps de la relation. Le troisième chemin porte sur la nourriture [appropriée] à la relation. Le quatrième chemin porte sur l’intention lors de la relation. Le cinquième chemin porte sur la qualité de la relation.
« cette relation est quelque chose de saint et de propre lorsque la chose se passe comme il convient, au temps convenable et avec une intention convenable. Que nul ne pense qu’une relation convenable comporte quoi que se soit de vil et de laid, que Dieu pardonne une telle idée, car la relation convenable est appelée « connaissance ».[83]
Nos maîtres ont enseigné : « vous éloignerez les enfants d’Israël de tout ce qui pourrait les souiller » (Lévitique XV, 31)
Mary Douglas[84] démontre que la « saleté » profane et la « souillure » sacrée, toujours définies avec le même arbitraire, contribuent à la constitution d’un ordre symbolique, c’est à dire logique, procédant par des exclusions, inclusions.
Chacun des termes que Mary Douglas emploie possède un sens propre et un sens figuré (aspect moral et social), à ce niveau dirty signifie méprisable, ignoble ; uncleaness implique l’impureté et pollution la profanation. Le sens figuré du mot français propre (clean) désigne ce qui est convenable, adapté, approprié, ce qui prend sa place dans un certain ordre.
Mary Douglas estime que le corps humain est le lieu privilégié de toute conceptualisation de la souillure. Le sperme comme le sang menstruel figurent parmi les termes symboliques les plus fortement marqués.
« Avant tout, il y a des interdits de contact : ce sont les tabous primaires dont les autres ne sont guère que des variétés particulières. Ils reposent sur ce principe que le profane ne doit pas toucher le sacré. » [85]
La femme niddah (en période d’impureté menstruelle) doit éviter tout contact avec les choses profanes mais pures (ex : les hommes) et avec bien-sûr les choses sacrées (ex : les rouleaux de la Torah).
paragraphe 16 : « Il est d’usage qu’une femme niddah, aussi longtemps que se prolonge son écoulement, avant la période de changement de linge, ne se rende pas à la synagogue, et ne prie pas. » [86]
« Plus généralement, les actes caractéristiques de la vie ordinaires sont interdits tandis que se déroulent ceux de la vie religieuse. L’acte de manger est, par lui-même, profane ; car il a lieu tous les jours, il satisfait des besoins essentiellement utilitaires et matériels, il fait partie de notre existence vulgaire. C’est pourquoi il est prohibé en temps religieux. » [87]
L’acte sexuel, comme l’acte de manger, fait partie de notre existence vulgaire, il s’agit donc de le sanctifier, "cette relation est quelque chose de saint et de propre lorsque la chose se passe comme il convient, au temps convenable et avec une intention convenable"[88].
Maïmonide[89] classe les impuretés en quatre catégories : le flux (du sang ou de la gonorrhé) et les menstrues, la lêpre, les corps morts, et le sperme. Il s’agit d’éloigner toute "malpropreté" du sanctuaire afin de le préserver. Mais seul le mélange pur/impur est interdit, « on ne se rend coupable d’aucun pêché en restant impur tant qu’on veut et en se nourrissant tant qu’on veut de choses profanes entachées d’impureté. »[90]
Nous voyons là, comment la religion juive est éminemment pratique, c’est « un dispositif idéologique, pratique et symbolique par lequel est constituée, entretenue, développée et contrôlée la conscience (individuelle et collective) de l’appartenance à une lignée croyante particulière. »[91]
Nous utilisons pour notre étude le concept de Françoise Héritier, la "valence différentielle des sexes" qui exprime un "rapport conceptuel orienté, sinon toujours hiérarchique, entre le masculin et le féminin" [92].
Ce rapport conceptuel est inscrit dans le champ de la parenté. Nous essaierons de comprendre comment ce rapport se traduit dans le judaïsme en tant que structure sociale et socialisante.
« La valence différencielle des sexes » est peut-être un concept anthropocentrique, tout comme le concept durkheimien de « sacré » ; il est en effet probable que la différence sexuelle ne se pense pas de la même manière dans toutes les sociétés, peut-être même ne se pense-t-elle seulement pas dans certaines sociétés. Le masculin et le féminin, leur séparation en deux principes, sont en effet des constructions culturelles qui ne vont pas d’elles-mêmes, ces catégories et leur séparation, leur opposition, n’existent pas dans toutes les sociétés. Encore une fois, le concept de Françoise Héritier ne peut être considéré comme universel, si nous l’utilisons ici, c’est seulement parce que nous pensons qu’il a toute sa place dans le judaïsme, il nous paraît ici fonctionner merveilleusement. Si ce concept est pour notre étude opérant, rien ne laisse penser qu’il peut être transposable à d’autres cultures.
