LA
KABBALE
ou
la
dialectique
de la création
Comment un
philosophe pourrait-il
avoir besoin d'un
kabbaliste?
Ta pensée a déjà
exploré tous le recoins de la création et tu l'as conquise
par tes démonstrations irréfutables.
En quoi te serais-je
utile ?
Rabbi Moshé 'HayyimLuzzatto,
Le philosophe et le
kabbaliste
INTRODUCTION GENERALE
et présentation des outils
utilisés dans cette étude
A. orientation de notre étude
Le ספר בראשית [sefer bereshith], ou Livre de la Genèse, est probablement un des textes les plus commentés par les traditions juive et chrétienne, autant que l'Exode, les Psaumes ou le Cantique des Cantiques ; ce qui ne signifie pas qu'il n'y ait plus rien à dire à son sujet ; c'est au contraire le propre de tout texte qu'il dise toujours plus que ce qu'on lui a déjà fait dire, surtout si c'est un texte sacré. Cette étude ne prétend donc en aucun cas à l'exhaustivité, mais ne peut non plus se résumer à ce qui a déjà été dit ici ou là par les plus grands. Au sein de la tradition philosophique occidentale qui nous est familière, cet ouvrage a surtout fait l'objet de deux types d'interprétation; une, qui à partir du texte développe un discours philosophique analogue à la cosmologie aristotélicienne : בראשית [bereshith] devient discours sur le monde ; et une autre, qui l'analyse comme discours littéraire et en montre la provenance historique. Nous pensons au contraire qu'il existe une autre voie de compréhension du texte, hors du discours scientifique et hors de la philologie ; cette voie, nous pensons que c'est la kabbale qui nous l'offre, en ce qu'elle développe un discours philosophique et en même temps non scientifique (en tout cas, son discours ne cadre pas avec la science telle qu'elle s'est constituée autour du texte biblique). Si la kabbale est un discours religieux, elle n'est pas pour autant discours dogmatique et théologique; elle est un discours qui ne se présente pas immédiatement comme philosophique, mais dont l'enseignement est à notre avis susceptible de se prêter à une analyse philosophique. On l'aura compris, le présent travail ne prétend pas extraire de בראשית des vérités philosophiques qui seraient présentes dans le texte; il vise simplement à montrer en quoi la kabbale qui porte sur ce texte -ce qu'on appelle מעשה בראשית [ma'aseh bereshith], "l'oeuvre du Commencement"- est porteuse de signification philosophique. Ceci est donc une étude sur la kabbale en tant qu'elle se présente à travers le discours sur בראשית et vise à déterminer en quelle mesure la kabbale peut renouveler le discours et les outils philosophiques. Sont donc exclues de notre champ d'étude toutes les oeuvres qui portent directement sur la Genèse comme discours philosophique; à titre d'exemple, aucune discussion ne sera engagée entre une thèse aristotélicienne tenante de l'éternité du monde et une thèse biblique de sa création. Par contre, une comparaison entre la conception grecque du monde et une conception kabbalistique trouvera, elle, sa place à un moment de l'analyse; car il s'agira ici d'une analyse au deuxième degré de בראשית, à travers la formalisation que lui impose la kabbale. Ainsi on s'intéressera assez peu à ce que dirait le texte de lui-même, dans une autonomie sans doute illusoire, au profit de ce qui est dit du texte dans les textes de la tradition. On pourrait penser que, ce faisant, on s'éloigne fautivement du texte; tout au contraire, ce détour par le commentaire traditionnel nous ramène au texte lui-même en tant que signifiant indépendant de son signifié; ce qui nous intéresse, ce n'est pas ce qu'il raconte, mais la façon dont il le raconte; בראשית sera considéré non comme une narration d'évènements réels, mythologiques ou allégoriques, mais comme un texte, c'est-à-dire un ensemble de signifiants débordant indéfiniment le signifié immédiat. Nous pensons que c'est cette perspective qui différencie essentiellement la tradition éxégétique juive de la tradition chrétienne; cette hypothèse ne pourra se vérifier que lors du développement même de cette étude, mais on peut déjà le vérifier en comparant les deux traditions exégétiques juive et chrétienne : la doctrine des "quatre sens de l'Ecriture" et les "quatre niveaux de signification"; comparaison qui est en outre indispensable à la bonne compréhension de l'ensemble de cette étude.
B. Comparaison des traditions exégétiques juive et chrétienne
Tentative de mise en
parallèle
La thématisation de chacune de ces traditions est assez difficile à situer historiquement, mais elle est en tous cas fixée des deux côtés vers le treizième siècle; il est probable que la doctrine chrétienne ait influencé la conception juive, qui est plus ou moins fixée dans le Zohar (Tiquné haZohar, 26b) à partir du texte de Genèse 2, 10 et de la Aggadah des quatre Rabbis (Talmud Babli, Haguiga II, 1, 14b-16a) (ce texte sera analysé différemment dans la suite de l'étude). On y distingue quatre sens, associés aux quatre "têtes" du fleuve qui "arrosait le jardin" et aux quatre Rabbis qui entrèrent au פרדס [pardes]. On trouve tout d'abord le פשט [pshat], qui "répète les règles"; c'est le sens "simple" ou "littéral"; il correspond à Ben Azzaï, qui mourut; ensuite, le רמז [remez], sens "allusif", qui est comme "le tombeau de Moïse", dont "nul ne sait où [il] se trouve, jusqu'au jour où il sera révélé"; il correspond à Ben Zoma, qui devint fou. Ensuite vient le דרש [drash], "le langage aigu et subtil de l'interprétation talmudique"; il correspond à l'Autre (Elicha ben Abouya), qui apostasia. Et enfin se présente le סוד [sod], "le cerveau dans lequel il y a fructification et multiplication"; c'est rabbi Aqiba, qui "ressortit en paix".
Dans la tradition chrétienne également, on trouve quatre sens : le sens littéral auquel s'ajoutent trois sens spirituels, l'allégorie, la tropologie et l'anagogie. Tentons de mettre en parallèle ces deux conceptions :
- Le פשט et le sens littéral semblent assez proches; ils s'attachent au sens immédiat du texte, sans chercher apparemment à en tirer des enseignements trop peu explicites ;
- Leרמז et le sens allégorique sont encore dans leur approche assez semblables, puisqu'ils semblent marquer tout deux le passage à un sens autre, moins explicite, fonctionnant par allusion; la spécialisation très largement christologique de l'allégorie, les événements rapportés dans l'Ancien Testament étant pris comme symboles de la vie du Christ, ne remet pas pour l'instant en cause le rapprochement des deux traditions.
- De même, le סוד et le sens anagogique sont en apparence très proches, puisqu'ils constituent une approche ésotérique et mystique du texte biblique, sans lien explicite avec le texte.
- La plus grande difficulté dans cette tentative de parallélisme est la place duדרש en regard du sens tropologique ou "moral", car le דרש couvre un champ bien plus large et se présente plutôt de prime abord comme un commentaire mythologique du texte; en voici un exemple (Bereshit Rabba, II, 2) :
וְהָאָרֶץ
הָיְתָה
תֹהוּ
וָבֹהוּ
( " Et la terre fut désolation et confusion", Gen. 1, 2). Rabbi Abahu
et Rabbi Yehuda ben Shim'on. Dire de Rabbi Abahu : Parabole de ce roi qui
s'était acheté deux serviteurs, tous deux sur un acte de vente unique, et au
même prix. Il décréta que le premier devait être nourri aux frais du trésor
royal, tandis que l'autre aurait à travailler pour manger. S'effondrant, dans
la désolation et la confusion, le second s'écria : Tous deux avons été achetés
sur un acte de vente unique et au même prix, or lui est nourri aux frais du
trésor tandis que moi, je ne me nourris qu'au prix du labeur ! C'est ainsi que,
s'effondrant, dans la désolation et la confusion, la terre s'écria: L'en-haut
et l'en-bas furent créés ensemble, or l'en-haut se nourrit de la splendeur de
la Chehina tandis que l'en-bas ne se
nourrit qu'au prix du labeur !
Cet exemple suffit à comprendre que le דרש déborde très largement le sens tropologique et est étranger à la distinction des "quatre sens de l'Ecriture" dans l'optique chrétienne. Inversement l'enseignement moral peut se trouver dans tous les niveaux du פרדס (acronyme de פשט, רמז, דרש, סוד qui signifie "Paradis", celui dans lequel précisément sont entrés les quatre Rabbis). Il semble donc que le parallélisme, bien que justifié historiquement, soit très limité. Il faut théoriser autrement le פרדס. Pour cela il faut analyser dans chacune des traditions la façon dont les sens sont ou non liés entre eux.
Dans le christianisme, on opère un saut méthodologique entre le sens littéral et les sens spirituels; le premier s'intéresse à ce que dit le texte, les seconds à ce que symbolise le signifié littéral; et les sens spirituels sont liés entre eux, à partir de la figure centrale du Christ, ce qui peut se schématiser ainsi :
La doctrine des quatre sens est donc très largement close par la figure du Christ en laquelle se résout l'ensemble des significations du monde. Elle quitte le signifiant du texte pour faire de son signifié la base de son interprétation spirituelle; de ce fait le signe spirituel est un rapport entre deux choses liées analogiquement; c'est un rapport symbolique qui trouve sa perfection dans le Christ.
Il en va tout autrement dans le judaïsme. La pensée juive ignore cette distinction entre signifiant et signifié, et par là est incapable de ce détacher du texte pour faire des choses un signifiant symbolique; bien que les symboles ne soient pas absents de son analyse, elle n'en fait absolument pas un usage systématique. En un sens, les Juifs sont bien "esclaves de la lettre" car jamais ils ne sortent de la perspective textuelle. Jamais la Torah ne renvoie à autre chose qu'un texte, et les quatre niveaux d'interprétation restent dans une telle perspective, c'est-à-dire qu'ils se constituent eux-mêmes en textes indépendants; par là, il n'y pas de pensée systématisée des rapports entre les différents niveaux.
Mais en conséquence il n'y a pas dans la pensée juive de clôture du sens; puisque chaque niveau d'interprétation se constitue en texte, il est lui-même objet d'interprétation et ceci à l'infini;
On est donc en présence de deux philosophies différentes du texte. Dans le christianisme, le Christ apporte une clôture définitive du sens de l'Ecriture et du monde en les sublimant, en les transcendant. Ce qui importe, c'est le signifié christique qui se donne dans l'Evangile. Au contraire dans le judaïsme le Messie joue un rôle exactement inverse puisqu'il n'est pas venu et qu'en un sens il est toujours à-venir sans jamais être là; il y a donc prolongation indéfinie du signifiant sans qu'on atteigne jamais un signifié définitif, et l'exégèse n'est pas là pour prendre acte de l'arrivée du Messie, mais pour le faire arriver.
On peut maintenant analyser plus en profondeur les structures du פרדס.
Le פרדס : une question de distance au texte
Ce titre peut sembler paradoxal après qu'on a dit que l'exégèse juive ne quittait jamais le texte; mais en fait, si elle ne quitte pas l'élément textuel, les nouveaux textes qui se constituent dans l'interprétation s'éloignent très fortement du signifiant explicite de base. Nous nous baserons pour cette analyse sur l'étude très pénétrante d'Henri Atlan : "niveaux de signification et athéisme de l'Ecriture" (in Colloque des intellectuels juifs de France : La Bible au Présent).
Leפשט ne se limite pas à l'explicite du texte mais propose aussi des analyses de l'implicite, en tant qu'on peut raisonnablement le retrouver dans le texte; il n'est pas une simple paraphrase du texte, il en est une véritable interprétation exhaustive, mais sur le même niveau, le niveau du présent dans le texte. C'est pourquoi à ce niveau il peut y avoir contradiction entre les différents commentateurs, ce qui n'est plus possible par la suite; "la question même pour un commentaire d'avoir raison par rapport à un autre n'a de sens qu'au niveau du פשט et ne se pose pas ailleurs".
Le רמז se base sur les allusions du texte, c'est-à-dire ce dont l'absence est marquée dans le texte; soit que ces allusions soient réelles, soit qu'on prenne certains de ses éléments comme allusifs, tels que les mots ou tournures rares ou incongrus. Une allusion ou plutôt un manque réel, c'est par exemple le verset (Gn. 4, 15) : "Quiconque tue Caïn, sept fois on se vengera de lui". Ici, le texte entretient une ambiguïté sur ce à quoi le deuxième membre de la phrase renvoie; est-ce le meurtrier de Caïn dont on se vengera ou du crime de Caïn ?
Mais parfois le texte n'est pas incomplet et son פשט se suffit à lui-même; seulement certaines expressions, ou certains mots, ou certaines situations attirent l'attention pour une raison ou pour une autre, et le commentaire les considère comme faisant allusion à quelque chose d'autre. Par exemple dans le livre de Ruth (2, 14) on trouve cette expression : "Approche-toi ici (הֲלם) [halom], tu mangeras du pain et tu tremperas ton morceau dans du vinaigre". Si le sens obvie ne pose pas de problèmes, le mot הֲלם est rare et ne se rencontre que dans un autre verset (II Sm.7, 18) : "Le roi David est arrivé et s'est assis devant Dieu et il a dit : qui suis-je Seigneur mon Maître et qu'est ma maison que Tu m'aies amené jusqu'ici (הֲלם) ?". Ce parallélisme, joint au fait que Ruth est l'initiatrice de la lignée davidique, permet d'interpréter le premier verset comme une allusion prophétique de Boaz. "L'approche de Ruth vers Boaz fait ainsi allusion à l'approche de David, descendant de Ruth, vers la royauté". Suit alors dans le Midrash une discussion sur la portée messianique de la fin du verset. A partir de ce niveau on ne peut plus parler d'interprétations qui se contredisent; il y a une simple juxtaposition et coexistence.
Le דרש se base sur des éléments qui sont tellement absents du texte que cette absence elle-même est absente du texte. C'est une demande qui s'applique arbitrairement au texte et le sursature en l'élargissant à un contexte qu'il ne demande pas de lui-même. Par exemple à propos de Gn. 3, 8 : "et ils entendirent la voix de Dieu qui allait dans le jardin", on trouve quantité de récits aggadiques qui demandent : "que disait cette voix?". On interroge encore à ce niveau au sujet de l'Arbre de la Connaissance "de quelle espèce était-il? Une vigne, un figuier,...?" En tant qu'il construit un contexte, il prend souvent la forme de récit mythique, ou Aggada. Il faut remarquer un des modes d'interprétation très marqué dans le דרש : l'analyse des couronnes, qui n'apparaissent que sur les ספרי תורה [sifrê torah]; on les interprète comme des marques d'une question qui est à poser même si le corps du texte ne la demande pas.
Le סוד se situe encore au-delà de cette absence totale, il se situe complètement en-dehors du texte comme chaîne de signifiants. Il en opère une déconstruction totale à partir d'un système formel appliqué de l'extérieur. La liste des sept rois d'Edom en Gn. 36, 31 est ainsi interprété comme un récit de la "brisure des vases" au sein de la kabbale lourianique. Ce faisant il fait émerger un autre texte totalement différent, et en ce sens on peut dire que leסוד reconstitue un פשט, qui est lui-même à réinterpréter.
On voit donc que l'élévation à travers ces niveaux n'est pas un mouvement de l'explicite vers l'implicite, mais de ce qui est présent dans le texte à ce qui en est absent, tellement absent qu'à cette distance le texte d'origine s'efface. Le texte n'est plus pris comme un signifiant renvoyant à un signifié linguistique ou symbolique, mais comme un "prétexte à contexte".
Analysons plus précisément les outils les plus fréquents de cet éloignement du texte. Si nous laissons de côté les structures séphirotiques, qui relèvent plus spécifiquement duסוד , on trouve encore le צרוף [tseruf](ou טמורה [temurah]), la נוטריקון [notarikon] et la גמטריא [guematriah].
1. Le צרוף(ou טמורה)
C'est une technique qui consiste à considérer le mot ou le verset interprété comme un anagramme qu'il faut décoder. En voici quelques exemples, tirés de L'alphabet hébreu et ses symboles :
בראשית peut donner א''בתשרי ['aleph betishri], "le 1er [du mois de] Tichri", soit Rosh Hashana; ou encore : ברת איש[barat 'ish] "fils d'homme"; dans ce dernier cas on mêle araméen (בר [bar], comme dans "Bar Mitsva") et hébreu. L'emploi de l'araméen ne disqualifie pas l'interprétation.
2. La נוטרקון
C'est une méthode qui fonctionne à double sens.
Soit elle considère un mot comme l'acrostiche d'une expression : le mois d'אלול [elul], qui précède Rosh Hashana, se décompose ainsi en אני לדודי ודודי לי [ani ledodi vedodi li], "Je suis à mon bien-aimé et mon bien-aimé est à moi", tiré du Cantique des Cantiques.
Soit elle prend les initiales ou les finales des mots d'un verset pour former un nouveau mot. On peut ainsi rechercher le tétragramme dans la Genèse soit en prenant les initiales : ישׂבי הערים וצמח האדמה "les habitants des villes et les plantes de la terre" (Gn. 19, 25) ; soit en prenant les finales : שׂרי פרעה ויהללוּ אתהּ "les officiers de Pharaon la vantèrent" (Gn. 12, 15).
Une des plus surprenantes se trouve en Ex. 3, 13 ; Moïse demande à Dieu : s'ils me disent quel est son nom que dire ? : לִי מַה־שְׁמֹו מָה [li mah shemo mah]. Autrement dit, la réponse est dans la question...
3. La גמטריא
Cette technique tire très certainement son nom du grec ãåùìåôñßá, ou bien ãñÜììá ; on peut aller jusqu'à dire qu'elle est une ãñáììáìåôñßá, une mesure des lettres : elle consiste en effet à associer une ou plusieurs valeurs numériques à un mot ou une expression en vertu de nombres associés aux lettres. Il existe pour cela plusieurs systèmes d'équivalence, le plus usité étant celui qui associe les nombres de 1 à 9 aux neuf premières lettres, les nombres 10 à 90 aux neuf suivantes, et enfin les nombres 100 à 400 aux quatre dernières; ce système est dit מספּר גדול (grande valeur). On trouvera une description détaillée d'autres systèmes dans L'alphabet et ses symboles . Cette mise en nombres permet d'obtenir des équivalences sur des mots ("vin" יין = 70 = סוד "secret" : "quand le vin entre, le secret sort" Devarim Rabbah 10, 8) ou sur des expressions ("au commencement créa" בראשית ברא [bereshit bara'= 1116 = בראש השנה נברא [berosh hashanah nivra']"a été créé à Rosh Hashana"). Elle permet également d'interpréter les nombres cités dans la Torah : Avraham, ayant appris que son parent était prisonnier, arma ses fidèles, enfants de sa maison, 318, et suivit la trace des ennemis jusqu'à Dan". On conclut de ce passage que les 318 n'étaient en fait qu'un seul, Eliézer, serviteur d'Avraham, car אליעזר[Eliezer] = 318].
Il est intéressant de noter que, contrairement à ce que l'on pourrait croire, ces outils ne sont aucunement réservés au סוד, mais sont utilisés à tous les niveaux; par exemple le problème de la datation de la création du monde relève du דרש, tandis que l'explicitation du nombre 318 relève du רמז. Cette présentation suffit pour l'instant à notre propos, qui est de démontrer que l'exégèse juive s'en tient toujours à l'analyse strictement textuelle.
Venons-en maintenant à nous interroger sur les normes d'une telle exégèse. Il est clair qu'on ne se place pas ici dans une logique binaire, aristotélicienne, où deux interprétations contradictoires s'annuleraient mutuellement. Ici les différentes constructions élaborées à partir du texte sont toutes aussi valables et en conséquent on ne peut raisonner en termes de vérité. On ne peut non plus parler de légitimité de l'interprétation, puisque celle-ci est totalement arbitraire; "le rapport du commentaire avec le texte n'est... pas celui d'une déduction; le commentaire n'est pas déduit, n'est pas tiré du texte, mais celui d'une application au texte : il est projeté sur le texte à la façon d'une grille nouvelle qui permet de lire de nouvelles choses dans le texte ancien". En conséquent cette exégèse "tire sa justification de la richesse des enseignements qu'on peut en tirer et de leur cohérence qui constitue l'ensemble toujours ouvert de ce qu'on appelle תורה שבעלפה [torha shebe`al peh], l'enseignement oral". Je terminerai ce développement en citant un paragraphe fondamental de l'étude de M. Atlan :
Ce souci de ne pas figer le
texte en une signification unique forcément limitée dans son extension et datée
par le contexte culturel d'une époque donnée, tout en donnant la possibilité de
significations multiples gardant malgré tout quelque chose de commun entre
elles et avec le texte auquel elles sont accrochées, c'est cela qui
caractérise, je crois, la relation du commentaire traditionnel juif au texte
biblique. C'est pourquoi le dernier niveau d'interprétation, le סוד, est considéré paradoxalement, car c'est lui qui semble le plus
arbitrairement appliqué au texte, comme l'intériorité du texte, פּנימיות
המקרא [penimyut hamiqra'],
littéralement "l'intériorité de ce qui est à lire" puisque le texte
biblique est appeléמקרא [miqra'], de la racine "lire",
indiquant par là que la relation importante est avec celui qui le lit et non
pas avec celui qui l'écrit. C'est en effet
l'intériorité des
significations, parce qu'il ne consiste qu'en structures formelles qui ont le
plus de chances de pouvoir s'appliquer à un nombre indéfini de situations et
d'expériences différentes et de recevoir alors des contenus différents :
mythiques, historiques, psychologiques, éthiques, liturgiques, mystiques, etc.