En effet, nous ne pouvons pas aborder les catégories du sexe sans interroger les représentations touchant à "la procréation, à la formation de l'embryon, aux apports respectifs des géniteurs, et donc aux représentations des humeurs du corps: sang, sperme, lait, salive, lymphe, larmes, sueur, etc."[93]; le sang et le sperme ont en effet dans le judaïsme une place centrale quant aux catégories du pur et de l'impur, le sang représentant l'impureté féminine, le sperme l'impureté masculine, une partie considérable de la législation halakhique tourne autour de ces deux humeurs du corps que sont le sang féminin et le sperme.
Les catégories de sexes sont, quelque soit leur contenu, durables puisqu'elles ont été très tôt transmises, inculquées, par l'éducation, par l'environnement, et "relayées par tous les signaux implicites et explicites du quotidien".[94]
Les humeurs du corps sont des données d'observation qui donnent à de multiples représentations et associations. Par exemple, Aristote explique que le corps féminin est faible à cause de ses pertes de sang mensuelles que les femmes ne peuvent ni contrôler ni freiner. Alors que les hommes, s'il perdent leur sang, c'est parce qu'ils se sont mis dans des situations qu'ils recherchées et des situations souvent honorables: chasse, guerre... Les hommes peuvent aussi contrôler la perte de substance spermatique, le contrôle de cette dernière est bien souvent préconisé et organisé. "La perte de substance ne touche donc pas les individus de la même manière... Bref, il se pourrait que ce soit dans cette inégalité-là: maîtrisable versus-non, maîtrisable voulu versus subie, que se trouve la matrice de la valence différentielle des sexes."[95]
"Et le rapport conceptuel orienté se traduit en inégalité vécue."[96] Ce système de sens fonctionne, justifiant ainsi rites, interdits et pratiques quotidiennes. Ainsi , Maïmonide écrit :
"Soixante-quatorzième commandement: offrande de l'homme atteint de flux séminal après guérison :
Il s'agit du commandement qui nous a été ordonné selon lequel tout homme guéri de son flux séminal apportera un sacrifice qui consiste en ceci: "...deux tourterelles ou deux jeunes colombes... l'une comme expiatoire, l'autre comme holocauste..." C'est l'offrande de l'homme souffrant de flux séminale dont la purification n'est pas complète jusqu'à ce qu'il l'ait apportée, ainsi qu'il est écrit[97] : "Quand l'homme atteint de gonorrhée en sera délivré... le huitième jour, il se procurera deux tourterelles..."[98]
"Soixante-quinzième commandement : offrande de la femme souffrant d'écoulement [en dehors de la période mensuelle] après sa purification
Il s'agit d'un commandement qui nous a été ordonné que toute femme atteinte de flux sanguin [hors ou au-delà de son isolement ordinaire], une fois qu'il a cessé, doit apporté un sacrifice comme suit[99] :"...deux tourterelles ou deux jeunes colombes". C'est l'offrande de la femme souffrant d'écoulement hors de la période menstruelle. Elle n'obtient le pardon définitif qu'après ce sacrifice".
On pourrait peut-être objecter ainsi: puisque l'offrande de l'homme souffrant de flux séminal est la même que celle de la femme souffrant de d'écoulement hors de sa période mensuelle et que [dans ton décomptes des 613 commandements] tu prends en considération que les catégories de sacrifices [en question], sans t'occuper du genre de faute, comme tu l'as fais pour l'offrande expiatoire, l'offrande délictive inconditionnelle, l'offrande délictive conditionnelle et le sacrifice expiatoire à caractère gradué, que tu considères chaque fois comme un commandement en soi, sans t'inquiéter des diverses catégories de fautes pour lesquelles chacun de ces sacrifices peut être exigé de même, ne t'inquiète pas de la différence de sexe des personnes pour chacune desquelles l'offrande d'un volatile est exigée. [Il convient de répondre à celui qui fait une telle objection :]sache que l'offrande de l'homme souffrant d'un écoulement séminal ou celle de la femme souffrant du flux décrit plus haut n'est pas due à une faute mais est exigée dans certains cas déterminés. Si la situation était identique pour l'un comme pour l'autre, comme c'est le cas pour leur appellation en hébreu ("zav" pour l'homme, "zava" pour la femme), on devrait alors les compter ensemble. Mais il n'en est pas ainsi, car c'est l'émission séminale d'un homme qui exige un sacrifice tandis que si la femme a une seule sorte d'émission séminale , elle n'est pas considérée comme "zava"; seul le flux sanguin peut rendre la femme passible d'une offrande, tandis qu'un homme atteint d'un flux sanguin n'y est pas astreint. Le mot flux ("zivouth") signifie seulement "écoulement"; or tous les écoulements ne sont pas identiques. Dans le Sifra[100], on explique: "un homme se rend impur par écoulement séminal et une femme se rend impure par le sang": La loi du zav et de la zava diffère de celle d'un homme ou d'une femme atteints de lèpre. La preuve évidente de cela se trouve dans le Traité Keritoth[101]: "Quatre personnes [ne sont complètement pardonnées] qu'après avoir présenté un sacrifice [exigé pour chaque cas]: le zav, la zava, l'acouchée et le lépreux". Tu vois donc que l'on compte ici le zav et la zava comme deux cas différents, mais le lépreux comme un seul, qu'il s'agisse d'un homme ou d'une femme, car l'écoulement d'un homme est différent de celui d'une femme. Voici le verset concernant l'offrande de cette dernière[102]: "Lorsqu'elle sera délivrée de son flux... au huitième jour, elle se procurera deux tourterelles..."[103]
Le sperme est, lui aussi, source d'impureté: le sperme émis au cours de la copulation, le sperme émis involontairement, de même que tout écoulement continuel (pertes séminales). L'homme sera impur jusqu'au soir, il lui faudra laver tous ses vêtements. "Quand une femme a eu des relations sexuelles avec un homme, ils doivent se laver à l'eau et ils sont impurs jusqu'au soir."[104]
"L'homme mutilé par écrasement et l'homme à la verge coupée n'entreront pas dans l'assemblée du Seigneur."[105] Ces prescriptions étaient sans-doutes difficiles à appliquer, mais elles témoignent du souci sacerdotal de pureté rituelle et de virilité[106] dans la communauté du Seigneur.
Nous avons relever quelques passages, les plus démonstratifs, du Choulkane Aroukh quant à la prescription de rites positifs et négatifs concernant l’homme et la femme et leur contacts mutuels.
-contexte et constitution
Le Choulhan aroukh paraît à Venise en 1567 (5357) sous l’autorité de Rabbi Joseph Karo. Il s’agit d’un code de lois, constitué peu après l’expulsion des juifs d’Espagne. Beaucoup des juifs qui fuirent l’Espagne s’installèrent dans les pays islamiques voisins, comme ce fut le cas pour la famille de rabbi Joseph Karo. Celui-ci naquit à Tolède en 1488. Quand il eut quatre ans, sa famille et lui durent fuirent l’Espagne et s’installèrent au Portugal, dont ils furent rapidement expulsé. S’en suivit alors pour eux une dure période d’errance, ils s’établirent en Bulgarie, en Grèce puis Karo s’installa en Palestine vers 1535. C’est à Adrianople en Grêce en 1522 que Joseph Karo entreprit le Beit Yossèf , commentaire du code Arba’a Tourim de Jacob ben Acher, il y travailla pendant près de trente ans.
Le Choulhan Aroukh est en fait la version abrégée du Beit Yossef, il en rassemble les conclusions sous formes de règles succinctes. Mais ce qui rendit Karo célèbre et influent, c’est le Choulhan Aroukh.
Toutefois, ce code privilègiant des rituels sépharades, le rabbin Moïse Isserles (Rama) annota l’ouvrage de pratiques ashkénazes (la mappah, la nape), ainsi le Choulhan Aroukh s’imposa au sein des deux communautés et dans l’ensemble du peuple juif.
Selon Joseph Karo, il était à ce moment nécessaire de recenser toutes les lois pratiques du judaïsme afin d’ « unifier » le peuple juif et de parer à l’instabilité provoquée par la dislocations des populations, il s’agissait pour lui de normer les pratiques de la vie quotidienne des juifs en exil.
Pour ce faire Joseph Karo est parti d’un code déjà existant, le Arba’a Tourim ( ou Tour) de Rabbi Jacob ben Acher (1280-1340). Il s’agissait d’expliquer le texte pour ensuite proposer sa propre règle normative. Le Choulhan Aroukh est alors une synopsis du Beit Yossef destinée à l’origine aux personnes dont l’érudition était moindre notamment aux Talmidim K’tanim (jeunes élèves).
Autant les critiques que les illustres commentateurs contribuèrent à donner au Choulhan Aroukh un statut référentiel, et donc à lui conférer une autorité.
Karo était à la fois un halakhiste et un cabaliste, « on voit que Karo n’était pas l’un de ces rabbins obsédés par le seul aspect juridico-légal du judaïsme mais qu’il réunissait au contraire, en lui-même, les deux piliers de la tradition biblico-talmudique, à savoir la halakha et l’aggada (corpus de récits et de narrations à caractère symbolique ou métaphorique destiné à édifier les masses). Une telle symbiose « judéo-juive » allait permettre à l’œuvre de Karo de franchir sans encombre tant de siècles en s’enrichissant constamment de commentaires s’inscrivant dans le droit fils de sa pensée. »[107]
Cependant ce code fait-il toujours autorité aujourd’hui ? En effet, le Choulhan Aroukh correspond et répondait au contexte socio-historique de l’époque de Karo. Selon le rabbin Isaac Klein (mouvement massorti), « le Choulhan Aroukh conserve à notre époque une validité certaine, quoique relative »[108]. Celui-ci reste aujourd’hui un des derniers des grands codes, et il fait toujours consensus. Toujours d’après Isaac Klein, « il faut observer les règles du Choulhan Aroukh dans la mesure où il est le dernier grand code accepté par l’ensemble du peuple. Il doit servir de base à nos actions, pour la simple raison qu’il n’en existe aucun autre de cette ampleur »[109].