De plus, ce sont ces structures formelles du סוד, systématisées dans les enseignements kabbalistes, qui
permettent d'unifier, parce qu'elles sont formelles, les différents types
d'enseignements correspondant aux trois autres niveaux.
Cette idée du סוד comme unifiant les trois niveaux précédents se retrouve dans l'analyse précitée du Zohar : le fleuve se divise (פרד); cette division est formée par les initiales des trois premiers niveaux; quand on ajoute celle du dernier, on obtient le פרדס. Cependant cette unification ne systématise pas les différents niveaux, comme dans l'exégèse chrétienne, en ce sens que cette unification n'est pas thématique et ne rabat pas les différents niveaux sur un sens supérieur; elle en produit plutôt un ensemble dialectique où les contradictions subsistent.
Remarque
sur les sources de l'exégèse
Il n'y a pas, dans le judaïsme, de véritable notion d'auteur; les différentes sources exégétiques (Talmud, Midrash, Sefer Yetsira, Zohar,...) sont basées sur la pseudépigraphie. On trouve rarement, comme dans le christianisme, des ouvrages exégétiques présentant systématiquement les différents sens qu'un auteur a découverts; on trouve, soit des recueils de dits juxtaposés sans logique apparente (Talmud, Midrash), soit des ouvrages attribués à un auteur fictif (le Sefer Yetsira est attribué à Avraham), les deux phénomènes pouvant être simultanés. Ainsi, le Zohar, recueil de dits, est attribué à Rabbi Shim'on bar Yohai. Par là aucune exégèse n'a de véritable auteur, et les individus cités comme locuteurs d'une interprétation sont bien plutôt des personnages dont il convient d'étudier les relations, comme dans un dialogue platonicien où il n'est jamais satisfaisant d'identifier un des personnages comme étant le porte-parole de la pensée véritable de l'auteur. La signification d'un Midrash se situe dans la dialectique toujours ouverte des différentes interprétations, et ceci est vrai même du Talmud dans ces passages halakhiques; jamais le texte ne tranche en disant : on suivra telle opinion. Les règles de fixation de la חלכה sont extérieures et ne sont pas absolues.
S'ajoute à cela le fait que le commentaire juif n'est jamais entièrement linéaire, mais au contraire toujours entrecoupé de longues analyses de textes hétérogènes ou de récits apparemment hors contexte. Enfin, la structure même des pages d'un tel ouvrage n'est pas linéaire mais constitué de couches successives présentées simultanément, offrant ainsi un texte constitué de renvois à l'infini.
C. Fonctionnement global des structures séphirotiques
Une fois ceci posé, nous pouvons définir plus précisément l'objectif global de notre étude. Puisqu'il s'agit d'une analyse philosophique de la kabbale à travers le filtre de בּראשית, il semble naturel de se placer au niveau kabbalistique de l'exégèse de ce texte, c'est-à-dire son סוד , qu'on désignera pour l'instant de façon purement nominale comme מעשׂה בּראשית (cette identification sera justifiée par la suite). Il aurait bien sûr été fort intéressant de parcourir auparavant les trois niveaux précédents, mais nous pensons que le סוד peut être présenté pour lui-même en tant qu'on aura soin de rappeler des élaborations qui relèvent d'autres niveaux, à titre d'appuis pour l'argumentation. Cette étude fera donc un usage très large de méthodes d'interprétation qui ne relèvent pas de la philosophie à proprement parler, mais qui permettront des élaborations ayant selon nous une portée philosophique. En plus des techniques présentées ci-dessus, nous ferons un usage fréquent du formalisme séphirotique, en tant que celui-ci relève spécifiquement du סוד, et qu'il a de plus étroitement trait à la מעשׂה בּראשית. Tout comme la kabbale en général, les séphiroth seront traitées selon deux aspects : d'une part elles seront un outil d'analyse des textes, d'autre part elles seront objets de l'analyse philosophique pour elles-mêmes. Dans cette introduction il n'est pas encore question de s'atteler à ces analyses; cependant il nous semble judicieux de mettre en place quelques notions fondamentales concernant ce "symbolisme" séphirotique.
L'histoire des séphiroth se confond avec celle de l'avènement de la kabbale "moderne" (j'entends par là celle qui apparaît à partir du Bahir), même si on en trouve des traces dans le Sefer Yetsira, où elles sont représentées par les dix nombres primordiaux. Cependant prétendre retracer la genèse d'un tel système est d'une part assez difficile (il prend certainement ses sources dans une tradition orale bien plus ancienne) et de plus assez dénué de sens au sein de la tradition; il ne tire pas sa légitimité d'une quelconque ascendance (gnostique, néoplatonicienne,...) mais de sa valeur explicative puissante. Nous prendrons donc ce formalisme tel qu'il se présente en lui-même; là encore se pose un problème d'identification des sources; on n'en trouve aucune traditionnelle qui présente clairement l'arbre séphirotique tel qu'il nous est pourtant parfaitement connu (j'entends par "source traditionnelle" un texte qui se présente comme ancien, sans auteur réel et "inspiré"; les sources traditionnelles de la kabbale sont donc le Sefer Yetsira, le Bahir, le Zohar : les ouvrages signés, ceux de Cordovéro ou de Hayim Vital, n'en font pas partie. En voici un exemple significatif : il est aujourd'hui (c'est-à-dire depuis Scholem) admis que Moïse de Léon est le rédacteur du Zohar au XIIIème siècle; pourtant, le Zohar est une source traditionnelle, alors que leשׁקל נקודשׁ , ouvrage fondamental du même Moïse de Léon, n'en est pas une. On dispose uniquement, du point de vue historique, de croquis d'étudiants qui doivent être bien postérieurs à la fixation du système. Nous sommes donc contraints de présenter ce qui suit sans références précises, mais ceci n'est nullement handicapant pour notre projet.
L'arbre séphirotique est une structure à dix éléments dont chacun possède un rôle particulier, déterminé par sa position relative dans la structure. Si l'on a pu parfois trouver des modèles où les trois premières séphiroth sont alignées, comme dans ce schéma:
Le schéma le plus fréquent, le plus riche et le plus conforme à la majorité des sources est celui-ci :
Dans cette structure on distingue tout d'abord trois colonnes : celle de droite, celle de gauche et celle du milieu, et chacune se voit attribuer une valeur; la droite représente les forces d'expansion, la gauche les forces de limitation, et la centrale les forces d'équilibre.
A partir de là, la valeur de chaque séphirah est déterminée :
כתר [keter] est le point limite entre ce qui relève de la formalisation séphirotique et ce qui est au delà; il est ce qui se manifeste sans encore sortir de soi-même, qui n'exprime rien si ce n'est le pur fait d'exprimer;
חכמה ['hokhmah] est le commencement, l'expansion encore aconceptuelle de l'énergie, qui est canalisée et formalisée par
בינה [binah]; celle-ci recueille ce flux, le structure et le redirige vers
חסד ['hessed], expansion totale et incontrôlée, générosité absolue, elle-même contrôlée en aval par
גבורה [gevurah], figure de rigueur, de limitation, de contrôle tout aussi absolu ; le produit de ce couple s'équilibre en
תיפארת [têfê'reth], qui est le point d'équilibre de l'arbre, en tant qu'elle est reliée à toutes les autres séphiroth ; de là on passe en
נצח [netsa'h], qui équivaut en psychologie au domaine pulsionnel, contrebalancé par
הוד [hod], qui équivaut alors à la réflexion, au calcul ; tout ceci se concentre en
יסוד [yessod], qui recueille toutes ces élaborations et les transmet à
מלכות [malkut], point de contact entre le domaine séphirotique et ce qui est en-deçà.
L'arbre séphirotique est donc un circuit orienté, polarisé par le flux qui le traverse de haut en bas; par là, est donc également indiquée la méthode adéquate pour remonter le long de l'arbre. En plus de ces neuf canaux principaux qu'emprunte le flux (nous n'employons pour l'instant que des termes abstraits, réservant leur analyse concrète pour le corps de l'étude), on trouve treize canaux secondaires régissant les rapports entre séphiroth, ce qui porte leur nombre à vingt-deux, qui est également le nombre de lettres de l'alphabet hébraïque. Nous ne tenterons pas ici une identification précise, la tradition étant assez flottante à ce sujet.
Cette structure, telle qu'elle est présentée ici, n'est pas absolue dans le sens où rien n'existerait en dehors d'elle ou en son sein; en effet chaque séphirah contient elle-même un arbre dans un schéma de renvoi à l'infini (comme on l'a vu en ce qui concerne le פרדס , un parallèle sera proposé au deuxième chapitre); de plus les trois canaux horizontaux définissent quatre niveaux, ou quatre "mondes", nommés respectivement de haut en bas אצילות ['atsilut], בריאה [beri'ah], יצירה [yetsirah] et עשיה [`assiah]. Ces quatre niveaux s'interpénètrent, faisant ainsi apparaître une séphirah occulte, דעת [da`ath].
[dans la suite de l'étude, on associera arbitrairement et systématiquement le rouge à אצילות, le jaune à בריאה, le vert à יצירה et le bleu à עשיה.]
Si l'on place maintenant dix séphiroth dans chacun des quatre mondes, on obtient un arbre à vingt-huit séphiroth:
faisant ainsi apparaître clairement cette דעת ; elle coïncide avec la יסוד du monde supérieur. On pourrait bien sûr étendre cette démultiplication à l'infini; l'élaboration qui précède suffit à notre propos.
Cette structure formelle peut ensuite recevoir une infinité de contenus suivant qu'on l'applique à l'exégèse, à l'éthique, à la cosmologie, à la psychologie, voire à la politique ou à la création artistique; des tentatives ont été faites en ce sens par Z'ev ben Shimon Halevi dans L'arbre de vie. Introduction à la cabale. Nous nous contenterons de présenter une application aux noms de Dieu qui sera réutilisée fréquemment dans le corps de notre développement.
D. Déroulement de l'étude
Notre étude, le סוד de בראשית, fera un grand usage de ce formalisme. Cette étude suivra le développement traditionnel des quatre niveaux d'interprétation que l'on retrouve à l'intérieur du סוד. On abordera donc en premier lieu le פשט de ce סוד, puis son רמז, puis son דרש, et enfin son סוד. Voici un aperçu sommaire du contenu de chacun de ces niveaux :
פשט : au terme d'une analyse grammaticale et thématique des premiers versets, où sera notamment abordée la question de la matière première et du commencement, nous en viendrons à l'analyse de la doctrine de l'émanation, de l'אין־סוף et des quatre mondes. Nous utiliserons pour cela Le Philosophe et le Cabaliste, de Moshe Hayim Luzzatto.
רמז : à travers l'analyse du traité Haguiga, nous déterminerons le statut épistémologique de la מעשׂה בּראשׁית.
דרשׁ : une étude des figures de la Torah ouvrira à une réflexion sur la nature du processus de la création dans ses rapports avec l'étude.
סוד : par l'analyse du Sefer Yetsirah, on déterminera quelles sont les structures formelles et philosophiques qui sont appliquées par la kabbale à la Création.
Les différentes doctrines abordées dans les textes qui seront soumises à notre étude étant supposées vraies et révélées simultanément, on n'aura pas à se soucier d'éventuels anachronismes dans la confrontation des sources; le schématisme séphirotique pourra ainsi être retrouvé dans le Talmud, tout comme le Sefer Yetsira pourra être présenté comme résumant certaines thèses historiquement ultérieures; l'analyse historique de Scholem ne nous concerne ici que marginalement. Quant à l'absence quasi totale de la kabbale lurianique, elle s'explique par notre choix, qui devait malheureusement être limité; incorporer les innovations postérieures à Cordovero aurait conduit, il nous semble, à un éclatement des perspectives.
CHAPITRE PREMIER
Passage de l'exégèse
classique de בראשית à la
doctrine kabbalistique de la Création
Ce premier chapitre, essentiel, se propose de définir le פשט du סוד de בראשית, qui en tant qu'il est déjà constitué des analyses effectuées aux trois niveaux antérieurs de l'interprétation doit d'une part rassembler celles-ci et d'autre part les réinterpréter dans une optique kabbalistique. Il est bien évident que la récapitulation de l'ensemble des analyses précédentes est par définition impossible, pour les raisons exposées en introduction; il est par contre possible d'extraire de ces trois niveaux le caractère propre à chacun et d'examiner de quelle façon ils sont repris pour former la base de l'élaboration kabbalistique. On examinera ainsi successivement comment le פשט (principalement le commentaire de Rashi), le רמז (la question du commencement) et le דרש (la question de la matière première de la création) sont réévaluées dans un סוד (doctrine de l'אין־סוף et de l'émanation) qui constitue le fondement de la kabbale.
A. Le commentaire de Rashi
Il nous semble bon de commencer notre étude par l'analyse du commentaire de Rashi, texte incontournable dans la tradition et reconnu par tous comme l'expression la plus exacte du פשט; ainsi nous pourrons mesurer le chemin parcouru au long des différents niveaux d'interprétation. J'en donnerai donc ici la traduction classique, agrémentée seulement de quelques notes :
בראשית
ברא. Ce
texte ne dit que "Explique-moi!" (litt. "donne moi un דרש"), ce qu'ont fait nos maîtres [quand ils ont dit que Dieu
créa le monde] pour la Torah qui est appelée ראשית
דרכו
[rê'shîth derkô] ("commencement de Sa voie") et pour Israël qui sont
appelés ראשית תבאתה [rê'shîth tevû'âthoh] ("commencement de Sa moisson").
Mais si tu veux l'interpréter selon le פשט, explique-le ainsi : Au commencement de la création des cieux
et de la terre, alors que la terre était tohu et bohu, et ténèbres..., Dieu dit
: Que la lumière soit. Et ce texte ne vient pas nous enseigner l'ordre de la
création, pour dire que ceux-ci ont précédé. Car s'il venait pour enseigner
cela, il aurait fallu écrire : בראשונה
ברא
[beri'shônâh bârâ'] ("en premier il a créé") (au lieu de בראשית
ברא). Car
tu ne trouves jamais בראשית qui ne soit construit avec le mot suivant, comme dans "Au
commencement de son règne", "les prémices de son blé",... De
même ici tu dois expliquer dans le sens
de "au début de la création", à rapprocher de "au commencement
où Dieu parla à Osée" (Os. 1, 2) c'est-à-dire, au commencement de la
Parole du Saint, béni-soit-il, à Osée, "et Dieu dit à Osée..." Et si
tu veux maintenir que cela vient enseigner que ceux-ci furent créés en premier
et que son interprétation est : "Au commencement de tout Il créa
ceux-ci" et que tu justifies cela par des versets où le langage est concis
et elliptique,..., si tel était le cas, étonne-toi que les eaux aient précédé,
puisqu'il est écrit ורוח
אלהים מרחפת
על פני המים alors que le texte n'a pas encore dévoilé quand eut lieu la
création des eaux. En outre (on sait que) les cieux שמים ont été créés à partir de feu אש et d'eau מים
(ils ne peuvent donc pas être premiers). Tu es donc obligé d'admettre que le
texte ne veut pas enseigner l'ordre de ce qui a été créé avant et de ce qui a
été créé après.
En effet le sens simple du texte présente une foule d'éléments hétéroclites qui apparaissent simultanément et pour la première fois, et qui se contredisent les uns les autres si l'on accepte la division traditionnelle des versets; alors que seuls la terre et le ciel ont été créés, on se trouve déjà en présence d'autres éléments dont la génération est absente; les deux premiers versets se contredisent, et leur ensemble contredit la suite du texte, qui raconte la création des eaux d'en haut et d'en bas, du sec, de la séparation des ténèbres et de la lumière, etc. Rashi propose donc de ne pas identifier séquence des versets et découpage logique, en identifiant les trois premiers versets comme une seule séquence signifiante, en s'appuyant pour cela sur des outils grammaticaux. Les deux premiers versets ne sont alors qu'un argument général pour l'ensemble du premier chapitre, le récit de la création ne commençant véritablement qu'au troisième verset. Ainsi le sens obvie se voit débarrassé de ses contradictions; cependant, et Rashi lui-même y fait allusion, ce qui est plutôt rare, le fait même que le découpage des versets ne suive pas la logique obvie du texte nous amène à poser des questions d'un autre ordre, en dehors du פשט. En réalité les deux premiers versets, dans leur sens simple, sont superflus, font double emploi avec la suite du chapitre et engendrent des contradictions indues; leur présence doit donc nécessairement s'expliquer à un autre niveau de l'interprétation, et l'on peut même dire qu'ils ne sont là que comme un appel à un dépassement de la compréhension immédiate du texte. En ce qui concerne le פשט, les deux premiers versets ont une valeur négative, caractère qui nécessite le passage à un autre niveau; le פשט de בראשית, c'est : "je n'ai pas de פשט, il faut chercher autre part". Par là nous nous trouvons justifiés dans notre entreprise et pouvons sans plus tarder passer au niveau supérieur, le רמז.
B. La question du commencement
L'analyse s'accroche maintenant à la signification profonde de l'expression בראשית, et la difficulté de son éventuelle traduction nous permet d'en saisir les contours. Le Targoum d'Onkelos contourne la difficulté en proposant בקדמין [beqadmîn] "en premier lieu", tout comme la Septante, Åí áñ÷ç, ce terme laissant indéterminé le type d'antériorité dont il est question (on pourrait faire la même remarque du In principio de la Vulgate, mais nous laissons de côté celle-ci, qui n'intéresse absolument pas la tradition juive). La version grecque d'Aquila prend un autre parti, celui du calque étymologique, pour aboutir à Åí êåöáëáéïí, reproduisant ainsi la structure grammaticale de ב ראש- ית "en tête- [suffixe abstractif]" pris isolément, et cela bien que êåöáëáéïí ne signifie pas grand-chose en grec. La traduction, en tant qu'elle ne peut se situer qu'au niveau du פשט, voire au niveau du texte (comme Aquila), ne nous renseignera donc pas sur la signification de בראשית au niveau du רמז. Il faut pour cela nous référer à d'autres types de commentaires, et l'on peut amorcer notre réflexion grâce à l'étude de Berê'shîth Rabba, I,8 :
La Torah précède la
création du monde en six types d'antériorité : "avant", "dès
l'origine", "depuis toujours", "dès le commencement",
"dès les avants"-cette expression comptant pour deux.
Texte bien obscur, à vrai dire, mais qui nous enseigne au moins que l'antériorité peut se concevoir de multiples façons ( nous laissons pour l'instant la question du rôle de la Torah, qui sera vu plus loin). Le midrash n'explicite pas cette énumération, il nous revient donc d'en proposer une interprétation. "Avant" semble faire référence à l'antériorité simplement temporelle; "dès l'origine" pourrait bien signifier l'antériorité d'une chose par rapport à une autre, l'origine étant ce dont est tiré le conséquent; "depuis toujours" dénote apparemment l'éternité du commencement; "dès le commencement" semble faire signe vers la simultanéité de l'antécédent et du conséquent; tandis que "dès les avants", de par son caractère duel, peut évoquer le couple cause initiale/ cause finale. On peut alors distinguer plusieurs types de ראשית, non exclusifs l'un de l'autre : premier dans le temps, premier dans la génération, premier en tant qu'avant le temps, premier mais simultané ( peut-être au sens schopenhauerien de raison mathématique, tel qu'il l'explique dans La quadruple racine du principe de raison suffisante), premier dans l'ordre des causes efficientes, et premier dans l'ordre des causes finales. A partir de cet éventail on peut proposer six traductions parallèles, dont la grande force est qu'on doive les maintenir toutes également sans en privilégier aucune (on gardera comme base la traduction habituelle, sans prendre en compte les remarques de Rashi) :
1. Dans un premier temps, 'Elohim créa le ciel et la terre : conception la plus immédiate qui conçoit l'antériorité sous l'angle simplement temporel.