Si le Choulhan Aroukh n’est pas la Loi, il restera un guide et un code de conduite et fera autorité jusqu’à ce qu’un autre code vienne le supplanter et entériner son statut consensuel. Nous considérons alors que le Choulhan Aroukh exerce, encore aujourd’hui, l’autorité symbolique légitime au sein du judaïsme (même s’il représente davantage l’orthodoxie juive), et continue ainsi d’influencer les conduites. Cet ouvrage joue selon nous un rôle non négligeable dans le judaïsme contemporain, il fera consensus tant qu’un autre code n’aura pas été rédigé ou plutôt ; lorsqu’un autre code verra le jour, ce sera le signe que le Choulhan Aroukh ne fera plus consensus, et ne sera plus compatible avec le contexte social.
De même que nous considérons qu’un système législatif reflète la société à laquelle il s’applique, de même qu’un système législatif évolue avec sa société ; nous considérons qu’un code tel que le Choulhan Aroukh reflète les conduites, représentations, valeurs, tabous du judaïsme ; que les codes successifs du judaïsme (Michné Tora de Moïse Maïmonide (XIIe. siècle), le Tour de Jacob ben Acher (XIVe. siècle), le Choulhan Aroukh de Joseph Caro (XVIe. siècle)) sont rédigés dans un souci d’adaptation au contexte social.
Aussi, nous nous permettons d’utiliser quelques passages du Choulhan Aroukh en tant que celui-ci donne la ligne à suivre, et qu’en effet ce code a été un des plus suivi. Par ce code, nous ne cherchons pas à citer des pratiques qui auraient été effectivement suivies ou pas par l’ensemble du judaïsme, mais plutôt à mettre en lumière une volonté de normalisation et de "genralisation" des sexes. Par "il est d’usage", l’auteur du code affirme que certains ont cette habitude, il n’en fait pas une règle mais une conduite à suivre. Les conduites d’usage sont pour le sociologue ce qui fait norme, elles sont incontournables et à étudier en premier, c’est-à-dire avant les conduites déviantes. La sociologie de la déviance n’a sa place et n’a d’intérêt que si les constructions normatives d’une société ont été préalablement comprises.
Dans les passage qui vont suivre, les caractéristiques qui seront rangées dans chacune des catégories orienteront la "féminité" et la "masculinité", prescriront à la femme ce qu'elle doit faire pour être "femme" et à l'homme ce qu'il doit faire pour être "homme".
« Il est défendu à un homme de mettre même un seul vêtement de femme, quoique, par le reste de ses vêtements, on reconnaisse qu'il est un homme. De même, il est défendu à une femme de revêtir même un seul vêtement d'homme. Et ceci ne s'applique pas qu'au vêtements: tout ornement, tout objet de toilette, toute parure destinée à une femme d'après l'usage local, il sera interdit à un homme de s'en orner, et de se parer avec cela; de même, tout ce qui est destiné à un homme est interdit à une femme.
« Il est défendu à un homme de supprimer les poils de l'aisselle, et des parties inférieures, même avec des ciseaux (qui couperaient) comme un rasoir; c'est-à-dire qui raseraient tout près de la peau; car c'est là un soin destiné au femmes.
« Il est interdit à un homme d'arracher ne serait-ce qu'un cheveu blanc entre ses cheveux noirs, car se sont les femmes qui font cela pour être belles, et un homme ne pourra le faire, à cause de l'interdiction: "L'homme ne s'habillera pas (comme une femme)", (Deutéronome XXII, 5). De même, il est défendu à un homme de teindre en noir ne serait-ce qu'un cheveu blanc. Il est aussi défendu à un homme de se regarder dans un miroir; s'il le fait pour raison de santé, pour se raser, ou pour enlever les taches de sa figure ou du duvet de sa tête, ce serait permis. »[110]
Ici, nous voyons la séparation sociale des deux genres, la catégorisation du genre féminin et du genre masculin où les hommes et les femmes se trouvent enfermés, ces deux catégories sont complètement imperméables, il est impossible de passer de l'une à l'autre voire même de s'approcher de l'autre catégorie -celle où l'individu n'est pas inscrit biologiquement- sans perturber la construction genrée de la société.
Nous voyons ici comment la religion contribue à véhiculer la construction sociale des sexes, à déterminer le féminin et le masculin, et à permettre la sacralisation de cette différence ainsi déterminée. Ce qui fait qu'on parlera alors de nature féminine et nature masculine; par exemple la femme se maquillera, ce fera belle, séduisante parce que c'est dans la nature féminine, elle aura soin d'enlever ses poils parce que le poils est un attribut « viril », masculinisant; en diminuant la masculinité on augmente la féminité et vice-versa.
Ainsi, Maïmonide écrit :
« C’est encore pour cette même raison [d’idolâtrie] qu’il est dit : "la femme ne portera pas d’armure d’homme, et l’homme ne mettra pas de vêtement de femme"(Deut. 22, 5). Tu trouveras cela dans le livre de Tomtom, qui prescrit qu’un homme, en se présentant devant la planète de Vénus, soit vêtu d’un habit de femme bariolé, et qu’une femme se couvre d’une cuirasse et d’armes de guerre en se présentant devant Mars. Cette défense, je crois a encore une raison : c’est qu’une telle action excite les passions et conduit à toutes sortes de débauches."[111]
Le travestisme est en effet condamné, il dérange les catégories, brouille les cartes, est un acte subversif en ce sens qu’il dérange l’ordre établi. Le travestisme est donc un acte déviant, c’est pourquoi il doit avoir lieu dans un cadre bien précis ; il doit être "institutionnalisé" en des rites bien spécifiques et qui ont une fonction très particulière. En effet, renverser l’ordre établi pendant une période festive[112] permet d’asseoir d’autant mieux cet ordre, si l’ordre est renversé pendant quelques jours, ce n’est que pour mieux le rétablir après. On pourrait rapprocher ça de ce que Bourdieu appelle la « violence symbolique », on permet aux individus de croire qu’ils ont sont libres de choisir, de changer de catégorie sociale, de s’élever socialement, alors que bien-sûr il n’en est rien, "les individus n’ont que les espérances de leurs chances"[113]. C’est par exemple ce qui se passe au Carnaval de Rio, où les "pauvres" peuvent se déguiser en "riches" et ainsi se moquer d’eux, et l’on sait que Rio est une des villes du mondes où le fossé entre les "riches" et les "pauvres" est le plus grand. Un tel rite permet d’éviter d’éventuels phénomènes de "crise" sociale, de révolte des dominés. Les dominés prennent la place des dominants quelques jours et ensuite la domination peut continuer de s’exercer pacifiquement et consensuellement. Toutes les fêtes ou manifestations ritualisées et contrôlées sont le produit même de la domination en place, et parent ainsi les actes déviants autonomes qui eux seraient dangereux en menaceraient l’ordre établi. On peut rapprocher les fêtes de Pourim, où nombre de personnes et même certains rabbins se travestissaient en femmes, avec des manifestations comme la « Gaypride » à Berlin ou la « Loveparade » à Paris…au cours desquels, pendant quelques jours, on a le droit à toutes sortes d’extravagances, on a le droit de brouiller les cartes.
Nous avons vu comment l’homme et la femmes n’étaient pas égaux face à la perte de matière ; en effet, si la femme n’a aucun pouvoir de contrôle de sa perte de sang (menstrues), l’homme quant à lui peut et doit donc contrôler sa perte de sperme, il ne doit éjaculer que lorsqu’il convient.
« La matière séminale est la vigueur du corps et la clarté des yeux ; si on en élimine trop, le corps s’affaiblit, et la vie s’abrège. Si quelqu’un s’abandonne trop à pratiquer cette intimité, il vieillira tôt, sa force disparaîtra, ses yeux deviendront faibles, une mauvaise haleine se dégagera de sa bouche ; les cheveux de sa tête, ses sourcils et ces cils tomberont ; les poils de sa barbe, de ses aisselles, de ses pieds, pousseront ; ses dents tomberont… »
L’homme doit pouvoir contrôler sa libido, sa perte de sperme, sinon il sera directement atteint dans sa « virilité ».
-chapitre CLI : « interdiction de causer inutilement une élimination de matière séminale, et remèdes pour celui qui aurait transgressé cette interdiction » :
1-Il est défendu d’éliminer inutilement de la matière séminale ; cette faute est plus grave encore que toutes les autres transgressions de la Thorah. Ceux qui forniquent avec les mains et répandent inutilement de la matière séminale, n’ont pas seulement enfreint une grande interdiction, mais en agissant ainsi, ils s’exposent à être excommuniés ; à leur sujet il est dit : « Vos mains sont pleines de sang » (Isaïe, I, 15) ; ceux qui agissent ainsi sont semblables à des assassins… »
L’onanisme est donc interdit, l’homme a un devoir de contrôle, de maîtrise de son corps, de maîtrise des humeurs de son corps.
-chapitre CLII : « Règles interdisant l’isolement, et toute autre familiarité avec les femmes » :
« paragraphe 13 : …si l’on touche de façon affectueuse une niddah, on mérite donc la flagellation-, en dehors de cette grave infraction, on éveille par là ses mauvais instincts, on s’excite ainsi volontairement, et on pourrait être amené, que Dieu nous en préserve, à une éjaculation inutile de matière séminale. » [114]
L’homme ne doit jamais éjaculer « inutilement » au risque de rendre la matière séminale non seulement profane mais souillante.