2. A partir du Rê'shîth, 'Elohim créa le ciel et la terre : quelque chose préexiste à la création, et est un outil voire une matière brute pour la création
3. A partir de l'éternité, 'Elohim créa le ciel et la terre : la création est l'irruption de la temporalité au sein de l'éternité.
4. On peut démontrer qu''Elohim créa le ciel et la terre : cette formulation, très éloignée de la compréhension habituelle, signifie que le Rê'shîth est la raison mathématique à la source de la création.
5. Par la causalité, 'Elohim créa le ciel et la terre : il existe un mécanisme causal qui fait advenir à l'existence le ciel et la terre.
6. En vue d'une cause finale, 'Elohim créa le ciel et la terre : la création vise un projet, notamment l'acceptation par Israël de la Torah (par notarikon, בראשית donne en effet : " Au commencement 'Elohim vit qu'Israël acceptait la Torah").
Cette
multiplicité pourrait alors se paraphraser ainsi : Dans un méta-temps
proprement divin, 'Elohim fit émerger la temporalité céleste et terrestre, en
partant d'une chose qui lui était préexistante, par mécanisme et en vue d'un
projet, dans un ordre mathématique; voilà ce à quoi fait allusion בראשית au niveau du רמז. D'autres élaborations sont
bien sûr possibles, en nombre infini, mais elles nous concernent moins directement
dans notre marche vers le niveau kabbalistique; ce qui nous intéresse ici,
c'est la mise en place de catégories fondamentales de la réflexion
kabbalistique : le rapport entre temporalité divine et temps humain (et par là
la possibilité de différentes temporalités, donc de différents mondes), la
réversibilité des chaînes causales (qu'on retrouvera dans la double orientation
de la chaîne séphirotique), la structure mathématique (qu'on comparera avec la
structure séphirotique), qui sont ici mises clairement en rapport avec la
question de בראשית. Cette analyse a l'avantage
certain de ne pas enfermer le terme dans un sens unique tout en le maintenant
dans une multiplicité nécessaire de significations déterminées à un certain
niveau (puisqu'il va de soi que son potentiel de signification est en soi
infini, ce qui est le présupposé nécessaire de toute notre analyse). Nous
pouvons maintenant passer au דרש, en tentant d'apporter des
éléments significatifs pour la kabbale en ce qui concerne la notion de création
ex nihilo.
C. La création ex
nihilo ?
Dans les sources midrachiques, on ne trouve pas véritablement d'affirmation catégorique de la création ex nihilo, au sens où rien ne préexistait au monde antérieurement à sa venue à l'existence, à part Dieu lui-même. Au contraire, les commentaires abondent pour signaler l'existence antérieure de plusieurs choses, comme le montre particulièrement ce texte :
Midrash Rabbah, I, 4 :
"בראשית ברא
אלהים"
Six choses précédèrent la création du monde. Les unes en tant que création
effective, les autres en tant que projet à réaliser. La Torah et le Trône de
Gloire furent des créations effectives .[...] Les patriarches, Israël, le
Temple et le nom du Messie furent conçus en tant que projets.
Ce qui ne signifie pas pour autant que Dieu soit dépendant de ces choses pour sa création, puisque ce sont aussi sous un certain rapport et comme le dit le texte des choses créées. Un texte proche met d'ailleurs en garde contre une conception démiurgique, voire artisanale, de la création :
Midrash Rabbah, I, 9 : un
philosophe interpella Rabban Gamiel. Certes, lui dit-il, votre dieu est un
grand artiste, mais il a trouvé de si bons matériaux pour l'assister : le תהו, le בהו,
le חשך, la רוח, les מים
et le תהום ! Que
cet homme rende l'âme, s'écria Rabban Gamliel, car pour tous ces matériaux le
texte parle de création ! (suivent des références scripturaires, d'ailleurs
extérieures au Pentateuque)
Le midrash, et donc le niveau le niveau du דרש, ne nie pas la réalité d'une fabrication du monde dans בראשית, mais il la fait précéder d'une création antérieure des matériaux, les prophètes et les hagiographes étant ainsi à lire avant le pentateuque. On distingue ainsi deux niveaux, celui de la fabrication : עשיה, et celui de la création : בריאה. D'après le texte suivant, on peut encore rajouter un troisième niveau, intermédiaire, celui de la formation (יציאה) :
Sefer haBahîr, I, 13 : Rabbi
Bun vint encore à interpréter le verset (Isaïe 45, 7) "Il forme la lumière
et crée le חשך."
C'est à propos de la lumière qui est dotée de substance, que l'Ecriture emploie
le mot יצירה,
tandis qu'au sujet du חשך
qui n'a pas de substance, l'Ecriture se sert du terme בריאה, et ceci en accord avec (Am. 4, 13) "Il forme les
montagnes et il crée le vent." On peut l'expliquer encore ainsi : il
s'agirait de la lumière qui a son existence propre -car il est écrit ויאמר
אלהים יהי אור
(Elohim
disait : "lumière sera"). Il n'y a d'existence que par acte (עשיה) - l'Ecriture emploie donc l'expression יצירה. Mais au sujet des ténèbres (חשך) qui ne sont pas effectivement, mais seulement
"séparation" et "distinction" [d'avec la lumière],
l'Ecriture emploie le mot בריאה.
Pour ce qui n'a qu'une existence négative, en creux, on parle donc de création, alors que ce qui possède une réalité substantielle est le résultat de deux processus, la formation et l'action ou fabrication. On peut alors retracer l'enchaînement de ces trois termes : la création fait passer l'être du néant à l'existence négative, qui n'apparaît pas alors comme existence ; elle se manifeste comme existence quand intervient la formation, ou passage à l'existence positive; le négatif apparaît alors rétrospectivement comme ce qui existe négativement; enfin, la fabrication fait passer l'existence positive mais encore "éthérée" à la réalité effective. Les six jours de la création, à travers le modèle lumineux, racontent ce processus : le jour Un nous fait passer de l'existence négative (les ténèbres) à l'existence positive (la lumière), qui trouve sa réalité effective dans les "luminaires" dont parle ensuite le texte. On distingue alors différentes orientations de la création ex nihilo suivant le niveau où l'on se place; en effet le résultat de chaque étape apparaît comme seul substantiel par rapport à celui de l'étape précédente; et ainsi il y a création ex nihilo sans pour autant qu'il y ait création simultanée de tous les étants, et sans connaître la multiplicité des créations mais en considérant simplement les deux dernières étapes la création peut apparaître comme démiurgique, cette dernière vue étant insuffisante.
La kabbale conserve cette élaboration mais en remontant le processus; ce faisant elle est amenée à passer de ce qui relève de la fabrication (la réalité au sens étymologique) à ce qui relève de la formation (le niveau idéel, celui des formes) et à reconnaître ce dernier niveau comme plus essentiel que le premier, moment fortement platonicien. De même en passant de la formation à la création, le négatif en tant que limite entre l'existence et la non-existence apparaît comme dépassant le positif vers un au delà de l'existence. Tout ceci amène finalement à envisager un quatrième terme qui dépasserait à son tour la création et serait le niveau proprement kabbalistique de בראשית.
D. L'émanation
Ce quatrième niveau se situe donc au-delà de l'existence créée, ne serait-ce que négative, et se présente donc comme néant; mais en même temps il est un genre d'être supérieur, divin, bien que seulement négativement (c'est-à-dire divin en tant que non-créé). Cependant ce niveau est, dans une perspective descendante, ce qui engendre le créé dans un enchaînement logique; comment dire alors que le non-divin s'engendre à partir du divin, alors que ce sont deux genres d'êtres absolument hétérogènes ? Pour parer à cette difficulté, et si nous voulons conserver le schéma génétique, il nous faut rejeter le divin dans un au delà absolu, comme n'ayant aucun lien avec la création; par là le divin en soi est incommensurable avec tout le créé, y compris notre intelligence, et se "présente" (même si à vrai dire il est essentiellement non-présentation) comme Dieu caché et inconnaissable (Deus absconditus), donc comme néant absolu de notre point de vue, comme אין ['ayin]. En même temps, puisqu'il est entièrement indéterminable, ne serait-ce que par un nom propre, il est infini,אין־סוף ['ên-sof] au sens premier (nous allons voir que cela peut s'entendre d'une autre façon). De lui, on ne peut rien dire, même pas qu'il est; mais parallèlement à cela, il faut prendre en compte Dieu tel qu'il se manifeste dans l'Ecriture, comme Dieu nommé diversement et comme volonté de création. Cette volonté peut soit se concevoir comme infinie, c'est ce que l'on nomme אין־סוף־אור ['ên-sof-'ôr]; cet aspect-là nous est également inaccessible bien que plus proche; enfin, cette volonté peut se concevoir comme effectivement productrice du fini; cette volonté, qui se restreint d'elle-même pour créer, est ce que nous appelons אצילות, émanation, et se décompose en attributs de la volonté, ou séphiroth : c'est le quatrième niveau. N'étant pas créé, mais étant au contraire la source du créé, il est divin, mais dans un autre sens que l'אין־סוף ; il est le Dieu de l'Ecriture, le Dieu qui peut dire אהיה. Il n'est pas encore ex-istence, car il ne sort pas du divin, mais déjà il est, et cet être pur, c'est la volonté autonome, le simple vouloir du vouloir. Il est donc le premier niveau de la création en tant qu'il est manifestation, mais entre lui et le niveau de la création se trouve un fossé ontologique plus grand encore que celui qui sépare les autres mondes; ce qui ne l'empêche pas d'être, comme les autres niveaux, une multiplicité organisée, donc un monde :
Derekh Hashem, IV, 6, 13 :
On appelle "monde" un ensemble d'êtres nombreux et divers réunis dans
un même "lieu", divisés en de nombreuses classes et les les uns aux
autres par des rapports divers.
Ce monde est le modèle de tous les mondes, et par là, la structure de ce monde, l'arbre séphirotique est un modèle d'analyse de tous les mondes et ensembles de mondes; nous verrons en deuxième partie comment fonctionne cette structure séphirotique.
Il y a ainsi fondamentalement deux grandes étapes dans la procession de l'אין vers le créé; d'abord la manifestation du divin comme volonté finie (ce qui est aussi une figure de la création ex nihilo, la plus fondamentale dans la kabbale, où le néant est le divin lui-même), puis la concrétisation de cette volonté dans la création. La première étape ne nous est absolument pas révélée par l'Ecriture et nous ne pouvons que la supposer; on peut néanmoins, sans espérer en tirer une connaissance positive, la présenter par analogie avec la seconde étape, qui est une limitation progressive de la volonté divine en même temps qu'une effectuation. Il faut alors comprendre אין־סוף non pas comme synonyme d'אין mais comme son auto-limitation, comme l'אין posant sa propre limite (סוף) [sof] (et donc se niant lui-même), auto-limitation qui, atteignant un point critique, "engendre" (il est difficile ici d'employer un quelconque terme, car ce processus nous étant inconnu, il n'est aucun mot qui lui soit adéquat) une lumière אור ['ôr] qui est volonté, volonté qui se restreint d'elle-même en elle-même pour devenir la première émanation ou manifestation, c'est-à dire la première séphirah, כתר, conformément à ce qu'enseigne Luzzatto dans Le Philosophe et le Cabaliste : "Il a pris la décision de proportionner Son action à celui qui la subit."
Il est clair qu'on se trouve ici en présence d'une doctrine très proche du néoplatonisme de Plotin, et sans doute inspirée de celui-ci; l'אין et l'אין־סוף étant l'Un, ou le Bien, sous deux figures, l'אין־סוף־אור correspondant au Íïõò en tant qu'il est proche du Bien, אצילות le Íïõò en tant qu'il se différencie; בריאה et יצירה sont l'Ame du Monde, et עשיה les étants particuliers. Cette procession s'accompagne nécessairement d'une conversion dans un schéma bidirectionnel. Comme chez Plotin, ce schéma n'est pas fondamentalement situé dans le temps, mais décrit le processus général, atemporel, de la procession et de la conversion des êtres; là où la kabbale s'éloigne fortement du néoplatonisme pour acquérir son identité propre, c'est quand elle se développe en une doctrine positive propre à travers le schématisme séphirotique, en le sortant du monde de l'émanation pour en faire une grille de lecture de l'ensemble de la réalité, ce que l'on va voir en deuxième partie.
N.B. : Comme annoncé en introduction, nous n'avons pas évoqué la kabbale lourianique, qui s'intéresse particulièrement aux processus s'élaborant à l'intérieur même de l'אין־סוף, cela pour deux raisons; d'une part cette doctrine ne trouve pas sa place en première partie, mais doit au contraire être considéré comme l'aboutissement des recherches; d'autre part, il ne nous est malheureusement pas possible d'évoquer cette doctrine en détail, premièrement pour préserver l'unité du discours, et deuxièmement parce qu'il n'existe presque pas d'ouvrages fondamentaux en traduction, notamment le עץ חיים [`ets 'hayyim] de Hayyim Vital.
Chapitre II : Statut épistémologique de בּראשית
d'après le Talmud
Du פשט, on passe au רמז, sens "allusif", mais surtout question en retour sur le sens littéral, qui permet du passer du "ce qui est dit" au "pourquoi c'est dit"; ici, pourquoi commencer la Torah par un récit sur la Création, alors qu'on aurait tout aussi bien pu raconter la Gloire de Dieu; laissant de côté les élaborations éthiques bien connues (placer l'homme au centre,...), nous nous dirigeons comme toujours au niveau duסוד , au niveau kabbalistique de l'élaboration. Il s'agit ici de savoir comment ce texte oriente une lecture kabbalistique de la Torah, en quoi il est nécessaire de commencer par ce texte afin de comprendre la Torah; donc en quoi בראשית a une valeur épistémologique pour l'ensemble du savoir kabbalistique. Le texte qui s'impose est bien évidemment le traité Haguiga, qui définit les conditions d'une étude des secrets de la Torah.
A. Talmud Babli, traité
Haguiga, 1ère Michna du chapitre 2 : אין דורשין ['ên dorshin] ("on n'étudie pas").
On n'étudie pas les unions
interdites à trois, ni la מעשה
בראשית
[ma`asseh bere'shith] à deux, ni la מעשה
מרכבה
[ma`asseh merkavah] seul, à moins qu'on ne soit savant et capable de comprendre
par sa seule connaissance (דעת) [da`ath]. Celui qui
s'attache à réfléchir sur ces quatre problèmes, il aurait mieux valu pour lui
qu'il ne vienne pas au monde : l'en-haut, l'en-bas, l'avant, l'après. Et celui
qui ne s'occupe pas d'honorer son Créateur, il aurait mieux valu pour lui qu'il
ne vienne pas au monde.
Ce texte, ainsi que le commentaire qui l'accompagne, marque historiquement un tournant dans la conception juive de la connaissance. Elle en définit le champ propre et détermine la hiérachie des sujets abordés; par là elle permet de déterminer la différence essentielle entre מעשה בראשיתet מעשה מרכבה et donc d'identifier le discours propre à l'étude de celle-là.
Différence entre מעשה
מרכבה et מעשה
בראשית
Comme l'indique la michna et comme le commente la guémara, la מעשה מרכבה ne s'incrit pas entièrement dans une filiation de maître à élève. Elle ne passe pas, et ne peut jamais passer seulement par un enseignement théorique. On ne peut que transmettre les "têtes de chapitre", à savoir les premiers versets d'Ezéchiel (plus précisément le premier chapitre sauf les deux derniers versets, qui traitent de la Chekhina : " Jusqu'à et j'ai vu on peut enseigner, à partir de là on doit se contenter de ne transmettre que les têtes de chapitre"), et laisser l'élève poursuivre seul. Le texte souligne en outre le danger physique à se plonger dans cette étude sans préparation adéquate : "un feu est sorti du Hachmal [terme mystérieux, improprement traduit dans la Bible de Jérusalem par "vermeil"] et l'a consumé". On comprend cette position particulière si l'on considère que la מעשה מרכבהest avant tout vision mystique et par là expérience personnelle, basée sur des prières répétitives et des noms de puissance, dont chacun son produit un effet particulier sur le corps. C'est pourquoi la dimension de recherche qu'on appelle ainsi est la source principale de la théurgie et de la magie; elle permet le contact direct avec le divin, sans intermédiaire, c'est une expérience de méditation ayant pour aboutissement une vision du Trône divin. En effet des ouvrages tels que le Sefer Raziel haMala'kh ou encore le Merkavah Rabba, qui relèvent du corpus du Shiour Qomah, sont des ouvrages de théurgie et s'inspirent directement de la vision d'Ezéchiel; écrits très probablement avant la période talmudique, ils ignorent également les élaborations de la kabbale spéculative; ils sont également à la source d'ouvrages de magie plus tardifs, tels que les Clavicules de Salomon ou le Sixième et Septième Livre de Moïse. Cette branche importante de la tradition ésotérique, si elle n'est pas rejetée explicitement par les maîtres du Talmud, est néanmoins considérée avec beaucoup de circonspection (on pourra se reporter avec prudence à un ouvrage très complet sur la question : Vie Mystique et Kabbale Pratique). On pourrait objecter que la מעשה בראשית traite elle aussi à l'occasion d'angéologie et de la vision d'Ezéchiel, comme dans le Sefer Yetsirah où est développé longuement le thème des quatre Hayoth; mais c'est justement là que ce situe, nous semble-t-il, la différence essentielle entre ces deux savoirs; plus que leur objet, c'est leur méthode qui les sépare et qui en même temps les relie; il semblerait qu'en fait on puisse rapprocher la distinction מעשה מרכבה/ מעשה בראשית de la dichotomie kabbale spéculative / kabbale extatique et pratique. Les deux מעשה traitent toutes deux de l'action du divin sur et dans le monde; mais alors que la מעשה בראשית s'intéresse à l'aspect génétique et structurel de cette action, la מעשה מרכבה se penche sur la présentation directe, immédiate, du divin.
Interaction entre ces deux modes de connaissance.
On peut donc dire que la מעשה בראשיתest une connaissance médiatisée et médiatisante du divin, c'est pourquoi on ne peut étudier la מעשה מרכבה que "quand on est capable de comprendre par sa seule connaissance (דעת)", car d'après le Bahir "celui qui s'adonne à l'étude de la מרכבה ne saurait se préserver des embûches" (Bahir, 150). Cette connaissance, c'est בראשית qui la fournit; nous voyons l'illustration de cette thèse dans la guemara, au sujet de Hanania ben Hizkiya : "Si ce n'eût été lui, le livre d'Ezéchiel aurait été mis à l'écart [du canon] car ses paroles sont en contradiction avec les paroles de la Torah. Qu'avait-il fait? [...] il s'est installé dans une chambre à l'étage supérieur et il l'a étudié". Nous en déduisons que c'est l'étude spécifique de la מעשה בראשית, dont il était maître, qui a fourni à Hanania la propédeutique à l'étude de la מעשה מרכבה. Seule cette méthode est susceptible de laisser intact "l'honneur dû au Créateur" car elle permet de comprendre le lien entre Dieu et sa Création, sans confondre les deux. En décrivant la descente à travers les séphiroth, elle indique le seul chemin sûr pour remonter. Cette doctrine séphirotique, c'est le סוד, personnifié par Aqiba dans le récit des quatre rabbis qui entrent au פרדס. Ce récit se trouve également dans la Guemara, et sans doute n'est-il pas inutile d'y revenir.
Quatre sont entrés dans le
jardin (פרדס) : Ben
Azzaï, Ben Zoma, l'Autre et Rabbi Aqiba. Rabbi Aqiba leur a dit : Lorsque vous
arriverez auprès des pierres de marbre pur, ne dites pas "de l'eau, de
l'eau", parce qu'il est dit : Celui
qui dit des choses mensongères ne subsistera pas devant Mes yeux (Ps. 101,
7). Ben Azzaï n'a pu jeter qu'un coup d'oeil et il est mort. (...) Ben Zoma n'a
pu jeter qu'un coup d'oeil et il a été frappé [i.e. il est devenu fou] (...).
L'Autre a coupé les plantes [i.e. il a apostasié]. Rabbi Aqiba est ressorti en
paix.