Le sperme (semence) a donc un rôle essentiel, il doit donc être sanctifié comme nous pouvons le voir dans ces quelques passages de « La Lettre sur la Sainteté »[115] :
« …sache que la matière et la nature de l’homme font qu’il est bon ou mauvais sous l’angle de la constitution du tempérament, suivant la goutte [de semence] à partir de laquelle il a été élaboré ; il en résulte que la relation [sexuelle] d’un homme est cause soit de la sanctification du Nom soit de sa profanation, en fonction des enfants qu’il fera naître. » (p.226)
« En voici le secret : quand la goutte de semence se répand dans la sainteté et la pureté, elle émane du lieu de la connaissance et du discernement qui est le cerveau. »(p.229)
« L’homme mange des aliments appropriés et à mi-chemin entre le chaud et le froid, pour qu’ils relèvent des choses engendrant un sang propre et pur, puisque ce sang est destiné à être transformé en goutte de semence et à être le fondement et la bâtisse de l’enfant qui naîtra de cette union. » (243)
« La nourriture dont l’homme se nourrit subit trois sortes de moulages et lors du quatrième stade elle devient de la semence ou du sang blanc qui alimente le corps » (237)
L’homme doit aussi contrôler la perte de substance séminale de la femme, il doit contrôler sa propre éjaculation et celle de la femme.
« Qui fait usage de son lit lorsque son corps est à moyenne température, à mi-chemin entre le chaud et le froid, ses organes directeurs pourront alors être au repos et il n’éjaculera pas à partir d’eux précipitamment, mais il sera en état de copuler avec lenteur et la femme s'échauffera pour éjaculer la première. La semence de la femme sera ainsi à l’image de l’argile et lorsqu’ensuite entrera la semence de l’homme, celle-là sera à l’image du potier qui sculpte une forme dans l’argile, tel est le secret de : « Une femme fera semence et enfantera un mâle. »(Lév. 12 :2) » (238)
Ce qui nous amène à un problème essentiel, celui de la procréation. En effet, nous ne pouvons pas aborder les catégories du sexe sans interroger les représentations touchant à "la procréation, à la formation de l'embryon, aux apports respectifs des géniteurs, et donc aux représentations des humeurs du corps: sang, sperme, lait, salive, lymphe, larmes, sueur, etc."[116];
« C’est à ce secret là que les sages pensaient quand ils ont dit : Trois associés sont en l’homme, à savoir son père, sa mère et au-dessus d’eux le Saint béni soit-Il. »(232)sainteté
« Il y a trois associés dans la création d’un homme : le Saint, béni soit-Il, le père et la mère. Le père donne le blanc qui formera les os, les tendons, les ongles, la substance cérébrale et le blanc des yeux ; la mère donne le rouge qui engendre la peau, la chair, le sang, les cheveux et le noir des yeux. Enfin le Saint, béni soit-il, lui donne la vie et l’âme, la beauté des traits, la vue, l’ouïe et la parole, le mouvement des bras et la marche, l’intelligence et la conscience. » (Niddah 31 a)
Il apparaît que la femme a un rôle déterminant dans la conception d’un fils alors que l’homme a un rôle dans la conception d’une fille. La conception apparaît « croisée » (père/fille ; mère/fils) et celle-ci se fait à trois (femme, homme et Dieu).
« Si une femme émet sa semence en premier, elle portera un fils ; si c’est l’homme, elle portera une fille. » (Niddah 40 a)
« D’ailleurs les hommes se contrôlent pendant le rapport de manière que leur femme émettent leur semence en premier pour que leurs enfants soient des fils. » (Niddah 31a)
Un travail de construction pratique imposant une définition différenciée des usages légitimes du corps, sexuels notamment, est donc à l’œuvre.
« L’effet de la domination symbolique (qu’elle soit d’ethnie, de genre, de culture, de langue, etc.) s’exerce non dans la logique pure des consciences connaissantes, mais à travers les schèmes de perception, d’appréciation et d’action qui sont constitutifs des habitus et qui fondent, en deçà des décisions de la conscience et des contrôles de volonté, une relation de connaissance profondément obscure à elle-même. Ainsi la logique paradoxale de la domination masculine et de la soumission féminine, dont on peut dire à la fois, et sans contradiction, qu’elle est spontanée et extorquée, ne se comprend que si l’on prend acte des effets durables que l’ordre social exerce sur les femmes (et les hommes), c’est-à-dire les dispositions spontanément accordées à cet ordre qu’elle leur impose. »[117]
« La force particulière de la sociodicée masculine lui vient de ce qu’elle cumule et condense deux opérations : elle légitime une relation de domination en l’inscrivant dans une nature biologique qui elle-même une construction sociale naturalisée. »[118]
Chacun des deux genres n’a d’existence que relationnelle, est le produit du travail de construction diacritique, à la fois théorique et pratique, produit un corps socialement différencié du genre opposé, c’est-à-dire un habitus masculin donc non-féminin, ou féminin donc non-masculin (=opposition systématique des deux genres).