Ce qui nous intéresse ici, c'est la différence essentielle qui se pose entre les deux derniers niveaux; leפרדס étant l'acronyme des quatre niveaux de signification (développés en prologue), il est tout à fait légitime d'identifier l'Autre au דרש et Aqiba au סוד. Dès le début du texte, Aqiba met en garde contre la tentation du dualisme (מים מים, de l'eau, de l'eau ). Ce danger du dualisme explique également l'apostasie de l'Autre, qui aurait vu Metatron assis sur le trône de Dieu, et qui en aurait alors déduit qu' "il y aurait peut-être deux puissances" et s'en serait "allé à l'extrême du mal". Seul le סוד, qui on l'a vu est la reconstruction d'un nouveau פשט selon un formalisme rigoureux et respectant la cohérence intertextuelle, permet d'éviter la tentation du dualisme induite par l'expérience mystique. Seul le formalisme structurant de ce niveau permet de s'orienter dans les mondes supérieurs et par là de ne pas regarder où il ne faut pas, c'est-à-dire vers la Chekhina. L'approche mystique directe de la Chekhina, si elle se fait uniquement au niveau du דרש, ne permet pas d'organiser la remontée et engendre l'apostasie, notamment la gnose, à laquelle il est fait selon nous allusion quand il est dit que "le chant grec n'a jamais quitté sa bouche" et que "lorqu'il se levait pour quitter le Beit haMidrach, beaucoup de livres hérétiques s'échappaient de son sein".
מעשה
מרכבה et
gnose.
En effet, la gnose se différencie essentiellement de la kabbale en ce qu'elle sépare (פרד) et démultiplie les principes. Sans entrer dans une analyse exhaustive du gnosticisme, ce qui nous entraînerait trop loin par rapport à ce dont il est question ici, on peut tenter de tracer la limite qui sépare celui-ci d'une מעשה מרכבה authentique. Tous deux s'intéressent à l'organisation des mondes supérieurs et à leur rapport à ce monde-ci; tous deux décrivent la population innombrable du Ciel et la hiérarchie des légions angéliques. Mais le gnosticisme s'arrête à cette multiplicité dans sa remontée, et, reconnaissant deux types de force, le Bien et le Mal, en déduit l'existence de deux principes antagonistes, ce que confirme Hai Gaon dans son Otsar Hayim : "L'Autre a supposé qu'il y avait deux autorités, comme le Magui, qui croyait en Ormouzd et Ahriman, ainsi qu'en des domaines indépendants du bien et du mal, comme la lumière et les ténèbres [le mazdéisme est une des sources du gnosticisme]. Ceci est l'intention du Talmud". Ce faisant elle présente un arbre séphirotique tronqué:
גבורה חסד }niveau des principes
| |
הוד נצח } niveau de l'émanation
| |
מלכות étincelles de lumière }monde sensible
Le long de cet arbre, aucune remontée n'est possible puisqu'il n'y a pas de circulation entre les deux colonnes; il manque la colonne centrale, aussi bien au sommet (pas de principe Un) qu'à la base (dualisme du monde); de plus, les racines véritables des deux colonnes, reliées dans l'arbre séphirotique àכתר , et qui sont polarisées tout en étant au delà de la distinction "bien" et "mal", sont absentes. Ainsi, le fondement (יסוד) du monde est absent et le monde corporel est décalé dans la colonne de gauche. En s'arrêtant à la vision de Metatron (chef des légions angéliques, donc maître de בריאה et non d' אצילות, également nommé "Prince du Monde"), l'Autre atomise la structure séphirotique et tombe dans le gnosticisme. Il "n'honore pas le Créateur". C'est pour parer à ce danger qu'il faut faire intervenir la מעשה בראשית . Seule celle-ci, en rétablissant la circulation dans l'arbre de vie, peut montrer l'unité du divin dans son rapport avec le monde et l'enchaînement des différents principes séphirotiques.
Les limites de la connaissance.
On voit donc que l'apparente limitation de la michna, "le haut, le bas, l'avant, l'après", ne concerne pas laמעשה בראשית , mais au contraire en définit l'action en regard de la מעשה מרכבה. Laמעשה בראשית est précisément ce qui définit ce qui est connaissable et ce qui ne l'est pas; ce n'est pas une norme extérieure qui s'applique à l'étude de בראשית, mais au contraire c'est le verset lui-même qui détermine ses propres normes de savoir. Comme le dit d'ailleurs la guemara, il est permis d'interroger "au sujet des premiers jours", non pas seulement "depuis le jour où Dieu a créé l'homme sur terre", mais également "les jours premiers qui ont été avant toi". Il est donc clair que l'on peut interroger au sujet des jours premiers; mais ce qui définit ce qui est "jour premier" et ce qui est encore avant, c'est précisément le texte lui-même dans sa structure linéaire : "jour Un, deuxième jour,...". On peut donc connaître intégralement tout ce qui est dans le texte depuis sa première lettre, dans ses plus profondes implications. Ce n'est pas tant par rapport au monde que l'on parle du haut, du bas, de l'avant et de l'après, que par rapport au texte de la Torah. D'ailleurs, comme on le verra au troisième chapitre, la Torah (ou plutôt une certaine Torah) est identifiable à l'Homme Primordial (אדם קדמון); or la guemara nous enseigne que cet Homme avait à l'origine les mêmes dimensions que le monde. Selon une autre perspective, on peut donc admettre que c'est la Torah qui donne sa dimension au monde. La מעשה בראשית porte en conséquence sur la Torah et incidement sur le monde. Mais il ne faut pas pour autant dissocier מעשה בראשית et Torah, en pensant que la première est extérieure à la seconde. Celle-là ne découle pas seulement de celle-ci, mais en forme l'intériorité (ceci sera développé dans le troisième chapitre). Puisque les limites de la connaissance correspondent aux dimensions du monde et que celles-ci sont identiques à l'étendue de la מעשה בראשית, on peut donc considérer celle-ci non seulement comme un savoir positif, mais aussi et surtout comme une norme de connaissance, notamment pour la מעשה מרכבה. Il nous semble nécessaire, arrivé à ce point, d'analyser en profondeur cette structure et de la mettre en parallèle avec l'élaboration des quatre niveaux d'interprétation tels qu'on les a décrits en prologue.
Analyse séphirotique du rapport entre מעשה
בראשית etמעשה
מרכבה
De plus, en tant qu'elle est la connaissance (דעת) qui permet d'aborder la מעשה מרכבה conformément au formalisme séphirotique, on peut avancer que c'est la remontée dans l'arbre séphirotique de בראשית qui permet le passage dans l'arbre séphirotique supérieur, celui de la מרכבה, précisément par la coïncidence de יסוד en אצילות et de דעת en בריאה ; on se réfèrera pour cela au schéma des quatre mondes en vingt-huit séphiroth présenté en introduction.
Autrement dit, la connaissance (דעת) de la création (בריאה) est le fondement (יסוד) du monde supérieur (אצילות) quand on opère un mouvement ascendant; cette proposition est conforme au schéma séphirotique. Or on a justement vu que cette absence de fondement dans le monde supérieur entraînait la dégénérescence de la מעשה מרכבה en gnosticisme et causait une démultiplication des principes. La connaissance du monde de la Création, en fournissant un fondement au monde supérieur, a deux conséquences sur le plan purement séphirotique; tout d'abord, on pénètre en אצילות directement en יסוד, et on contourne ainsi מלכות, donc la Chekhina. On se rappelle que c'est la vision de cette dernière qui engendre la mort, la folie et l'apostasie, conformément au verset : "Car nul ne saurait Me voir et rester en vie". Ensuite, on sait que cette séphirah est traditionnellement associée au nom divin שדי, qui signifie selon le Midrach Rabbah (Bereshit Rabbah V, 8) : "C'est Moi qui ai crié די ("Assez!")". La מעשה בראשית, qui se manifeste en יסודd'אצילות, est donc ce qui donne sa limite à la מעשה מרכבה. ceci se transpose aussi sur le plan herméneutique, selon les équivalences suivantes :
אצילות=סוד
בריאה=דרש
יצירה=רמז
עשיה=פשט
On pourrait alors penser que c'est le דרש qui donne sa norme au סוד, mais ce serait procéder à une analyse trop rapide et oublier que nous sommes ici dans un schéma séphirotique déployé à vingt-huit séphiroth. Si l'on avance avec précaution, il faut tout d'abord se placer dans le monde de בריאה et y considérer דעת (qui symbolise, il n'est pas inutile de le rappeler encore une fois, la connaissance acquise lors de la מעשה בראשית); celle-ci est le réceptacle des trois séphiroth supérieures de בריאה, soit son סוד (c'est la "chambre à l'étage supérieur" dans laquelle Rabbi 'Hanania s'était installé pour permettre qu'Ezechiel soit retenu dans le canon); dans l'arbre séphirotique supérieur, elle est יסוד, soit le réceptacle de l'עשיה supérieure; autrement dit, elle constitue le פשט d'אצילות. C'est pourquoi on peut confirmer au niveau séphirotique que le סוד reconstitue un פשט. Sans cette étape, le דרש en בריאה trouve son achèvement sur les colonnes latérales et ne permet un passage vers le monde supérieur qu'en תפארת de בריאה, soit en מלכות d'אצילות, ce qui est précisément la Chekhina.
Les schémas ci-dessous permettent de mieux comprendre ces deux modalités herméneutiques du passage au monde suprême:
On voit ici que la remontée complète du premier arbre permet l'accumulation de suffisamment d' "énergie" pour permettre une remontée "dialectique" dans le deuxième arbre; ce qui n'est pas le cas quand on s'arrête à un niveau inférieur de la connaissance :
Toutes ces élaborations complexes confirment finalement notre intuition précédente : la leçon de cette michnah, ce n'est pas que la מעשה בראשית serait limitée de l'extérieur dans son champ d'investigation, mais qu'elle est au contraire coextensive à l'ensemble de la connaissance kabbalistique et qu'elle lui fournit sa norme. Il nous faut maintenant serrer au plus près ce en quoi consiste cette norme, et pour ce faire il semble judicieux de s'en remettre à l'analyse kabbalistique du texte בראשית lui-même, dont la מעשה בראשית forme l'intériorité; en élucidant celui-là, on explicitera celle-ci.
B. La lettre ב
On trouve dans le Bahir et dans le Zohar de longs développements sur la signification de cette lettre comme initiale de la Torah. En toute logique, celle-ci, en tant qu'elle est le médium principal par lequel Dieu se révèle au monde, aurait dû commencer par le mot אלהים, ce qui aurait de plus présenté l'avantage de porter א, et non ב, comme première lettre. Cet apparent paradoxe constitue donc une allusion qui est à expliciter au niveau du רמז. Le premier indice est que la valeur de cette lettre est deux, et donc que la Création se place sous le signe de la dualité et non de l'unité; ce qui ne signifie pas pour autant que l'on soit ici dans la perspective gnostique dénoncée plus haut. Quand la tradition commente ce deux en tant que nombre cardinal, elle fait toujours référence à une dualité dans le créé, que ce soit la dualité des sexes, l'opposition monde d'en-haut / monde d'en bas, ou encore monde présent / monde futur. On trouve même cette idée très forte que cette dualité signifie la coopération de l'Homme et de Dieu dans la Création, notamment la création continuée, ce qui est le fondement de la théurgie; cet aspect très intéressant ne se situe cependant pas dans notre propos. En tout cas, jamais ce deux n'est interprété dans le sens d'un dualisme entre le Bien et le Mal; au contraire, on prend le ב comme symbole de bénédiction : "Et pourquoi la Torah commence-t-elle par ב? Parce que le mot "bénédiction" (בּרכה) commence lui aussi par cette même lettre" (Bahir, 3). Ainsi si l'on tient véritablement à interpréter cette lettre dans le cadre d'une antinomie Bien / Mal, il faut en tirer un enseignement anti-gnostique, à savoir que c'est le Bien qui préside au monde, et non le Mal. Nous pensons toutefois que ce deux n'est pas à prendre au sens cardinal de "double", de "dualisme", mais dans le sens ordinal de "deuxième". La Torah commence après l'Un (en-deçà, si l'on se situe dans une perspective descendante). Dans l'ordre de l'alphabet, elle est la première émission de parole, l'א qui précède le ב étant le pur souffle sans articulation et sans son propre : "Il est écrit בראשית, mais c'est la lettreב qui est l'initiale, elle qui est le Deux, la deuxième lettre de l'alphabet. Car le deux est appelé ראשית parce que la Couronne suprême (l'Un) reste dissimulée alors qu'elle est l'origine. C'est pourquoi il est écrit בּ ראשׁית [Deux est commencement]." (Zohar, I 31b) Par là elle échappe à ce qui est de l'ordre de l'ineffable et donc ne s'introduit pas directement dans la מעשׂה מרכבה, tentative dont nous avons plus haut mesuré les dangers. Elle se présente comme un terme qui dans une ascension vers l'Un est absolument indispensable, et c'est pourquoi cette nécessité de passer par ב avant d'arriver à אest signalée doublement dans la linéarité du texte : בּראשית בּרא אלהים את־. Par là même elle est un appel à la transcendance, au dépassement du ב; elle indique que dans une perspective ascendante la מעשׂה בּראשית n'est pas le terme ultime, qu'elle est une limite nécessaire mais qu'elle ne ferme pas entièrement la connaissance de ce qui est au delà. On peut citer à l'appui ce texte du Zohar : (I, 145b) : "Leב est fermé d'un côté et ouvert de l'autre. Fermé d'un côté symbolise aussi ce qui est écrit : Et tu ne verras pas Ma face (Ex. 33, 23), et ouvert d'un autre côté afin d'illuminer les mondes les plus hauts."
Ainsi la forme fermée du ב vers la droite a pour fonction d'empêcher la contemplation directe de la Chekhina, cependant que son ouverture vers la gauche permet la contemplation de ce qui le suit immédiatement. On pourrait alors penser que c'est une clôture définitive et qu'on ne peut observer que ce qui suit cette ouverture; comment comprendre alors le Zohar quand il parle des "mondes les plus hauts"? Il faut comprendre qu'en fait le ב comporte deux ouvertures; une large, vers la gauche, qui permet l'épanchement généreux du flux de la Création ; et une autre, bien plus étroite, qui permet de remonter juste un petit peu plus haut, ouverture symbolisée dans le graphisme de la lettre par sa queue en bas à droite (contrairement à כ, qui fermerait complètement), qui pointe vers א, sans l'atteindre toutefois, puisqu'il n'y a pas de ligature entre les lettres de l'alphabet hébreu; par là la Création "montre son origine" sans y être directement reliée. Le ב, et par extension בראשית dans son ensemble, a donc, on l'a vu, une double fonction; d'une part initier le mouvement descendant du flux divin, ce qu'on appelle la Création; d'autre part, elle sépare l'en-haut de l'en-bas tout en montrant qu'ils ne forment pas deux domaines indépendants. Dans le Zohar, on insiste justement sur le choix de cette lettre parce qu'elle seule (א mise à part) n'est pas sujette à un dualisme des valeurs (Zohar, 2b-3b) :
Quand Il décida de créer le
monde, toutes les lettres se présentèrent à lui dans l'ordre inverse. La lettre
ת s'avança et plaida : Qu'il Te plaise, Maître des Mondes, de me
placer le premier dans la création du monde, car je suis la lettre qui conclut אמת (vérité) qui est gravée sur Ton Sceau, et Toi-même a pour nom אמת, il est donc convenable au Roi de commencer avec la lettre
finale d'אמת et de
créer le monde avec moi. Le Saint, béni soit-il, lui répondit : Tu es méritant
et juste, mais il n'est pas correct que je commence la création du monde avec
toi, puisque tu es destiné à servir de marque au front des fidèles [cf. Ez. 9,
4] qui observent la Loi d'א à ת, et par l'absence de cette marque les autres seront tués ; et,
de plus, tu formes la conclusion de מות (mort). C'est pourquoi tu n'es pas approprié pour initier la
création du monde.
[de même toutes les lettres
se présentent et font valoir leur valeur positive, mais le Saint, béni soit-Il,
les récusent car elles portent également une valeur négative ; se présente
enfin le ב : ]
Le ב entra alors et dit : Maître du Monde, qu'il te plaise de me
placer en tête de la création du monde, puisque je représente les בּרכות (bénédictions) que l'on T'offre en haut et en bas. Le Saint,
béni soit-Il, lui dit : Assurément, c'est avec toi que je créerai le monde, et
tu formeras le début de la création du monde.
[ א, par humilité, ne se présente pas, et le Saint, béni soit-Il,
lui dit :]
א,
א, bien que Je commencerai la création du monde avec le ב, tu resteras la première des lettres. Mon unité ne sera
exprimée par un autre que toi, sur toi seront basés tous
les calculs et les opérations du monde, et l'unité sera seulement exprimée par
la lettre א. (...)
On voit donc également qu'il est erroné de supposer comme on l'a fait plus haut que la bénédiction soit signe du Bien en tant qu'on opposerait celui-ci au Mal. Elle est plutôt signe de don, de mise en rapport désintéressé avec l'au delà ou l'en deçà; c'est pourquoi la traduction "le Saint, béni soit-Il" pour l'expression הקדושׁ בּרוך הוא [haqadosh barukh hu'] est assez inadéquate puisqu'ici Dieu est aussi vu comme le dispensateur des bénédictions, comme dans la traduction du Coran par Chouraqui : Au nom d'Allah, le Matriciant, le Matriciel. La בּרכה est avant tout puissance d'engendrement, elle permet de conférer de la sainteté aux choses d'en-bas et donc de relier les deux mondes ; c'est pourquoi elle est particulièrement appropriée pour initier la création du monde. Le ב a donc bien cette double valeur de limite et de liaison, il ménage une place pour le monde tout en en montrant l'origine. Ceci est également valable sur le plan épistémologique; la מעשׂה מרכבה ne saurait être abordée sans qu'on ait d'abord effectué la remontée à travers מעשׂה בּראשׁית, ce qui permet de canaliser le flux qui arrive par la gauche du ב et se concentre dans sa queue. Cette lettre fait se réunir les deux branches ר et __ , c'est donc une lettre unificatrice. On peut poursuivre cette réflexion en analysant Gn. 1, 1 selon un schéma séphirotique. Le Zohar en propose un au folio 31b:
בראשית, ברא
: ces deux termes désignent respectivement כתר et חכמה.
אלהים fait allusion à בינה. Le premier את
désigne à la fois חסד
et גבורה.
השּׁמים c'est תיפארת. Le second את correspond à נצח, הוד
et יסוד. הארץ quant à elle désigne מלכות.
Ce qui donne l'arbre suivant :
Nous nous permettons de proposer ici une autre configuration, qui nous semble plus riche en interprétations; au demeurant, rien ne nous interdit de discuter certains détails du Zohar. La dernière séphirah est inchangée, הארץ correspondant parfaitement à מלכות. Les deux את nous semblent mieux cadrer avec יסוד et תיפארת, étant donnée que ce sont des particules perçues comme englobantes, unificatrices dans la tradition; on comprend את comme signifiant "de א à ת"; il semble donc judicieux de les placer sur la colonne centrale. השּׁמים est un duel, on peut donc le placer sur נצח et הוד. אלהים est, comme on l'a vu en introduction, traditionnellement associé à גבורה. Enfin, d'après le Psaume 111, 10 : "Commencement (ראשית) de la Sagesse (חכמה), la crainte de יהוה", on associe aisément ראשית à חכמה. Le ב se trouve donc logiquement en כתר. Il subsiste un flottement en בינה et חסד. C'est entre ces deux séphiroth qu'on l'on passe justement en בריאה. On obtient en tout cas la structure séphirotique suivante :
La position du ב en כתר est encore confirmée par la vocalisation de cette lettre : בְּ. En effet cette voyelle nommée שׁוא est quasi muette, et ne se prononce que dans certaines conditions (en yiddish et en hébreu moderne, elle est toujours muette); ceci correspond bien à כתר, séphirah de la simple présence non exprimée, qui n'existe qu'en tant que transition entre l'אין־סוף־אור et l'arbre séphirotique; de même ici le בְּ n'est prononcé qu'en tant qu'il introduit ראשׁית. On voit donc que conformément à nos analyses précédentes la lettre ב est la limite supérieure de la remontée épistémologique sous un certain angle; mais comme on l'a dit, elle cache son propre dépassement dans sa queue, et ce dépassement caché, c'est la séphirah דעת qui permet le passage au monde supérieur, comme on l'a déjà vu plus haut. Cependant nous avons progressé puisque nous avons montré que le texte lui-même, dans ses moindres détails (la queue d'une lettre) confirmait les enseignements talmudiques. En extrayant le רמז du סוד de בראשית, nous avons pénétré à l'intérieur de la première "coquille" qui protège l'enseignement que nous cherchons. Il nous faut maintenant effectuer un nouveau renversement et montrer que les outils dont nous avons usés ne sont pas uniquement appliqués de l'extérieur à ce texte, mais en forment l'intériorité profonde; autrement dit, il nous faut maintenant montrer en quoi le formalisme séphirotique est bien ce que la מעשׂה בּראשית impose comme préalable à l'étude de la מעשׂה מרכבה.