« L’intention objective de nier, d’abolir les attaches, les attachements à la mère, à la terre, à l’humide, à la nature, se manifeste par exemple dans des rites de passage comme la première coupe de cheveux des garçons et dans toutes les cérémonies qui marquent le passage du seuil du monde masculin, et qui trouvent leur couronnement avec la circoncision. »[119]
« Lorsqu’une femme a conçu un enfant mâle, elle sera impure pendant sept jours, comme aux jours de l’isolement, à cause de sa souffrance. Au huitième jours, on circoncira l’excroissance de l’enfant. » (Lev. 12, 2)
« Dans la longue suite des rappels à l’ordre muets, les rites d’institution occupent une place à part, en raison de leur caractère solennel et extra-ordinaire : ils visent à instaurer, au nom et en présence de toute la collectivité mobilisée, une séparation sacralisante non seulement, comme le laisse croire la notion de rite de passage, entre ceux qui ont déjà reçu la marque distinctive et ceux qui ne l’ont pas encore reçue, parce que trop jeunes, mais aussi et surtout entre ceux qui sont socialement dignes de la recevoir et celles qui en sont à jamais exclues, c’est-à-dire les femmes ; ou comme dans le cas de la circoncision, rite d’institution de la masculinité par excellence, entre ceux dont elle consacre la virilité tout en les préparant symboliquement à l’exercer et celles qui ne sont pas en état de subir l’initiation et qui ne peuvent pas ne pas se découvrir comme privées de ce qui constitue l’occasion et le support du rituel de confirmation de la virilité »[120].
La signification de la circoncision est fondée sur la double opposition mère/père et nature/culture. On naît juif par la mère, mais on naît imparfait, la nature est imparfaite. Le père achève la création en faisant pratiquer la circoncision : il impose la marque culturelle sur la nature. Les mohalim rappellent souvent qu’ils complètent l’œuvre de la Création. La mère transmet l’identité brute, le père l’identité religieuse, l’homme engendre, la femme enfante, l’homme féconde les âmes, la femme les corps. Beaucoup d’actes servent à séparer le garçon de sa mère (symboliser la coupure et la sexualité virile). L’importance de la première coupe de cheveux est liée au fait que la chevelure, féminité, est un des liens symboliques qui rattachent le garçon au monde maternel. C’est au père qu’incombe d’opérer cette coupe (= travail de virilisation ou de déféminisation)[121]. Il s’agit de dépouiller les garçons de tout ce qui peut rester en de féminin.
Pour les filles, il s’agit alors d’imposer des limites qui toutes concerne le corps défini, la femme étant constituée comme une entité négative définie seulement par défaut, (intériorisation des principes fondamentaux de l’art de vivre féminin, de la bonne tenue, inséparablement corporelle et morale en apprenant à revêtir et à porter les différents vêtements correspondants à ses différents états successifs, petite fille, vierge nubile, épouse, mère de famille). La morale féminine s’exerce continuellement à travers la contrainte du vêtement ou de la chevelure[122]. La masculinité est le modèle de référence, la féminité est construite en parfaite opposition à la masculinité. La virilité est un attribut primordial de la masculinité, elle atteste de la masculinité et la déféminisation de l’homme ; les rites de passages (circonsision, coupe des cheveux…) sont des rites virilisants et attestant de la masculinité du garçon. La virilité est un attribut masculin, masculinise et déféminise la personne. Un homme qui ne serait pas viril serait suspecté de n’être pas déféminisé. La virilité atteste du rejet de toute trace de féminité, de la « bonne » masculinité. Pierre Bourdieu entend la « virilité » comme capacité reproductive, sexuelle et sociale, et aussi comme aptitude au combat et à l’exercice de la violence (dans la vengeance notamment), la « virilité » est avant tout une charge . Par opposition, la femme, dont l’honneur, essentiellement négatif, ne peut qu’être défendu ou perdu, sa vertu étant successivement virginité et fidélité. L’homme, « vraiment homme » est celui qui se sent tenu d’être à la hauteur de la possibilité qui lui est offerte d’accroître son honneur en cherchant la gloire et la distinction dans la sphère publique. Selon Bourdieu, la masculinité est pensée comme « noblesse ». La masculinité est une notion éminemment relationnelle, construite comme la référence, comme le modèle, la féminité étant alors l’inverse de ce modèle, construite pour les hommes et contre la féminité, dans une sorte de peur du féminin. Par exemple, le premier récit de la Création (Gen. 1,27) est à ce titre intéressant ; l’adam est créé, il signifie « être humain » ou « Homme » en français, et cette humanité apparaît sous deux formes : féminine et masculine. Mais l’adam est masculinisé et appelé ich (Gen. 2,23), la femme est appelée par rapport à lui icha (féminin de ich, la "a" étant en hébreu la marque du féminin), en français, on pourrait alors traduire icha par "hommesse".
La masculinité de l’homme doit d’ailleurs être intègre sinon il est impur au même titre que la femme et se trouvera isolé comme elle, s’il il manque quelque chose à l’homme celui-ci s’en trouve démasculinisé, féminisé ; la féminité signifie (toujours par opposition au masculin, au modèle) le manque[123]. « L’homme mutilé par écrasement et l’homme à la verge coupée n’entreront pas dans l’assemblée du Seigneur » (Lév. 15, 18)
Bourdieu a établit un « schéma synoptique des oppositions pertinentes » en se basant sur son observation de la société kabyle ; nous essayons ici de reproduire un schéma des oppositions à l’œuvre dans le judaïsme. Bourdieu explique qu’on peut lire ce schéma en s’attachant soit aux oppositions verticales (sec/humide, masculin/féminin ; haut/bas…), soit aux processus (cycle de vie, année agraire…) et aux mouvements (ouvrir/fermer, entrer/sortir…). Notre schéma ci-après présenté est loin d’être complet, il recense seulement les oppositions révélées dans notre présente étude.
Grille d'entretien:
Talon sociologique:
· sexe
· âge
· profession
· niveau scolaire
· situation matrimoniale
· religion
· religion père
· religion mère
· religion conjoint
· métier père
· métier mère
· métier conjoint
· pays d'origine père
· pays d'origine mère
· En quoi êtes-vous juif (ve) ?
· Identité juive
· croyance
· pratique
· rites (circoncision, barmitsvah, mariage religieux...)
· courant conservateur, orthodoxe, libéral
· hébreu
· connaissance du judaïsme (patriarches, matriarches, femmes de la Bible)
· que représente un rabbin
· relation avec Israël
· Que représente pour vous la femme juive?
· premiers mots qui vous viennent à l’esprit
· rôle, place, fonction, statut
· homme juif
· différence hô/femme
· femme non-juive
· Qui transmet le judaïsme?
· mère (que transmet-elle, donne-t-elle?) (identité religieuse, identité brute, âme...)
· père
· Dieu
· Que signifie le mariage, pourquoi se marie-t-on?
· pour Dieu, pour donner un enfant à son mari (fils) et vice-versa, pour le plaisir ...
· procréation
· rôle du sang, du sperme, de Dieu
· impureté de la femme (signification, importance, comment la respectez-vous)
· impureté masculine
· fils (circoncision, barmitsvah), fille
· sexualité pour plaisir, pour procréation
· domestique
· travail femme
· ménage
· courses
· repas
· éducation enfants...
· femmes et synagogue
· étude thora
· batmitsvah
· rabbin
· minian
· port des téphilines, talith
· mélange ho/femme synagogue
· maître, sage
· membre du tribunal rabbinique
· témoin
· droits femmes
· contraception
· avortement
· divorce demandé par la femme (get), problème des agounot
· femme peut tout faire comme l'homme sauf quoi?
· Ll'égalité homme-femme est-elle conciliable avec la religion juive, quel rôle doit jouer le judaïsme, le judaïsme doit-il évoluer, doit-il s’inscrire dans la modernité ou pas ?
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[1] DURKHEIM (Emile), Les règles de la méthode sociologique, 1968, (1885), p.34.
Il nous semble en effet que chaque être humain est responsable de ses
propres actes et doit agir selon sa conscience propre et non pas sous
l’influence ou l’ordre d’une autre personne s’il juge cet acte mauvais ainsi
que l’affirme la morale kantienne.
« La cabale extatique, à l’opposé, représente le mystique ou ses
facultés spirituelles comme féminin, alors que les puissances supérieures, en
l’occurrence l’Intellect Actif, ou Dieu lui-même, sont regardées comme un
partenaire masculin. », in Moshé Idel, Métaphores et pratiques
sexuelles dans la cabale, p.330. La cabale théosophique est essentiellement représentée par le Zohar,
et la cabale extatique est représentée par l’école de R. Abraham Aboulafia. La Lettre sur la Sainteté plutôt cabale théosophique bien
que extatique.
« C’est que le discours analytique démontre, en ceci que, pour
un de ces êtres comme sexués, pour l’homme en tant qu’il est pourvu de l’organe
dit phallique –j’ai dit dit-, le sexe corporel, le sexe de la femme-
j’ai dit de la femme, alors que justement, il n’y a pas la femme,
la femme n’est pas toute le sexe de la femme ne lui dit rien, si ce
n’est par l’intermédiaire de la jouissance du corps. » in Lacan Jacques, Séminaire
livre XX, Encore, 1972-1973, Le Seuil, 1975, p. 13.