C. Formalisme sephirotique et méthodologie mystique
Historiquement, cette hypothèse n'est bien entendu pas fondée, mais cela ne la disqualifie pas pour autant, car sa vérité ne se situe pas à ce niveau. Plutôt qu'une proposition déduite du texte, il faut comprendre le formalisme séphirotique comme entretenant un rapport dialectique avec בראשית. Rien ne justifie l'identification a priori des séphiroth avec la מעשה בראשית si ce n'est l'extraordinaire puissance explicative de ce formalisme. Le rapport de ces deux termes n'est pas un rapport orienté dans une logique prédicative, mais au contraire il y a un rapport organique dans lequel ils s'engendrent l'un l'autre. C'est l'application du formalisme séphirotique qui fait passer l'étude de בראשית à מעשה בראשית, et réciproquement on peut alors dire que c'est le passage interne, effectué de par le mouvement même de la vie du texte, de בראשית à la מעשה בראשית , qui fait surgir le formalisme séphirotique. Il n'y a pas de gouffre entre le texte et celui qui l'interprète, mais c'est le texte qui produit par un mouvement organique son interprétation tout autant que le lecteur produit le texte. Cette dialectique est illustré par une aggadah fort instructive :
Quand Moshé se fut élevé et arriva en haut, il trouva Dieu assis et attachant des couronnes sur les lettres. Il dit devant lui : "Maître du monde, qui retient à côté de toi ?"(i.e. selon Rachi : "Qui, à côté de toi, retient ce que tu as écrit, c'est-à-dire l'empêche d'être parfait et l'invalide au point que tu doives y attacher autre chose, à savoir ces couronnes?"). Il lui dit : "Il est un homme, Aqiba ben Yossef est son nom, qui viendra après plusieurs générations et qui, sur chacune de toutes ces pointes (les couronnes) expliquera des montagnes et des montagnes de 'halakhoth." Moshé dit devant lui : "Maître du monde, montre-le moi." Il lui dit : "Retourne-toi." Moshé partit et s'assit au bout de huit rangées d'élèves de Rabbi Aqiba. Et voilà qu'il ne connaissait pas ce dont ils parlaient. Quand Rabbi Aqiba arriva à un point particulier, alors, comme ses élèves lui demandaient : "Rabbi, d'où te vient cela ?", il leur répondit : "C'est une 'halakhah à Moshé, du Sinaï." Lorsque Moshé entendit cela, que ce point qu'il ne comprenait pas, Rabbi Aqiba le lui attribuait à lui comme l'ayant reçu au Sinaï, il reprit ses forces et se sentit mieux.
Comme on le voit donc, le discours appliqué par Aqiba aux couronnes est présenté comme légitime en regard du texte ("c'est une 'halakha de Moshé") alors même qu'il est immotivé historiquement, comme le montre l'étonnement de Moshé. En un sens on peut même dire qu'Aquiba en tant qu'il est réductible à ses commentaires fait partie du texte même, tout autant que Moshé. On voit donc qu'il est tout à fait possible de dire que les séphiroth constituent un sens caché de בראשית. Mais pourquoi le sens caché de ce passage particulier plus que d'un autre, alors même que la force des séphiroth est de pouvoir s'appliquer à tout texte de la Torah ? La force explicative de ce formalisme rend possible cette identification, mais pas son caractère particulier. Il faut, pour fonder celui-ci, effectuer un nouveau renversement et passer de la justification formelle à la justification thématique, thématique qui se déploie à notre avis sur deux niveaux; tout d'abord, au niveau le plus évident, les séphiroth occupent dans le récit kabbalistique de la Création une place absolument primordiale (comme on l'a vu dans la première partie); ensuite, au niveau plus abstrait, les séphiroth comme בראשית sont l'incipit de cette Création, chacun à leur niveau, niveaux qui sont en fait identiques l'un à l'autre dans l'optique épistémologique qui est pour l'instant la nôtre ( la possibilité d'une identification ontologique sera discutée dans la suite de l'étude). J'entends par "identification épistémologique" le fait que l'enseignement séphirotique forme l'intériorité de בראשית en tant que discours épistémologique ; tandis que j'entends par "identification ontologique" le fait que בראשית soit effectif dans la Création au même titre que l'Arbre de Vie séphirotique. On peut donc affirmer sans aboutir à des contradictions que le formalisme séphirotique ne sert pas seulement à expliquer de l'extérieur les rapports entre מעשה בראשית et מעשה מרכבה mais qu'elle constitue également l'intériorité de la מעשה בראשית. par là est donc réglée la question de savoir comment celle-ci agit sur la מעשה מרכבה; ce processus est justement celui qu'on a décrit plus haut à travers les deux schémas dynamiques sur lesquels est ainsi jeté un nouvel éclairage; ce ne sont pas uniquement des constructions a posteriori, mais aussi des descriptions effectives. Au niveau du rapport entre ces deux termes, le formalisme séphirotique est une réponse satisfaisante. Tout ce qu'il nous reste à élucider à présent, c'est de déterminer comment fonctionne épistémologiquement les séphiroth en tant que système, c'est-à-dire pourquoi, plus qu'un symbolisme, ils constituent véritablement un formalisme.
Nous appelons ici symbolisme un mode de pensée qui lie deux objets en fonction d'une similitude quelconque entre eux dans un rapport métaphorique (le lion et la force) ou métonymique (le trône et la royauté). Il constitue donc un rapport terme à terme entre deux realia d'ordre différent, sans qu'aucun des deux ordres ne soit nécessairement systématisé. Dans un discours symbolique, on met en parallèle une collection d'objets immédiatement réels (les "symbolisants") et une collection d'objets appartenant à un autre ordre (les "symbolisés") afin de conférer la réalité du premier ensemble au second. Dans une perspective théologique, ce discours sert donc principalement à affirmer la réalité effective des attributs divins : "Voyez ce Char sublime, la Gloire de Dieu lui est analogue mais bien supérieure", ceci est la compréhension purement symbolique de la vision d'Ezéchiel. Le symbolisme a donc une fonction uniquement propédeutique dans un discours théosophique; il énonce des propositions d'existence des différents éléments du monde divin sans pour autant les relier entre eux dans une unité organique; on trouve par exemple de telles propositions dans certains passages du commentaire de Charles Mopsik sur le Zohar, quand il dit : "telle chose symbolise telle séphirah". Par un tel symbolisme on affirme la réalité de chacune des séphiroth sans les relier dans une structure arborescente, on en fait alors des aeons gnostiques; on voit comment, si l'on s'arrête là, on peut obtenir une vision éclatée telle qu'elle a été mise en lumière plus haut. La démarche formaliste, qui est selon nous la signification plus profonde du schéma séphirotique, est à rebours du symbolisme; elle pose comme préalable évident (voire, dans une perspective plus moderne, axiomatique) une structure organique (l'Arbre de Vie) et la reconnaît dans les différents ordres de réalité. Cette démarche est à bien des égards semblable à celle adoptée par la science physique moderne qui emploie le formalisme mathématique pour décrire la structure du réel. Ici, c'est le système séphirotique, le "formalisant", qui est appliqué au monde, le "formalisé". Les différentes séphiroth n'existent qu'en tant qu'elles forment une structure formelle permettant de comprendre le monde, et non pas comme des aeons indépendants symbolisés par des analogons réels; le rapport est donc inversé. La structure organique du monde supérieur est prédonnée, révélée, et c'est en cela qu'on est en présence d'une tradition ésotérique; mais cette tradition donne la possibilité d'une véritable science positive à travers un formalisme, science qu'on appellera קבלה et dont la partie proprement axiomatique se nomme מעשה בראשית, tandis que la מעשה מרכבה en constitue le contenu postérieur. Les séphiroth, de par leur vacuité de sens initiale, leur combinatoire infinie ("mondes", "figures", couples,...) et leur structure fractale (puisque chaque sephirah en contient dix autres, que chaque arbre en contient quatre autres, etc.) permettent la construction de théories élaborées et conséquentes. Le formalisme séphirotique constitue donc un savoir positif qui rend possible l'expérience mystique en l'encadrant. On peut donc dire qu'au niveau du רמז, בראשית en tant qu'il est le fondement du formalisme séphirotique constitue la base épistémologique de toute kabbale; si celle-ci est une science de la révélation dans les textes, alors בראשית est à la kabbale ce que les mathématiques sont à la physique contemporaine : un formalisme permettant de créer des modèles.
CHAPITRE III
Les figures kabbalistiques
de la Torah dans la Création
Au niveau du דרש, on s'affranchit maintenant presque totalement du texte de base pour l'insérer dans un contexte plus large, comme on l'a vu en introduction; ici, sur la base très faible d'une identification de la Torah et du רשית de בראשית, nous allons analyser le rôle du texte comme principe de la création; ce qui nous amènera à différencier la genèse du texte lui-même, non pas bien sûr dans une perspective historique, mais dans une optique proprement kabbalistique; et le formalisme séphirotique sera ici encore un outil précieux pour l'analyse. On étudiera également ici la doctrine des mondes multiples et successifs, afin de montrer ce qu'est la Torah pour la kabbale et en quoi elle peut finalement être le personnage principal de בראשית.
A. La Torah dans בראשית
La Torah a dans la création un rôle double, selon le Midrash Rabba; elle est tout d'abord le modèle et l'outil de la création :
בראשית
ברא רלהים את
השמים ורת
הארץ. Ouverture
de Rabbi Ochaya Rabba : Moi [la Sagesse] j'étais à ses côtés אמון ['âmôn] (Pro. 8, 30). (...) 'Amôn c'est 'Ûmân (artisan). La
Torah déclare alors : C'est moi qui fut l'instrument du Saint, béni soit-Il,
dans son oeuvre d'artisan. L'usage en vigueur dans le monde est qu'un roi de
chair et de sang qui bâtit un palais ne le fait pas en se fiant à son juger
mais à celui d'un artisan. Or l'artisan ne le bâtit pas non plus en se fiant à
son juger mais il a parchemins et tablettes pour savoir comment exécuter salles
et petites portes. Il en fut ainsi du Saint, béni soit-Il : Il consulta la
Torah et créa le monde. La Torah déclare donc : ב ראשית
ברא רלהים
(avec le ראשית,
'Elohim créa. Or qui dit ראשית [dit Sagesse et par là] dit Torah, selon les mots : YHWH m'a
possédée, au ראשית
de sa voie.
La Torah, identifiée traditionnellement à la Sagesse divine, est donc à la fois l'artisan, le modèle et l'outil de la création. Proche de cette conception, un passage des Pirqé de Rabbi Eliezer présente la Torah comme conseiller de Dieu au moment de la création :
Bien vite le Saint, béni
soit-Il, demanda conseil à la Torah, qui est appelée [comme la Sagesse]
"Prudence", au sujet de la création du monde. La Torah Lui répondit
en ces termes : Maître des mondes, si un roi n'a ni légion ni campement, sur
quoi règne-il ? S'il n'a aucun peuple pour l'acclamer, où est sa gloire ? Le
Saint, béni soit-Il, l'écouta et ses paroles Lui plurent. Depuis lors, la Torah
déclara : Le Saint, béni soit-Il, me consulta lors de la création du monde,
comme il est dit : A moi le conseil et la prudence, je suis l'intelligence et
la rigueur m'appartient (Pro. 8, 14). C'est pourquoi les sages ont dit : Toute
royauté qui n'a pas de conseillers, sa royauté n'en est pas une.
En contrepartie, le Midrash nous présente également la Torah comme cause finale du monde :
(...) De même, si le Saint,
béni soit-Il, n'avait pas vu qu'après vingt-six générations Israël devait
accepter la Torah il n'y aurait pas inscrit "ordonne aux fils
d'Israël", "parle aux fils d'Israël" [et tout ce genre de
prespcriptions].
Rabbi Benaya dit : Le monde
et ce qui l'emplit ne furent créés qu'en considération du mérite de la Torah,
ce qu'exprime : YHWH, par la Sagesse [et donc la Torah] a fondé la terre (Pro.
3, 19).
La Torah encadre donc le monde en tant que celui-ci est projet et réalisation; elle en est le modèle et l'aboutissement; il est clair qu'on ne parle pas ici de la Torah en tant que texte lisible par l'homme, dans son historicité humaine, mais plutôt d'une Torah autre que nous identifierons plus tard. Elle fonctionne en tout cas ici comme un archétype du monde, et cela en vertu du fait qu'elle est elle-même un monde au sens fixé en première partie : "un ensemble d'être nombreux et divers (les signes primordiaux ) réunis dans un même lieu (l'espace de la page), divisés en de nombreuses classes (lettres, couronnes, points) et liés les uns aux autres par des rapports divers. " La Torah, monde en soi, parfait, est également une personne qui discute avec le divin; elle échappe à l'ordre de la création du monde en tant qu'elle le précède, mais n'est pas non plus l'égale du divin, elle est créée sous un autre rapport, elle est la manifestation de sa Sagesse. C'est pourquoi on peut dire que la Torah est infiniment supérieure au monde et qu'en même temps elle est la relation normative entre le divin et le mondain, qu'elle délimite et ainsi fait exister ce monde, ce qui avait déjà été évoqué au deuxième chapitre; la Torah en temps que modèle du monde donne sa limite au monde, elle est l'instrument privilégié de la création, pour l'instant indépendante du séphirotisme (on verra plus loin si ces deux voies sont identifiables). Pour approfondir notre recherche, il nous faut maintenant expliciter le statut de la Torah dont il est question ici et voir comment elle se relie à la Torah que nous connaissons actuellement.
B. La Torah Primordiale
Au sein même de la liturgie, il existe diverses Torah; tout d'abord la Torah au sens étroit, le Pentateuque, ensuite la Torah orale, c'est-à-dire la Michna; les deux ayant été transmises simultanément à Moïse au Sinaï, cette structure double étant le reflet de la dualité des Tables de la Loi. Mais il existe une seconde dualité pour la Torah écrite elle-même; d'une part la version massorétique, ponctuée, vocalisée et cantillée, d'autre part le Sefer Torah, le rouleau synagogal, ne présentant que les consonnes et une variété de signes dont la signification n'est pas fixée; les couronnes, les points, les deux נ inversés dans Nb. 10, 35-36 (on en trouvera une analyse très intéressante dans Le Livre Brûlé, "Première Ouverture : Qu'est-ce qu'un livre"). Par rapport au Sefer Torah, la version massorétique constitue déjà une Torah orale, une Torah qui passe par l'oralité et qui est reconstituée à partir du Sefer Torah lors de l'office. Le Sefer Torah en lui-même n'est pas encore un מיקראה, une "lecture", il n'est qu'un texte, c'est-à-dire un ensemble, organisé dans la page, de signes dont la signification n'est pas immédiatement présente; comme le dit Rabbi Azriel de Gérone dans Peroush haAggadoth (cité dans Joseph de Hamadan, Fragment d'un commentaire sur la Genèse, cf. l'introduction par Ch. Mopsik):
Il y a en elle des
séparations, des chapitres et des interruptions qui sont les sections ouvertes
et fermées, à l'image d'un édifice complet, de même qu'il y a en l'homme les
jointures de la main, du pied et des articulations. Et de la même façon qu'il y
a des organes dont l'âme dépend et des organes dont l'âme ne dépend pas, bien
qu'il n'y ait rien en trop ni rien en moins dans la création du corps, ainsi il
y a des sections dans la Torah et des passages qui
paraissent, à celui qui ignore les explications, des commentaires dignes d'être
brûlés, tandis qu'à celui qui est parvenu à comprendre les explications, ils
leur paraissent être les fondements de la Torah, et qui en ôte une seule lettre
ou un seul point, c'est comme s'il supprimait le corps entier [...] car tout
est une réalité une et un unique édifice. Tout dans la Torah est nécessaire,
rien n'est en moins ni en trop ni étranger, mais tout se prête au commentaire
et possède une raison, recélant allusion et secret occulté et scellé.
Si l'on relie ces analyses avec le thème fondamental du ou des noms de Dieu, que nous ne pouvons malheureusement qu'évoquer dans cette étude, on peut alors dire que la Torah est dans son entier le Nom de Dieu, ou encore (d'après l'Encyclopaedia Judaica) "Toute la Torah est comme un commentaire du Nom de Dieu,[...] en ce qu'elle est un canevas unique tissé à partir des épithètes de Dieu, dans laquelle le Nom Ineffable se déploie. Ainsi, la Torah est une structure dont la totalité est bâtie sur un unique principe fondamental, c'est-à-dire le Nom Ineffable"
L'archétype de ce Sefer Torah est la Torah dite "écrite feu noir sur feu blanc", notion qui revient souvent dans la littérature kabbalistique et qui est la Torah la plus proche de celle qui se trouve près de Dieu et que nous recherchons. Cette notion de feu noir sur feu blanc a selon nous deux connotations principales; d'une part, l'idée de vie, de force et de mouvement qui anime le texte ; d'autre part et surtout, le fait que le blanc de l'écriture est mis sur le même plan que le noir, que l'espace blanc de la page constitue lui-même un texte. Tout ce qui est la Torah n'est pas présent dans le Sefer Torah, il y a donc différentes Torah contenant différents niveaux de textes cachés dans le blanc de l'écriture. On peut envisager ces différentes Torah tout d'abord dans une perspective temporelle orientée vers l'avènement messianique (on a vu en introduction l'importance de cette orientation dans le projet exégétique).
C. Théorie des shemittoth
Etant donné que le texte de la Torah qui nous est donné à lire en notre temps n'est pas la totalité du texte, il faut supposer que d'autres états du texte sont possibles, et même qu'ils doivent exister et se révéler d'une façon ou d'une autre; le plus simple pour cela est de supposer qu'il existe différents âges du monde ou cycles cosmiques, nommés שמיתות [shemittoth], et qu'en chacun d'eux se révèle différemment le texte, avec les mêmes lettres, qui sont celles du nom divin, mais organisées différemment suivant la nature de la שמיתה. Ainsi, notre Torah se présentant comme Loi, on peut à rebours en déduire que nous sommes dans le cycle de la Rigueur, qui correspond à la séphirah גבורה; Les שמיתות sont en effet analysables selon un schéma séphirotique orienté vers מלכות, qu'on peut comprendre comme le règne messianique. A travers ces cycles, la Torah se révèle progressivement en faisant varier les limites entre le noir de l'encre et le blanc de la page, dans un accroissement de la signification qui n'est pas un passage du blanc au noir mais au contraire dématérialisation des lettres noires pour devenir des lettres de lumière, renversant ainsi le processus de la chute adamique qui lui avait remplacé les tuniques de lumière (אור) par des tuniques de peau (עור), le א correspondant au monde d'אצילות et le ע au monde d'עשיה. Si l'on pousse cette analyse plus loin, on peut en déduire que non seulement l'ordre, mais également la valeur des lettres elles-mêmes suivant des modifications phonétiques, par exemple l'amuïssement des laryngales (de là à penser que la prononciation israélienne actuelle, qui articule le ע comme le א, nous rapproche de l'ère messianique, il y a un fossé que nous ne nous risquerons pas à franchir!). La thèse la plus radicale allant dans ce sens est celle qui exprime qu'il s'ajoutera également, aux temps messianiques, une vingt-troisième lettre, qui transformera encore plus profondément la Torah; jamais en effet l'exégèse kabbalistique, pourtant audacieuse dans ses investigations alphabétiques, ne se risque autrement à supposer d'autres lettres de l'alphabet; et ce alors même qu'elle n'hésite pas à annexer les voyelles massorétiques (datant du neuvième siècle) dans ses analyses. Il existe en réalité une seule occurrence d'une telle lettre supplémentaire, à laquelle est confronté quotidiennement le Juif pratiquant : il s'agit du ש à quatre branches, gravé sur un des côtés du tefilin de la tête.
Le texte de la Torah est donc mouvant, organique, et cette organicité se transmet au monde dont il est le modèle. Il est un signifiant protéiforme qui reflète la vie interne du Dieu Vivant, Dieu qui ne trouve effectivement sa vie que dans cette Torah. Ainsi, le rôle de l'exégèse, notamment kabbalistique, est fondamentale en ce qu'elle seule permet de faire vivre le texte et donc Dieu; c'est pourquoi il faut dépasser dans une certaine mesure la dichotomie kabbale théurgique/ kabbale spéculative; la kabbale spéculative est essentiellement théurgique puisque c'est son travail seul qui permet la vie divine. De même qu'après la destruction du Temple, les sacrifices ont été remplacés par la prière, de même la kabbale théurgique au sens commun du terme est appelée à être remplacée par la kabbale spéculative; d'ailleurs, du point de vue de la 'halakha, la kabbale pratique exige une pureté rituelle absolue, impossible sans le rite dit "de la génisse rousse", rite qui n'a justement plus été accompli depuis la destruction du temple (dans toute l'histoire du judaïsme, il a été accompli au plus une dizaine de fois). La création du monde s'effectue ainsi non pas à partir d'un archétype rigide, mais selon une logique organique, essentiellement mouvante, animée par des contradictions et des vides; cette logique de l'absence et du paradoxe, c'est la kabbale.
D. Structure sephirotique des différentes Torah
Si la multiplicité des Torah s'exprime suivant un paradigme temporel, elle se retrouve également sous la forme d'une structure séphirotique simplifiée qu'il est assez simple de reconstituer. Il s'agit en fait de reconnaître, dans les séphiroth de la colonne centrale, la hiérarchie des figures de la Torah : Torah primordiale, Torah écrite, Torah orale; on pourrait les placer respectivement en כתר, תיפארת et מלכות, mais l'identification traditionnelle entre Torah et Sagesse conduit à déplacer la Torah primordiale en חכמה, sans perturber autrement le schéma. Suivant l'échelle à laquelle on se place, on peut identifier chacune des trois Torah à un texte particulier; dans une perspective large, la Torah primordiale est celle qui se trouve auprès de Dieu comme Son Nom, la Torah écrite est le Sefer Torah et la Torah orale, la version massorétique. Dans une perspective plus resserrée, à l'échelle de notre histoire, la Torah primordiale est le Sefer Torah, la Torah écrite, le texte des Massorètes, et la Torah orale, la Mishnah. A ce niveau, on peut dédoubler la dernière Torah conformément à l'organisation du Talmud en Mishnah et Guemarah, la première correspondant à יסוד et la seconde à מלכות, ce qui nous donne la structure suivante :
où nous conservons, pour des raisons qui apparaîtront plus loin, le strict alignement de la colonne centrale.
La Torah, à travers ses différentes figures, sort donc de sa position élevée pour s'inscrire dans la réalité humaine; elle devient le Talmud, dont l'essence est non pas le dogmatisme mais au contraire la dialectique des avis des Sages qui s'opposent et se fécondent les uns les autres, sans jamais se figer dans une détermination. Jamais le Talmud en lui-même n'émet un avis définitif, jamais il en donne de lui-même les règles qui permettraient d'en tirer un enseignement unique; sa vérité réside dans la contradiction vivante qui donne un visage à l'organicité de la Torah évoquée plus haut. La logique talmudique, logique faite toute entière de discussions, de contradictions, d'exceptions, reflète à son niveau la logique qui régit la création du monde, et même plus : elle est un moment nécessaire de la création, qui se place non plus à l'origine du temps mais se continue dans et par l'histoire de la pensée, et ne peut subsister que par elle; à ce titre la clôture du Talmud eût été une véritable catastrophe, mais heureusement chaque séance d'étude des textes est une reprise du processus talmudique. A contrario, toute personne qui néglige cette audace intellectuelle pour se réfugier dans le dogmatisme religieux menace les fondements mêmes du monde.
E. Torah et négativité
Ce détour par l'analyse de ce qu'est la Torah pour la kabbale permet ainsi en retour d'envisager la création sous un nouvel angle; non pas comme un évènement mais comme un processus qui se prolonge indéfiniment dans le temps; et un temps qui n'est pas en premier lieu celui de l'histoire mais celui de la pensée, qui fonctionne parfois à rebours, faisant surgir le primordial en dernier lieu, et souvent même comme horizon toujours repoussé. L'expérience du temps que propose l'étude est essentiellement une remontée qui demande une mutation constante des structures par lesquelles le monde est pensé, comme le montre la variété des structures séphirotiques propres à chaque monde; mais cette remontée est aussi ce qui fait progresser, puisqu'elle est le moteur de la création continuée. Pareillement, en ce qu'elle empêche le texte de s'enfermer la déterminité de son dire pour le mettre en mouvement, exhibant ses contradictions, ses blancs, ses lettres manquantes, on peut dire qu'elle nie le texte et en même temps l'accomplit, comme le dit le Talmud: "Parfois la destruction de la Torah est son accomplissement", à l'image de Moïse brisant les premières Tables pour éviter d'en faire des idoles. Ce passage par la négativité, cette dialectique, est le véritable moteur de la création (qui trouve son écho dans la doctrine lurianique du צימצום [tsimtsum]). Cette négativité fertile de l'étude atteint son apogée dans le סוד, en ce qu'il est un sens "secret", une absence absolue à son objet, et qu'il est donc l'absolu négatif de l'immédiat. Nous déterminons actuellement le troisième niveau de ce סוד, et pouvons dès à présent remarquer que la négativité était également présent aux deux niveaux précédents; au niveau du פשט, déjà, nous avions identifié les différentes étapes de la procession du réel comme des figures de la négation : négativité absolue, non-existence, existence négative, existence non-concrète (ou formelle). Au niveau du רמז également, la négativité intervenait comme formalisme, abolition du contenu concret dans la méthodologie de l'élévation; au niveau du דרש, nous atteignons enfin l'essence propre de cette négativité, qui est d'être dialectique : contradiction organique qui permet le dépassement des déterminités. A rebours, nous confirmons dans un même mouvement les caractéristiques des mondes intermédiaires telles qu'on en avait seulement l'intuition dans le première partie : יצירה, identifié au רמז, est bien le niveau formel (on avait parlé alors d' "existence éthérée" faute de meilleur terme), tandis que בריאה, identifié au דרש, consiste bien en la négativité dialectique. Ceci posé, on peut maintenant envisager le dernier niveau du סוד, qui recueille les analyses précédentes et les réinterprète.
Chapitre IV : Le Sefer
Yetsirah et le סוד de la מעשה בראשית
משנה א
בשלשים
ושתים נתיבות
פליאות חכמה
חקק יה
יהוה
צבאות אלהי
ישראל אלהים
חיים ומלך
עולם אל שדי
רחים וחנון רם
ונשא שוקן עד
וקדש שמו מרום
וקדוש הוא וברא את
עולמו בשלשה
ספרים בספר
וספר וספור:
משנה ב
עשר
ספירות בלי מה
ועשרים ושתים
אותיות יסוד שלש
אמות ושבע
כפילית ושתים
עשרה פשוטות:
Par trente-deux sentiers
merveilleux (de) la Sagesse (חכמה) s'établit : YH YHWH Tseva'oth 'Elohim d'Israël 'Elohim Vivant
Roi du monde 'El Shadday. Miséricordieux et clément, suprême et élevé résidant
éternellement en permanente élévation. Saint est son Nom. Son univers a été
créé par trois mesures (ספר)
: le nombre (ספר), le
livre (ספר) et le
récit (ספור).
Dix Sephiroth (ספירות) dans le néant (litt. "dans le rien-quoi" : dans le
néant de l'interrogation ?) et vingt-deux lettres de fondement (יסוד) : trois mères, sept doubles et douze simples.
Nous exposons maintenant notre thèse définitive : il s'agit de démontrer en quoi le texte présenté ci-dessus est une reconstruction kabbalistique de tout ce qui a été développé précédemment à propos des premiers versets de la Genèse; étant donné qu'on s'est d'emblée placé dans le סוד de בראשית, on se trouve alors dans le סוד du סוד. Ce niveau doit donc récapituler tous les niveaux antérieurs et les transposer à un niveau supérieur; ces niveaux antérieurs sont, comme on l'a vu précédemment : le niveau génétique (doctrine de l'émanation), le niveau formaliste (doctrine des sephiroth) et le niveau dialectique (doctrine des Torah); le niveau supérieur reste pour le moment à déterminer. Une fois cette ultime analyse effectuée, nous pourrons estimer avoir parcouru une séquence entière d'interprétation kabbalistique de בראשית, qui n'est certes pas l'absolument dernière, mais qui, espérons-le, nous donnera un assez bon aperçu de ce qu'est véritablement la kabbale.
A. Le Sefer Yetsirah comme
reconstruction de בראשית
Au niveau purement stylistique, plusieurs indices convergent vers l'idée que ces deux premières "משנות" du Sefer Yetsirah sont une réécriture du début de בראשית. Par la thématique, tout d'abord; le lien entre le récit de la création du ciel et de la terre et l'objet que ce propose le Sefer Yestirah, à savoir comment Il a "créé son univers" sont étroitement liés, c'est pourquoi cet ouvrage appartient historiquement au corpus nommé מעשה בראשית. Mais ce lien thématique est encore purement extérieur et c'est uniquement par une analyse de la forme que l'on peut trancher. Premièrement, le Sefer Yetsirah commence, comme la Torah, par la lettre ב; or on a vu au deuxième chapitre que ce détail était fondamental dans l'économie interne de la Torah; que cette particularité se retrouve ici ne peut pas être insignifiant. D'autres comparaisons du même type, basées sur la נוטריקון, la טמורה et la גמטריה, mot par mot, verset par verset, section par section, révèleraient, à n'en pas douter, d'autres analogies de structure significatives. Les outils informatiques nécessaires à de telles opérations sont malheureusement quasi inexistants à ce jour, et nous en sommes pour l'instant réduits à des conjectures, les opérations effectuables dans des proportions humaines étant beaucoup trop limitées pour aboutir à des résultats concluants. Cependant une autre voie d'analyse plus simple s'offre à nous; ce texte est rédigé dans le style de la Michna, c'est-à-dire en tant que répétition de la Torah écrite, répétition qui comme on l'a vu au chapitre précédent n'est pas une paraphrase mais bien une réorganisation; non pas une réorganisation qui nous ferait descendre dans la structure séphirotique, comme la Loi Orale proprement dite, mais bien une nouvelle Torah, d'un monde supérieur ou du moins orientée différemment dans l'échelle des mondes que n'est orientée la Torah écrite telle que nous la connaissons dans son aspect exotérique, c'est-à-dire dans une descente progressive de תיפארת (Torah écrite) vers מלכות (Torah orale) [pour tous ces développements, se reporter au chapitre III]. Conformément au caractère fractal du formalisme séphirotique, on peut concevoir une multiplicité synchronique des Torah, comme on l'a vu encore une fois au chapitre précédent; ainsi on peut affirmer que le Sefer Yetsirah est la Torah non pas en tant qu'elle s'oriente vers מלכות, mais en tant qu'elle fait signe vers le monde supérieur de יצירה, ce à quoi ferait allusion le titre de l'ouvrage, Sefer Yetsirah (qu'il faudrait alors nommer, de manière paraphrastique, "Livre qui permet de passer en Yetsirah"). Il faudrait alors placer le Sefer Yetsirah en דעת d'עשיה, qui fournit le יסוד de יציקה (ce parcours est identique à celui développé au deuxième chapitre). Contrairement au chapitre précédent qui dressait une hiérarchie séphirotique des Torah en ne considérant qu'un seul monde à dix séphiroth (donc sans דעת), on se trouve ici dans une structure intercosmique (i.e. qui considère le passage d'un monde à l'autre) dont on peut schématiser la structure en complétant celle esquissée au chapitre précédent :
structure conforme à l'enseignement traditionnel de la révélation historique des différentes Torah; la Torah primordiale ayant été présente aux côtés d'Adam avant sa chute, le Sefer Yetsirah ayant été révélé à 'Avraham (comme l'indique la dédicace finale de l'ouvrage : "Lorsque 'Avraham notre père, puisse-t-il reposer en paix, regarda, il vit, comprit,..."), la Torah écrite et la Michna étant l'objet de la révélation sinaïtique, et la Guemarah venant après.
De cette manière le Sefer Yetsirah se trouve idéalement placé au niveau du סוד, ce qui correspond au développement général de notre étude. On peut donc légitimement considérer le Sefer Yetsirah comme סוד du סוד de בראשית en tant que ce dernier se manifeste dans le monde d'עשיה. Il faut maintenant voir en quoi il récapitule, en les dotant d'une nouvelle signification, les trois niveaux précédents de l'analyse kabbalistique.
B. Présence et réinterprétation du niveau génétique
Outre qu'il reprend bien évidemment le thème de la "fabrication" du monde à travers divers médiums, le Sefer Yetsirah renvoie plus directement au premier niveau de nos analyses dans le deuxième paragraphe quand il est question des sephiroth "be-lî mâ" et de leur rapport avec les lettres de l'alphabet. Ce qui retient ici notre attention, c'est ce belima qui signifie de prime abord "dans le néant" en araméen mais qui peut se décomposer de manière toute différente en hébreu; si l'on laisse tomber la préposition "be", on obtient deux syllabes dont la mise en rapport est problématique : "lî", qui est un adverbe de négation, et "mâ" [ou "mah"] qui est le pronom interrogatif renvoyant aux choses (contrairement à mî, qui renvoie aux personnes). On peut pour cela s'appuyer sur un texte du Zohar (Préliminaires, 1b-2b) qui développe une analyse de "mah"; je cite ici ce texte assez long dans sa quasi-intégralité pour sa clarté et sa richesse remarquable :
בראשית. Rabbi Eléazar expliqua : "Levez les yeux vers les
hauteurs et voyez qui a créé Cela" (Es. 40, 26). Dans quelle direction
faut-il lever les yeux ? Vers le lieu auquel tous les yeux sont suspendus et
qui est "L'ouvreur des yeux". Vous y apprendrez que סתימה [setimah] (l'Occulté), עתיקה (l'Ancien ou plutôt ici le Passeur), qui tient debout exposé au
questionnement, a créé Cela. Et qui est-il ? C'est le Mî, appelé "Mî
(depuis) la limite supérieure du ciel", car tout prend consistance grâce à
lui. Comme il est à la fois objet du questionnement et enclos et indévoilable,
il est dénommé Mî (qui?). Au-delà, il n'y a plus de questionnement. Cette
limite du ciel est appelée Mî, mais il existe une autre limite, inférieure
celle-ci, appelée Mah (quoi?). Elles se distinguent en ce que le premier
enfermement est objet de questionnement : lorsqu'un homme questionne, cherchant
à discerner et à connaître étape par étape l'ultime étape, il atteint le Mah,
c'est-à-dire : Tu as compris Mah, Tu as discerné Mah, Tu as cherché Mah [au
sens premier : "Qu'as tu compris ?,..."] ; mais tout reste aussi
fermé qu'à l'origine. (...) Rabbi Siméon dit : Eléazar mon fils, cesse de
parler pour que se révèle le clos du secret suprême ignoré des fils du monde.
Rabbi Eléazar se tut. Rabbi Siméon pleura, s'arrêta un instant puis reprit :
Eléazar, que désigne "אלאה"
['éléh] (Cela) ? Les étoiles et les astres diras-tu. Or ils sont constamment
visibles et créés par le Mah, ainsi qu'il est écrit : "Par la parole de יהוה les cieux ont été faits" (Ps. 33, 6). Quant aux choses
indévoilées, le vocable 'Eléh est tout aussi impropre puisqu'il désigne ce qui
est révélé. Mais ce secret ne fut divulgué qu'un jour où j'étais au bord de la
mer. Elie survint et me dit : Rabbi, sais-tu ce que désignent les mots
"Qui (Mî) a créé Cela ('Eléh) ?" Je lui répondis : Le ciel et ses armées,
oeuvre du Saint, béni soit-Il ; l'homme les regarde et Le bénit comme il est
dit : "Lorsque je contemple les cieux, oeuvre de tes mains ... יהוה notre Souverain que Ton nom est glorieux sur toute la terre
(Ps. 8, 4&10). Elie me dit alors : Rabbi, voici la parole enclose qui était
devant le Saint, béni soit-Il, et qu'il révéla dans l'Ecole de l'En-haut :
Lorsque l'enfermement de tous les enfermements désira se dévoiler, il façonna
d'abord un point qui devint la Pensée, où il dessina toutes les figures et
tailla tous les signes. Il tailla ensuite dans la sainte flamme enclose le
signe d'une figure enclose, le Saint des Saints, édifice profond de la Pensée
et appelé Mî, initiateur d'édifice. Existant et inexistant, enfoui et enclos
dans le nom, il n'a d'autre nom que Mî, aspiration au dévoilement, à être
appelé par un nom. Il se revêt de la parure précieuse et rayonnante et crée
'Eléh, c'est-à-dire que 'Eléh accède au nom. Les lettres de Mî (מי) s'unissent à celles de 'Eléh ( אלה) et ils s'accomplissent en formant le nom 'Elohim (אלהים). Les hommes qui faillirent au moment du veau d'or dirent, en
rapport avec ce secret : "Cela ('éléh) : voilà tes dieux Israël" (Ex.
32, 8). Comme Mî s'est associé à 'Eléh pour composer le mot 'Elohim, le nom
n'est jamais dissocié et en cette intimité perdure le monde. Ensuite Elie
s'envola et je le perdis de vue. C'est de lui que je tiens l'explication de ce
secret énigmatique. Rabbi Eléazar et ses compagnons s'approchèrent et se
prosternèrent devant Rabbi Siméon. Ils dirent en pleurant : Si nous n'étions
venus au monde que pour entendre ces paroles cela aurait suffi ! Rabbi Siméon
poursuivit : Les cieux et leurs armées furent créées par le Mah, selon les mots
: "Lorsque je contemple les cieux oeuvre de Tes doigts... יהוה notre Souverain, Mah ton nom est magnifique sur toute la terre,
ta majesté s'élève au-dessus des cieux" (Ps. 8, 4&2). La majesté
s'élève "au-dessus du ciel" (vers le Mî) c'est-à-dire qu'elle prend
le nom d''Elohim car Il créa une lumière à sa lumière, l'une habillant l'autre
pour quérir ce nom éminent, c'est pourquoi l''Elohim du premier verset de la
Genèse est l''Elohim de l'En-haut (le Mî). Mais il ne désigne pas le Mah, qui
lui ne se construit qu'au moment où les lettres du mot 'Eléh se déversent dans
l'En-bas quand la Mère (la sephirah בינה) prête ses vêtements à la Fille (la sephirah מלכות) et la pare de ses bijoux. Quand donc la Mère habille-t-elle la
Fille impeccablement ? Au moment où se présentent devant elle tous les êtres
masculins, ainsi qu'un verset l'atteste : "Trois fois par an tous les
individus masculins se présentent devant le Souverain יהוה" (Ex. 23, 17). En cette occurrence la Fille est appelée
"Souverain", comme il est écrit : "Voici l'arche d'alliance,
souverain de toute la terre" (Jos. 3, 11). Dès lors le ה se retire du Mah (מה) et est remplacé par le י
(qui désigne le Père), ce qui donne Mî (מי). Ce faisant la Fille se pare de vêtements masculins pour
concorder avec "tous les individus masculins d'Israël". Quant aux
autres lettres, Israël les tire de l'En-haut vers ce lieu. (...) Rabbi Eléazar
dit : Mon silence a édifié le Temple de l'En-haut et celui de l'En-bas. Car
"si la parole vaut un sélah, le silence en vaut deux". "La
parole vaut un sélah", en l'occurrence mon exposé et mes remarques, mais "le
silence en vaut deux" puisque grâce à mon silence, deux mondes ont été
créés et construits simultanément. Rabbi Siméon reprit : Nous pouvons désormais
achever d'expliquer le verset cité en exergue : "Celui qui fait sortir
leurs armées en nombre" (Es. 40, 26). Il existe en effet deux degrés qui
doivent être désignés distinctement ; le premier est celui formulé par
l'expression Mah et le second par l'expression Mî, celui-ci étant plus haut
placé que celui-là. Le degré supérieur est désigné par les mots "Celui qui
fait sortir", où Celui est une
réalité reconnue et sans égale. Dans la même optique les mots "Celui qui
fait sortir le pain de la terre" désignent le Celui qui, étant lui aussi une réalité reconnue, est cette fois le
degré inférieur, faisant un avec le degré précédent. "En nombre" : il
existe six cent mille [guerriers] qui, se tenant ensemble, produisent à leur
tour d'autres guerriers selon leurs espèces innombrables. "Tous
ensemble", les six cent mille ainsi que les autres guerriers, "Il les
appelle par le nom". Comment comprendre ces paroles ? Si tu dis qu'Il les
appelle par leur nom, sache qu'il
n'en est rien, sinon il aurait été spécifié par son nom [i.e. par un possessif et nom par un défini]. En fait,
quand ce degré n'avait pas encore acquis de nom et été appelé Mî il ne donnait
naissance ni n'extériorisait les choses
cachées en lui selon leurs espèces, bien qu'elles aient été présentes en son
sein. Dès lors qu'il créa 'Eléh, acquit son nom et fut appelé 'Elohim, il les
fit sortir dans leur forme parfaite grâce à la force de ce nom. C'est ce que
signifie les mots "il appela par le nom", c'est-à-dire que par son
propre nom il nomma et fit émerger chaque sorte d'être leur donnant pleine
consistance. Un verset analogue dit de même : "Vois, J'ai appelé par le
nom ; Betsal'el" (רְאֵה קָרָאתִי
בְשֵׁם בְּצַלְאֵל) (Ex. 31, 2) : J'ai rappelé mon nom pour que Betsal'el
[l'architecte du Tabernacle] existât pleinement. (...)
Ce texte explique très clairement comment la dimension du sans nom, le Mî, qu'on peut identifier à l'inconnaissable, l' אין־סוף, devient 'Elohim, la puissance créatrice, par le truchement du 'Eléh, la désignation, le don du nom; puis comment ce même 'Elohim descend vers le Mah, l'En-bas, selon le schéma séphirotique qui se manifeste ici dans les figures de la Mère, de la Fille et du Père, figures qui par les valeurs sexuées du ה et du י permettent de relier le Mî et le Mah. Cette élaboration est reprise allusivement dans le Sefer Yestirah par l'expression Lî Mah, où on trouve Lî (négation) à la place de Mî (interrogation), ל précédant מ dans l'alphabet tout comme אין (le divin comme néant absolu) précède אין־סוף (le divin comme détermination sans nom); par une concision saisissante, le Sefer Yetsirah concentre en quatre lettres tout le processus de la création depuis le néant le plus absolu jusqu'à sa dimension la plus concrète, tout en soulignant le rôle de l'alphabet dans ce processus, par l'expression "vingt-deux lettres de fondement". Ces lettres, par leur combinaison (צרוף), permettent la donation du nom et donc la concrétisation, ce à quoi il est fait en retour allusion dans le Zohar par l'évocation de la Figure de Betsal'el, l'architecte du Tabernacle, dont le Talmud (Bekharoth, 55a) nous dit qu'il connaissait le צרוף et que c'est ainsi qu'il pût créer. Le Sefer Yetsirah reprend donc entièrement le point de vue génétique de בראשית et l'ouvre, via la problématique du nom, sur le lien entre séphirotisme et combinatoire, lien qui va être développé au niveau suivant.
C. Présence et réinterprétation du niveau formaliste
Il est assez aisé de reconnaître dans notre texte la présence du formalisme séphirotique, ne serait-ce que par l'expression "dix séphiroth בלי מה[belî-mâh]"; certes, on pourrait arguer qu'historiquement cette identification est plus que fragile, et que ces dix séphiroth sont bien plutôt dans cette optique les dix nombres primordiaux, hérités du pythagorisme; cette opinion est d'ailleurs partagée par Sa`adia Gaon. Mais premièrement, on l'a suffisamment répété, le point de vue historique en ce qui concerne la constitution de la doctrine kabbalistique est rarement pertinent; et surtout, il nous semble que ce rapport ainsi établi entre l'élément mathématique et l'élément séphirotique est précisément l'objet du Sefer Yetsirah. On a vu au deuxième chapitre qu'une certaine analogie était plus que possible entre formalisme séphirotique et formalisme mathématique; nous irons ici plus loin, et nous affirmons que le séphirotisme est exactement équivalent à l'essence même des mathématiques, ce qu'on peut particulièrement observer dans la partie la plus proprement mathématique des mathématiques, à savoir l'arithmétique (nous nous basons, pour cette dernière affirmation, sur les travaux les plus représentatifs de l'axiomatisme mathématique, c'est-à-dire les Principia Mathematica de Russell et Whitehead, l'arithmétique de Peano, ou encore Über formal unentscheibare Sätze der Principia Mathematica und verwandter Systeme I de Gödel, travaux qui portent sur l'arithmétique comme première manifestation d'une mathématique en tant que telle, différente de la logique formelle bien qu'étroitement liée à elle). L'arithmétique est en effet la science du nombre, sous deux aspects qui sont :
-le
cardinal, à savoir le nombre pris en lui-même ou mis en relation avec d'autres
nombres, sans égard à leur ordre; de cet aspect relèvent toutes les théories
des nombres premiers, des nombres parfaits, des nombres amicaux, des nombres
sociaux,... (je renvoie pour l'éclaircissement de ces notions à l'excellent
ouvrage de Simon Singh, Le Dernier
Théorème de Fermat).
-l'ordinal, à savoir le nombre en tant qu'il nombre, donc qu'il ordonne une collection d'objets; il est l'aspect proprement diachronique de l'arithmétique, tandis que le cardinal en est l'aspect synchronique.
Ces distinctions trouvent leur exact correspondant dans la doctrine séphirotique, tant dans l'aspect hiérarchique-temporel de celle-ci, l'émanatisme, que dans son aspect structurel, celui des configurations séphirotiques. L'autre grand pan des mathématiques, la géométrie, n'a qu'un rapport plus lointain avec le séphirotisme, contrairement à ce que pourrait laisser penser sa présentation en schémas et figures. On peut donc identifier le séphirotisme à l'arithmétique en considérant les séphiroth comme des analogues des nombres ; de ce socle fondamental de l'arithmétique jaillissent de nombreuses branches, au premier rang desquelles la mathématique combinatoire; celle-ci trouve son analogue kabbalistique dans le צרוף. Pareillement, la גמטריה est proprement l'algèbre kabbalistique, et elle pourrait fort bien engendrer à son tour une analyse kabbalistique, en considérant par exemple les structures séphirotiques comme des analogues de fonctions; cette voie reste à ce jour peu explorée mais nous soutenons qu'elle est possible. Il faut bien comprendre que ce développement ne concerne absolument pas la recherche de détails mathématiques remarquables dans la Torah, comme par exemple la recherche des occurrences codées de ð dans le texte; une telle méthode relève de la numérologie. Ce que nous proposons ici, c'est de considérer le séphirotisme, ainsi que leצרוף et la גמטריה, comme une mathématique authentique, indépendante des mathématiques du nombre; une mathématique de la séphirah, s'ancrant elle aussi dans le pythagorisme, parallèle aux mathématiques qui nous sont familières sans leur être soumise (cette soumission, c'est proprement la numérologie au sens le plus vulgaire du terme). Cette mathématique nouvelle reste largement à construire, mais le fait qu'elle puisse exister suffit à la présente étude. Qu'on nous comprenne bien : nous ne prétendons aucunement que le séphirotisme pourrait se substituer aux mathématiques, ou que celui-ci aurait atteint le degré de perfectionnement et d'autonomie de ces derniers; le formalisme séphirotique reste actuellement fortement ancré dans une thématisation mystique qui masque sa potentielle autonomie formelle, d'autant que l'éclatement des démarches (structure séphirotiques, גמטריה,...) empêche pour le moment une théorie unifiée. Il n'en demeure pas moins que le séphirotisme est dans son essence un formalisme qui permet d'expliquer les structures de la Torah.
Dans le texte, cette mathématique est désignée métaphoriquement faute de terme plus adéquat comme "le nombre" (métaphoriquement, puisqu'elle prend la "mathématique du nombre" comme symbole de la "mathématique de la séphirah"), et la désigne comme un des trois ספרים [sefarîm] par lesquels "Son univers a été créé". C'est par cette affirmation que le Sefer Yetsirah opère une réinterprétation de la mathématique de la séphirah : il opère une identification partielle de cette dernière avec la Création. Par là on effectue un dépassement de la thèse exposée au deuxième chapitre; séphirotisme et בראשית ne sont plus identifiées épistémologiquement, mais bien ontologiquement: le Sefer Yetsirah affirme ici que, au sein de la triade ספר וספר וספור [sefar vesefer ve sippûr], le nombre, l'écrit et le récit, le séphirotisme et בראשית sont identiques. Il nous faut donc prendre maintenant la mesure de cette identification.
On peut pour cela pousser pousser plus loin le parallèlisme entre séphirotisme et mathématiques: si l'identification entre séphirotisme et בראשית mène à considérer les séphiroth non plus comme purement épistémologique mais comme effectif à un certain niveau (pas au niveau de la divinité en soi, mais au niveau de la relation entre Dieu et sa Création), alors on peut penser cette effectivité des séphiroth en comparaison de l'effectivité des mathématiques. Le caractère absolument axiomatique des mathématiques n'est pas contradictoire avec le caractère effectif de celles-ci, non seulement en tant qu'il permet d'appréhender le réel, mais surtout en tant qu'il est constitutif du réel tel qu'il se présente dans la science physique contemporaine. Le modèle le plus consistant, le plus "fidèle", de l'atome, n'est pas représentable dans une vision macroscopique, mais consiste uniquement en un système d'équations mathématiques. Le sensible, même microscopique, n'est plus depuis longtemps le niveau le plus effectif du réel, le niveau mathématique en tant qu'il se déploie dans des constantes universelles et des rapports algébriques déterminés lui est supérieur; et cette hiérarchie ne serait pas possible si les mathématiques n'étaient pas axiomatiques mais au contraire "naturelles", donc déductibles d'une nature immédiate. Les mathématiques sont dans cette optique le fondement ontologique du réel en même temps que son terme (ou du moins, un niveau d'achèvement), au lieu d'être une simple médiation entre deux ordres du physique. On peut dire la même chose du séphirotisme, à savoir que la formalisation qu'il met en place est à un certain niveau une effectivité achevée du processus de la Création, que ce processus formalisateur, loin d'être purement formel, est concrètement à l'oeuvre dans le monde, sans pour autant se résoudre au monde :"Il est le lieu du monde mais le monde n'est pas Son lieu". Si le séphirotisme est, à son niveau, le meilleur outil d'appréhension du réel, c'est parce qu'à ce niveau il est la réalité ultime, tout comme les mathématiques sont la réalité ultime du monde en tant qu'il est physique. Le Sefer Yetsirah institue donc le séphirotisme comme structure ontologique, mais n'en fait pas pour autant la seule structure possible; au contraire, il l'inscrit dans une triade dont il nous faut maintenant examiner le deuxième terme.
D. Présence et réinterprétation du niveau dialectique
L'identification du niveau dialectique au deuxième terme, ספר [sefer], le livre, est évidente : la Torah est le sefer par excellence. Par contre sa réinterprétation est, du fait même du caractère évident, plus ardue; que dire de plus ici du rôle de la Torah que ce qui en a été dit précédemment, quand sa présence au niveau actuel est si clairement identifiable? Sans doute la réévaluation de la Torah tient ici à sa place intermédiaire dans la triade ספר וספר וספּור : entre le nombre et le récit, faisant sortir la pensée du formalisme pour la porter à un niveau supérieur. On peut alors remarquer que la Torah comme texte complète tout d'abord le formalisme séphirotique; tandis que celui-ci est, comme l'arithmétique, une "mathématique" du temps (de la succession), la Torah, dans l'espace de la page, correspond à la géométrie, plus exactement de la topologie en ce qu'elle met en jeu la notion de proximité, de voisinage des éléments. La percée la plus intéressante en ce domaine, mais aussi sans doute la plus dévoyée, est le traitement informatique développé par Eliyahu Rips qui permet de lire la Torah non plus dans la linéarité mais dans la spatialité de la page. Cet outil a malheureusement été mis à la portée du public dans un ouvrage flirtant avec le charlatanisme, La Bible et les codes secrets, par M. Drosnin, où celui-ci prétend y lire les grands évènements de notre siècle, et en déduit à rebours le caractère divin du texte de la Torah. Il va sans dire que nous ne nous associons pas à cette entreprise quelque peu ridicule; mais le point de vue initial, qui permet de restituer à la Torah son caractère à notre avis essentiellement spatial, reste tout à fait valable. Si d'une part la Torah complète le formalisme, d'autre part elle ouvre vers la négation du formalisme : le langage. Celui-ci se manifeste comme négation du formalisme parce qu'il est le mouvement infini de la signification, l'absence de détermination définitive; il est vie, et fait apparaître en retour le formalisme comme mort. Cette triade est ainsi susceptible de se lire comme mouvement hégélien, tel qu'il est défini dans le Concept Préliminaire de L'Encyclopédie des Sciences Philosophiques (§§13-16 in éd. 1817):
Le logique a, suivant la
forme, trois côtés : le côté abstrait ou relevant de l'entendement, le côté
dialectique ou négativement-rationnel, le côté spéculatif ou positivement-rationnel.
á- La pensée en tant
qu'entendement s'en tient à la déterminité fixe et à son caractère différentiel
par rapport à d'autres, et un tel abstrait borné vaut pour elle comme
subsistant et étant pour lui-même.
â- Le moment
dialectique est la propre auto-suppression de telles déterminations et leur
passage dans leurs opposés. [Le dialectique constitue... l'âme motrice de la
progression et il est le principe par lequel seul une connexion et une
nécessité immanente vient dans le contenu de la science, de même qu'en lui en
général réside l'élévation vraie, non extérieure, au-dessus du fini.]
- Le spéculatif ou
positivement-rationnel appréhende l'unité des déterminations dans leur
opposition, le positif qui est contenu dans leur résolution et leur passage en
autre chose. [La dialectique a un résultat positif parce qu'elle a un contenu
déterminé, ou parce que son résultat, en vérité, n'est pas le néant vide,
abstrait, mais la négation de certaines
déterminations qui sont contenues dans le résultat, précisément parce que
celui-ci n'est pas un néant immédiat, mais un résultat. Ce rationnel, par conséquent,
bien qu'il soit quelque chose de pensé et aussi d'abstrait, est en même temps
un concret, parce qu'il n'est pas une unité simple, formelle, mais une unité de
déterminations différentes.]
Le séphirotisme pur étant le moment abstrait, s'intéressant uniquement aux analogies de structures et aux transformations qu'on peut leur imposer, la Torah comme texte en est la négation, elle qui est essentiellement mouvement organique, négation de la détermination immédiate du sens, de par la vertu du langage qui pousse toujours à dépasser la présence non-questionnée du sens premier, évident. Le questionnement, indéfiniment reconduit, amène à considérer les différentes structures séphirotiques non comme des étants simplement juxtaposées, mais comme les moments d'un tout vivant qui est la Torah. De ce point de vue, celle-ci est bien le moment dialectique, la négativité motrice et créatrice; elle remet en question l'autonomie des structures séphirotiques, les nie en tant que telles pour les faire passer à un niveau supérieur. C'est ce niveau, qui est proprement le סוד, qu'il nous faut découvrir à présent.
E. Le récit comme moment spéculatif
Le Sefer Yetsira propose comme troisième moment dialectique ספּור, c'est-à-dire le récit; comment concevoir le récit comme le moment proprement spéculatif de la kabbale, comme supérieur au formalisme? Le récit n'est pas pris ici comme un simple genre du discours, comme une forme extérieure à la vérité qui ne ferait que s'en approcher sans jamais pouvoir en présenter qu'une apparence dégradée et reposant en dernière instance sur le mensonge; au contraire, il doit être l'expression la plus haute de l’œuvre divine. Comme il est dit dans un grand nombre de midrashim, Dieu aurait fort bien pu créer le monde d'une seule parole, voire d'une seule lettre; or Il l'a créé par dix paroles (soit le nombre d'occurrences de l'expression ויאמר אלהימ [wayyo'mer 'elohim] "Dieu dit", auquel on ajoute le premier verset). La création ne se fait donc ni au moyen d'un seul élément qui serait immédiatement adéquat, ni au moyen d'une seule proposition qui énoncerait l'essence du monde, mais dans un récit; par là est éclairé ce qui nous avait semblé étrange quand nous avions examiné le commentaire de Rashi, à savoir que le premier verset était superflu dans l'économie du texte si celui-ci se voulait de type catégorique, énonçant l'un après l'autre les moments de la création; si ce verset est inutile dans un discours relevant de l'entendement, il est au contraire fondamental pour qui veut s'élever au-delà de l'abstraction et atteindre le spéculatif, et ce faisant il prend la forme d'un récit. De ce point de vue ce récit n'est encore qu'utile pour se détacher de l'abstrait, mais il n'est pas encore le spéculatif; il peut bien n'être qu'une forme particulièrement adéquate à la nature spéculative du réel, sans lien immanent avec celui-ci. Pour passer du rapport épistémologique entre le récit et la création à leur rapport ontologique, il faut abandonner définitivement la conception naïve de la vérité comme discours adéquat à son objet mais extérieur à lui, et dire que la vérité n'est pas quelque chose qui préexiste éternellement au discours vrai, mais qu'elle est en devenir dans et par le discours, ou plus exactement ici le récit. Il n'y a pas de vérité des faits bruts, et un discours vrai qui viendrait s'y juxtaposer; mais c'est dans le récit que le vrai devient vrai, et le récit est la dialectique immanente à la création par laquelle celle-ci devient effective. Il n'y a pas de création concrète sans le récit de la création, car par le récit l'abstrait de la création, les structures séphirotiques isolées, se rassemblent dans une unité organique; le récit fait advenir ce qui était seulement posé dans le séphirotisme, tout comme la Mishnah fait advenir la Torah. Le récit, c'est-à-dire le passage dans l'élément du langage construit et signifiant à l'infini, est non seulement ce qui reflète le mieux la vitalité de l'oeuvre divine, mais surtout l'essence même de cette vitalité. En conséquence בראשית n'est pas un discours sur la création, interchangeable avec tel ou tel autre mythe ou théorie, c'est proprement la création elle-même en tant qu'effective, c'est le moment spéculatif de la création; pour autant cela n'est pas le terme ultime d'une dialectique fermée, autrement tout récit postérieur sur la création, au premier chef le Sefer Yetsira, ne serait qu'une reprise superflue et extérieure. Or nous avons montré plus haut que le Sefer Yetsira occupait une position fondamentale dans la structure séphirotique des Torah, et qu'il était donc un moment de la vie du récit, donc de la vie de la création; de même si בראשית était une clôture, le monde serait créé définitivement, ce qui irait à l'encontre de la conception de l'étude que nous avons proposée à la fin du troisième chapitre en rapport avec la création continuée; enfin, cela signifierait que notre présente recherche n'est que bavardage inutile, sans lien avec la création. Si l'on veut sauvegarder la valeur kabbalistique et philosophique du commentaire, alors la dialectique proposée ici est une dialectique ouverte dontבראשית n'est qu'un moment, tandis que מעשה בראשית en est un autre moment. C'est pourquoi enfin que les écrits kabbalistiques ne prennent jamais la forme d'un traité de forme démonstrative, mais toujours d'un récit basé sur un autre récit et servant lui-même de base à une infinité d'autres récits. Cette conception de la vérité comme dialectique ouverte prenant la forme du récit se retrouve jusque dans le hassidisme, pour lequel raconter la vie des grands sages et maîtres, tels que le Baal Shem tov ou Rabbi Na'hman de Braslav a autant de valeur que l'étude ou la prière. Un conte hassidique, que nous empruntons à M.A. Ouaknin, montre clairement le rôle du récit dans la dialectique de l'effectif:
Sentant sa mort prochaine,
le Baal Shem Tov, fondateur du hassidisme, décida de distribuer à ses disciples
le peu de richesses qu'il possédait.
A l'un il fit don de son
châle de prières, à l'autre il offrit son livre de psaumes, un troisième reçut
sa tabatière en argent. Son serviteur le plus fidèle, Rèb Shmuel, attendait que
vienne son tour, mais quand le maître eut tout distribué, il n'avait rien reçu.
Alors le Baal Shem Tov se tourna vers lui et lui dit : A toi j'offre mes
histoires. Tu parcourras le monde pour les raconter. Surpris, Rèb Shmuel
remercia le maître en qui il avait toujours eu une confiance totale, sans
comprendre vraiment le sens d'un tel héritage.
Le maître mourut. Rèb Shmuel
resta seul. Il se disait au fond de lui-même: Est-ce là un héritage? Des
histoires que personne ne voudra entendre? Pauvre il était, pauvre il
resterait...
Mais un jour, il entendit
qu'un homme, en Russie, était prêt à payer des sommes énormes pour entendre des
histoires sur le Baal Shem Tov. Rèb Shmuel se renseigna et fit savoir qu'il
était l'homme de la situation. On lui fit parvenir une invitation et, après un
long voyage, il arriva, un vendredi matin, dans une grande ville où il fut
accueilli par le président de la communauté juive, l'homme qui l'avait invité,
et une foule de fidèles.
Le soir même, à l'occasion
du shabbat, toute la communauté se réunit autour d'un repas somptueux préparé
en l'honneur de l'invité de marque. Au milieu du repas, le président se lève et
annonce aux convives que le disciple et secrétaire du Baal Shem Tov, Rèb
Shmuel, est venu spécialement raconter des histoires sur la vie de son maître.
Et il lui donne la parole.
Rèb shmuel se lève, tout
heureux de pouvoir enfin parler de son maître et... rien! Il ne se souvient de
rien. Il est incapable de raconter la moindre histoire. Il se rassied, confus.
Le président pense qu'il est fatigué par le voyage et l'envoie se reposer après
avoir levé la séance. Mais le lendemain, au milieu du deuxième repas
shabbatique, la même scène se reproduit : Rèb Shmuel se lève, aucune histoire
ne lui revient en mémoire, et il doit se rasseoir encore, plein de confusion. Le
troisième jour, ce n'est pas mieux. Dès le lendemain, le président raccompagne
discrètement mais froidement Rèb Shmuel, au comble de la honte. Peu de
personnes sont là pour lui souhaiter bon retour. Déjà, en ville, on l'appelle
"l'homme sans histoires"...
La voiture s'ébranle déjà
quand Rèb Shmuel se dresse et crie : J'ai une histoire, arrêtez!
Depuis la voiture, il
s'adresse au président, qui a une lueur d'espoir dans les yeux. "Il s'agit
juste d'une petite anecdote, je ne sais si elle vous intéressera..." D'un
léger signe de tête, le président l'invite à raconter.
Par une nuit d'hiver, le
Baal Shem Tov me réveilla et me dit: Rèb Shmuel, vite, attelle les chevaux,
nous partons! Dans le froid et la neige, nous avons traversé de profondes
forêts et, après quelques heures, nous sommes arrivés devant une grande et
belle demeure. Le Baal Shem Tov y entra, et après une demi-heure seulement, il
en ressortit et me dit: Nous rentrons!
En entendant cette histoire,
le président se mit à pleurer toutes les larmes de son corps. Rèb Shmuel le
regarda, stupéfait. A travers ses larmes, le président lut l'étonnement sur le
visage des gens présents. Il leur dit:
Laissez-moi vous expliquer.
La personne à qui le Baal Shem Tov vint rendre visite, c'était moi. A l'époque,
j'étais un personnage important de la hiérarchie ecclésiastique. Mon rôle était
alors d'organiser les conversions forcées, qui s'accompagnaient toujours de
violences et de persécutions contre les Juifs. Quand le Baal Shem Tov fit
irruption chez moi cette nuit-là, j'étais en train de préparer un des décrets
les plus cruels de ma carrière... A peine entré, le maître se mit à dire d'une
voix de plus en plus forte: Jusqu'à quand? Jusqu'à quand? Jusqu'à quand vas-tu
faire souffrir tes propres frères? Ne sais-tu pas que tu es un enfant juit
rescapé d'un pogrom, recueilli et élevé par une famille polonaise qui t'as
toujours caché tes origines? Le moment est venu de revenir vers tes frères et
vers la tradition.
Profondément bouleversé, je
décidai immédiatement de tout abandonner et de recommencer ma vie. Je demandai
au maître: Mais quand saurai-je que j'ai été pardonné de mes crimes? Le Baal
Shem Tov me dit alors: Le jour où quelqu'un viendra et te racontera cette
histoire, alors tu sauras que tu as été pardonné.
CONCLUSION
Rôle des écrits
kabbalistiques dansבראשית
Il est vain de considérer la kabbale comme un discours ordinaire sur un objet qui lui serait extérieur; cela aboutirait à faire, et de la kabbale, et de son objet, des choses privées de vie et refermées sur elles-mêmes, qu'on ne pourrait atteindre qu'en leur faisant violence, et que de ce fait on n'atteindrait jamais réellement, ne pouvant participer à leur vitalité interne. בראשית n'est pas un texte mort, figé et définitif; ce n'est pas un discours catégorique; au contraire, c'est un organisme vivant, appelant toujours à son propre dépassement, parcouru par des contradictions qui ne sont pas des signes de sa faiblesse mais au contraire de sa capacité à échapper toujours aux déterminations qu'on voudrait tenter de lui appliquer. Loin d'être le récit d'un processus continu, sans accrocs, il offre au contraire à celui qui sait le lire le portrait d'un être parcouru par les figures de la négativité, se détruisant lui-même pour mieux s'accomplir, échappant toujours au repos de l'affirmation. Alors qu'on voudrait y lire de la simplicité, il appelle à toujours plus de formalisation, demande l'élaboration de structures complexes emboîtées les unes dans les autres et qui se transforment perpétuellement. Apparemment texte unique, il se démultiplie en autant de facettes qu'il y a de niveaux de réalité, encadré par le questionnement et la dialectique du négatif. Alors que son genre littéraire semble relever d'un âge qu'on pourrait croire pré-rationnel de l'humanité, celui des mythes, tout porte finalement à le considérer comme une réalisation hautement rationnelle, au-delà du simple entendement. Et toutes ces figures, loin de se juxtaposer, s'enchaînent dans une dialectique toujours ouverte, toujours vivante.
C'est pourquoi également la kabbale, si historiquement elle est extérieure à l'éclosion de ce texte, en est en vérité le fondement même, le moteur. Elle est esprit de dépassement, éclatement de l'immédiat; plutôt que de considérer les images du texte comme des aspects secondaires qui feraient écran à la valeur du texte, elle les prend au sérieux et s'immerge dans leur vie pour en révéler la fécondité; ainsi elle fait advenir le texte à lui-même et abolit la distinction entre les mots et les choses; elle fait du récit sur la création la création elle-même, et, puisqu'elle est récit, elle participe de ce fait à la création. C'est la kabbale qui est la création, et c'est pourquoi une étude historique de la kabbale ne peut toucher l'essence de celle-ci; que dire, une fois que l'on a affirmé que Moïse de Leon a rédigé le Zohar au treizième siècle? Qu'est-ce que cela nous apprend sur la véritable essence de ce texte? Alors qu'en affirmant qu'il a été écrit par Shim'on bar Yo'hai, partiellement sous la dictée d'Elie, on peut alors comprendre le lien qui relie le texte, le divin, les prophètes, les mystiques et les sages. En réalité bar Yo'hai est le personnage principal du récit zoharique; c'est donc le texte qui s'écrit lui-même, et qui devient effectif quand il devient effectivement récit, c'est-à-dire quand il est lu et commenté. Les textes classiques de la kabbale n'ont pas d'auteur, mais ils ont des lecteurs, et le travail de ces lecteurs, expliquer les textes, les mettre en rapport, les hiérarchiser, participe de la création continuée du monde. Le terme même de kabbale vient de la racine קבל [qbl], la réception: orientée vers celui qui est capable d'accueillir, mais non pas d'une manière passive, la kabbale implique que celui qui reçoit porte ce qui est reçu à l'effectivité. De même pour que le monde soit créé il faut non seulement un créateur mais surtout quelqu'un qui reçoive la création; la coopération de Dieu et de l'homme en est le fondement, et c'est pour cela que la Torah commence par ב: le deux, celui qui émane et celui qui reçoit. Ce dialogue, c'est la kabbale, et cela correspond à une notion fondamentale du judaïsme : la ברכה, la bénédiction. Comme on l'a vu au deuxième chapitre, la bénédiction est un flux qui relie, et qui fonctionne à double sens;elle est un dialogue qui vivifie l'ensemble de l'arbre. La kabbale n'est donc ni discours mythique, ni discours scientifique; elle est récit de bénédiction, bénédiction effective.
INDEX DES MOTS HEBREUX
א
אדוני ['adonay] : "Mon Seigneur". Nom de Dieu
אדם קדמון ['adam qadmon] : "homme primordial". Une des figures de l'émanation, sinon la première.
אין דורשין ['ên dorshin] : "on n'interroge pas"
אין ['ayin] : "néant". Dieu en tant qu'absolue négativité en regard du monde
אין־סוף ['ên-sof] : "Infini". Dieu en son essence, inconnaissable
אין־סוף־אור ['ên-sof-'ôr] : "lumière infinie". Emanation primordiale qui sert de transition entre 'ên-sof et les séphiroth
אהיה ['ehyeh] : "Je serai". Nom de Dieu
אל ['el] : Nom de Dieu
אלהים ['elohim] : Nom de Dieu
אלהים צבאות ['elohim tseva'oth] : "Dieu des multitudes". Nom de Dieu
אל הי ['el 'hai] : "Dieu vivant". Nom de Dieu
אצילות ['atsilouth] : "émanation". Premier monde
ב
בינה [binah] : "discernement". Troisème séphirah
בריאה [beria'] : "création". Deuxième monde
בראשית [berê'shith] : Premier mot de la Genèse, traduit le plus souvent par "au commencement", il désigne par extension l'ensemble de la Genèse, appelée au sens strict ספר בראשית.
ברכה [berakhah] : "bénédiction"
ג
גבורה [guevourah] : "rigueur". Cinquième sephirah
גמטריה [guematriah] : technique consistant à établir des équivalences numériques entre des mots ou expressions à partir des valeurs numériques associées aux lettres qui les composent
ד
דעת [da`ath] : "connaissance". Séphirah cachée entre la troisième et la quatrième.
דרש [drash] : litt. "demande"
ה
הוד [hod] : "splendeur, réverbération". Huitième séphirah
הלם [halom] : mot rare signifiant "ici"
הקדוש ברוך הוא [haqadosh baroukh hou'] : "Le Saint, béni soit-Il"
ח
חכמה ['hokhmah] : "sagesse". Deuxième séphirah
חסד ['hessed] ; "générosité". Quatrième sephirah
ט
טמורה [temourah] : technique consistant à recomposer un ou des mots à partir d'un ou de plusieurs mots d'un texte
י
יה [yah] : Nom de Dieu
יהוה [ne se prononce pas ; est remplacé dans les prières par 'Adônay ou 'Elohim, et dans la lecture par Hashem ("le Nom")] : Nom de Dieu
יהוה קרא אלהים [YHWH qere' 'elohim] : YHWH en tant qu'il est lu : "'Elohim"
יהוה צבאות [YHWH tseva'oth] : "YHWH des multitudes". Nom de Dieu
יין [yayin] vin
יסוד [yessod] : "fondement". Neuvième séphirah
יצירה [yetsirah] : "formation". Troisième monde
כ
כתר [keter] : "couronne". Première séphirah
מ
מלכות [malkouth] : "royaume". Dixième séphirah
מספר גדול [mispar gadol] : litt. "grande valeur" ; système de codification le plus usité en guematria
מעשה בראשית [ma`assé berê'shith] : Litt. "l'oeuvre du commencement", elle désigne l'enseignement lié aux premiers chapitres de la Genèse. Nous avons choisi dans cette étude de l'identifier plus spécifiquement à l'enseignement kabbalistique portant sur la Création.
מעשה מרכבה [ma`assé merkavah] : Litt. "l'oeuvre du char", désigne, quant à elle, l'enseignement lié au premier chapitre d'Ezéchiel. Comme pour la ma`assé berê'shit, on l'a identifié à l'aspect kabbalisitique de cet enseignement.
נ
נוטרקון [notariqon] : technique des acronymes
נצח [netsa'h] : "éternité". Septième séphirah
ס
סוד [sod] : litt. "secret".
ספר בראשית [sefer berê'shith] cf. בראשית
ע
עשיה [`assiah] : "action". Quatrième monde
פ
פרדס [pardès] : Paradis, acronyme des quatre niveaux de signification
פשט [pshat] : litt. "simple"
צ
צרוף [tserouf] : 1° technique d'anagrame au sens strict (un mot donne un mot)
2° technique de méditation extatique dont la figure principale est Abraham Aboulafia et qui consiste en une combinatoire répétitive des lettres de l'alphabet
ק
קבלה [qabbalah] : litt. "réception". Nom de la tradition ésotérique du Judaïsme.
ר
רמז [rémez] : litt. "allusion"
ש
שדי [shaday] : Nom de Dieu
שכינה [shekhinah] : Dieu en tant qu'il est présence au monde ; figure féminine.
שקל הקודש [sheqel haqodesh] : cf. bibliographie, M. de Leon, Le sicle du sanctuaire
ת
תיפארת [têfê'reth] : "beauté, harmonie", Sixième séphirah
BIBLIOGRAPHIE COMMENTEE
Plutôt que de présenter ici une liste exhaustive des textes classiques de la kabbale -ce qui serait non seulement superflu mais de plus assez inutile pour les non-hébraïsants, les traductions étant encore rares malgré les efforts remarquables de Ch. Mopsik -, nous avons choisi d'offrir une liste limitée mais commentée des principales références utiles à la compréhension et au dépassement nécessaire de notre étude. Qu'on ne s'étonne donc pas de l'absence, à titre d'exemple, des articles fondamentaux de M. Idel, encore largement inédits en français ou même en anglais, ou encore des Tiqune haZohar, commentaire exceptionnel de בראשית, disponible uniquement en version originale.
Bible et commentaires traditionnels
L'outil fondamental pour tout travail approfondi sur l'essence de la Bible hébraïque reste le תיקון סופרים [Tiqun Sofrim], présentant sur deux colonnes le texte tel qu'il se présente dans le Sefer Torah et la version massorétique. L'édition איש מצליח ['îsh matslia'h] est la plus classique.
Pour les traductions en langue française, toutes ont, à leur niveau, leur utilité. La Bible du Rabbinat Français, chez Colbo, propose une traduction simple et surtout comporte les divisions des sections shabbatiques, sections suivant lequelles sont organisés tous les commentaires. La version de la Pléïade comporte un appareil critique très utile pour toutes les questions de composition historique du texte. Enfin, la traduction d'André Chouraqui, chez DDB, propose un accès intéressant, par ce que certains qualifieraient de surtraduction, à l'esprit du texte original, ce dernier demeurant cependant irremplaçable.
Il existe bien entendu en hébreu une grande variété d'éditions comportant, en marge du texte, le commentaire de Rashi, le targum d'Onkelos et divers commentaires traditionnels ; on trouvera chez Colbo et chez Ness des éditions bilingues du commentaire de Rashi tout à fait satisfaisantes.
Le corpus des Midrashim en traduction française est à ce jour très réduit, si l'on excepte les nombreux florilèges qui n'ont que peu d'intérêt autre qu'anecdotique, puisqu'ils ne permettent pas de comprendre l'économie interne des textes. On trouvera cependant chez Verdier le premier tome du Midrash Rabba, sections Bereshit à Vayera, ainsi que les Chapitres (Pirqé) de Rabbi Eliézer, tous deux indispensables. En traduction anglaise, de nombreux midrashim existent mais sont difficilement trouvables en France.
Talmud
Le Talmud de Jérusalem a été traduit intégralement en français par M. Schwab : si la version papier est désormais introuvable dans le commerce, il en existe une version CD-Rom fort utile chez Les Temps qui Courent.
Le Talmud de Babylone est en cours de traduction intégrale chez Ramsay à partir de l'édition Steinsaltz, en version bilingue ; le volume le plus utile est le premier, "Guides et Lexiques", présentation générale du vocabulaire, des concepts et des méthodes mises en jeu dans la littérature talmudique. Des éditions complètes, bilingues anglais-hébreu, sont également utiles. En ce qui nous concerne, nous avons trouvé un grand intérêt dans la version donnée chez Verdier par le Grand Rabbin Israël Salzer du traité 'Haguiga. Ce traité porte sur l'organisation des grandes fêtes, et comporte au deuxième chapitre une vision synthétique de la mystique talmudique.
Premiers écrits "kabbalistiques"
Même s'ils ne sont pas généralement considérés comme historiquement kabbalistiques, ces écrits le sont pour nous de par le lien étroit qu'ils entretiennent avec l'ensemble de la littérature postérieure (voir rubrique suivante). Le Sefer Yetsirah a bénéficié d'une édition très complète chez G. Lahy éditeur : quatre versions du texte, bilingues, agrémentées des commentaires traditionnels. Ce texte, sommet de notre étude, a sans doute été mis par écrit vers le troisième siècle. On trouvera chez le même éditeur un recueil assez dérangeant intitulé Vie Mystique et Kabbale Pratique, qui fait le point sur le corpus du Shiur Qomah et de la Maasseh Merkavah dans ses aspects théurgiques et, ce qui est selon nous plus discutable, magiques (talismans, alphabets angéliques,...) ; il a l'énorme avantage de proposer la traduction d'ouvrages très rares : Sefer haRazim,...
Enfin, le volume de la Pléïade : Ecrits intertestamentaires, ainsi que l'édition chez Verdier par Ch. Mopsik du Livre Hébreu d'Enoch (Hénoch III), restent indispensables pour comprendre les fondamentaux de la kabbale.
Kabbale "classique" (i.e. pré-lourianique)
Les deux éditions du Bahir (N. Séd chez Archè et Gottfarstein chez Verdier) sont très bien réalisées et se complètent parfaitement. Ce texte présente pour la première fois une vision structurée des sephiroth, travail poursuivi dans le (Sefer ha)Zohar, mis par écrit au treizième siècle par Moshé ben shem tov de Leon, mais puisant dans des strates bien plus anciennes, représentées notamment par le sous-ensemble du Midrash haNéélam (inséré dans toutes les éditions). Ceci est l'ouvrage le plus fondamental, "le saint des saints de la kabbale" selon l'expression de Ch. Mopsik. Ce dernier en donne actuellement une traduction critique de référence chez Verdier, qui succède à l'édition controversée (crypto-chrétienne à bien des égards) de J. de Pauly. Sont déjà disponibles les quatre volumes de la Genèse, ainsi que le Zohar sur Ruth, "le Cantique des cantiques" et "les Lamentations". L'introduction du tome deux, notamment, confirme nombre de nos intuitions, par exemple quant au caractère anti-gnostique de la kabbale.
Les Tiquné haZohar et le Pardès Rimonim de M. Cordovéro ne sont pas encore traduits, ce que nous ne pouvons que déplorer.
Une introduction philosophique de cette kabbale, classique, se nomme Le philosophe et le kabbaliste, par M. 'H. Luzzatto, et est disponible chez Verdier.
Enfin, dans L'alphabet hébreu et ses symboles, chez G. Lahy, on pourra consulter une présentation utile des extraits du Bahir et de Zohar qui traitent de la signification des vingt-deux lettres de l'alphabet.
Kabbale Lourianique
Nous n'avons pas abordé cette doctrine fondamentale pour des raisons déjà exposées. De fait, les ouvrages fondamentaux sont toujours inédits, au premier rang desquels le `Ets 'Hayyim de Rabbi 'Hayyim Vital (disciple de Louria).
Etudes contemporaines
Les travaux de G. Scholem ont eu une importance fondamentale dans la redécouverte de la kabbale, mais se cantonnent strictement à l'aspect historique de l'élaboration des doctrines ; ils restent de référence mais demandent à notre avis à être dépassés. On se reportera néanmoins avec profit à La Kabbale et sa symbolique, aux Grands Courants de la mystique juive, et aux Origines de la kabbale.
Les travaux de M. Idel sont, en traduction, éparpillés dans de trop nombreux recueils pour qu'il soit possible de les citer ici. Se reporter aux bibliographies d'autres ouvrages, par exemple à celle, très intéressante, de M. A. Ouaknin dans Les Mystères de la Kabbale.
Charles Mopsik est aujourd'hui un des plus grands spécialistes de la kabbale, mais son talent se révèle véritablement dans ses éditions critiques des ouvrages classiques, chez Verdier : se reporter donc aux rubriques ci-dessus.
Marc-Alain Ouaknin développe quant à lui des analyses peut-être moins "universitaires" mais néanmoins tout à fait fondamentales et exceptionnelles, qui renouvellent la conception traditionnelle de la kabbale et y apportent une fraîcheur bienvenue. Ecrivain et conférencier prolifique, il a écrit selon nous trois ouvrages fondamentaux : Le Livre Brûlé et Lire aux Eclats (au Seuil) ainsi que Concerto pour Quatre consonnes sans voyelles (chez Payot). Son dernier ouvrage, Les Mystères de la Kabbale, résume bon nombre de ses analyses précédentes en les approfondissant, et propose une bibliographie très complète.
Henri Atlan a fourni de nombreuses et pénétrantes études, dispersées dans diverses revues et recueils. Outre "Niveaux de signification et athéisme de l'écriture", dans le recueil XXIIè Colloque des Intellectuels juifs de France : La Bible au Présent, on pourra également consulter "Une mystique du langage aux origines de la science" in Actes du colloque Symbiose des cultures juive et française.
Je signalerai pour finir deux ouvrages profitables : tout d'abord La pensée juive et l'interrogation divine, par R. Draï aux PUF, qui analyse l'épistémologie talmudique dans une optique très différente de la nôtre ; puis L'arbre de vie, de Z'ev ben Simon Halévi, qui offre une synthèse claire des équivalences sephirotiques.
Enfin, pour une approche claire de l'essence des mathématiques, l'ouvrage de S. Singh, Le dernier théorème de Fermat, chez Pluriel, est fort instructif ; pour ce qui est de Hegel, j'ai utilisé la traduction de B. Bourgeois chez Vrin.