Elie Benamozegh: un chapitre d'Israël et l'Humanité (version originale)

[Les quelques passages cités en hébreu n'ont pas pu hélas être repris. Ils sont remplacés par des suites de lettres inintelligibles. Les références au manuscrit autographe de l'auteur sont indiquées entre crochets droits. Malgré ses défauts, ce texte posthume du rabbin de Livourne mérite l'attention].

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[1167] Chapitre?

Le type et la loi de l'organisation humaine

Tout ce que nous avons dit sur l'organisation de l'humanité et le monde des nations nous semble assez clair. Mais il faudrait peut-être trouver un cadre plus global dans lequel serait intégré le schéma que nous venons de décrire. N'y a-t-il pas un plan d'ensemble qui se retrouverait dans les plus humbles réalisations de la nature comme dans les plus grandioses et les plus sophistiquées? Du reste, c'est l'hébraïsme lui-même qui va nous fournir ce modèle, ce qui confirme une fois de plus la vocation humanitaire que nous lui avons attribuée. En effet l'hébraïsme conçoit le monde des nations selon le type de la famille. Cette idée apparaît maintes fois dans les textes [1168] bibliques et rabbiniques.

Tout d'abord, nous voudrions faire part de notre hypothèse selon laquelle l'homme aurait conçu l'humanité comme une famille parce qu'il se représentait la cause invisible de son être sous la forme d'un père et qu'il voyait dans la nature environnante et nourricière la figure d'une mère. Et par conséquent il se percevait comme le fils de ces parents éventuellement en colère contre lui. Ainsi donc Dieu, la Nature et Adam constituent une véritable famille, une famille sacrée, pourrait-on dire, quoiqu'il y ait au-dessus de cette famille d'autres familles plus sacrées encore comme celle qui est constituée par l'Idéal ou lÙogoÒ et la _ÎÈ_ ou présence divine dans le monde ou encore au sein même de Dieu, l'Intelligent, l'Intelligence et l'Intelligible ou le Pensant, la Pensée et le Pensé.

Cette façon si simple, si naturelle et si spontanée de regrouper la Cause invisible, la Nature et l'Homme au sein d'une famille est à la base d'un grand nombre de conceptions analogues dont on trouve la trace dans les théogonies de tous les peuples anciens. Dans la Théosophie kabbalistique la Ù [Chekhinah] joue le rôle du Démiurge et la vbhfa [Binah] celui de la mère. Mentionnons en outre le couple formé par Adam et Eve et les deux ohcurf [Cherubins] qui sont les enfants de l'un et de l'autre.

L'idée d'une famille qui comprend à la fois le ciel et la terre peut également être [1169] circonscrite à l'humanité en général et aux nations en particulier. Selon ce schéma, Dieu est le père universel des nations: celles-ci sont ses enfants et par conséquent elles sont unies les unes aux autres par les liens de la fraternité. Et puisque Dieu et l'humanité forment une famille, il s'ensuit que le monde est envisagé comme la maison de cette famille, une maison où la vbhfa, c'est-à-dire l'immanence de Dieu, cohabite avec ses enfants. Cette dernière idée peut être illustrée par un grand nombre de textes et d'autorités, de sorte qu'on ne saurait nous accuser d'échafauder des hypothèses arbitraires.

L'assimilation du monde à la maison ou plutôt au Temple de Dieu se trouve d'abord chez Isaïe: "Ainsi parle l'Éternel: Les cieux sont mon trône et la terre l'escabeau de mes pieds ; quelle est la maison que vous me construirez et quel est le lieu de mon repos(1)?"

À la lumière de ce verset, on comprend mieux la vision décrite dans le premier chapitre: le palais (ÈÎÏ) ou le Temple qui sert de cadre à cette vision serait en vérité le monde considéré comme la maison de Dieu dont le Temple de Jérusalem n'est en somme que la reproduction en modèle réduit. Nous verrons ci-dessous qu'effectivement le Temple de Jérusalem était le résumé synthétique du cosmos tout entier.

[1170] Dès le Pentateuque, Dieu présente l'univers comme sa maison, quand il loue la supériorité de Moïse sur tous les autres prophètes: "Il n'en va pas ainsi pour mon serviteur Moïse ; de toute ma maison il est le plus fidèle(2)". Quelle est donc cette maison? - Maïmonide affirme avec raison qu'il s'agit de la création, c'est-à-dire de l'univers et de la totalité des choses existantes.

ßÎÏÈÈ_ÓÔÂßÎÏÂÓ_ÂÈÔÓÈÂÚÂÏÓÈÎÂÏÂ_ÓÈÈÈÈÓ.

La conception cosmologique du ciel et de la terre se prêtait à merveille à ce genre de formules. En effet les cieux sont considérés comme une tente et la terre comme le sol. Ensemble, ils constituent une tente pareille aux tentes des anciens Israélites, pareille au Tabernacle que Moïse fit construire dans le désert et dont il a été dit très justement qu'elle symbolisait l'univers tout entier.

En Proverbes IX 1 on lit: "La Sagesse a bâti sa maison, elle a taillé ses sept colonnes. Quand nous aborderons le thème de l'unité des lois cosmologiques et anthropologiques, nous verrons, s'il plaît à Dieu, que cette maison n'est autre que le monde.

Cette interprétation qui assimile le monde à une demeure régie par Dieu et habitée par ses enfants les hommes est étayée par le fait que dans le langage de la Bible on emploie également le terme "maison" pour désigner le cadre politique de l'État et de la société. Lorsque Pharaon [1171] confie à Joseph l'administration de l'Égypte, il lui dit(3):ÏÈÈ Il est clair que dans ce verset, ÈÈ ne signifie pas seulement la maison particulière de Pharaon, mais bel et bien l'Égypte tout entière. On peut également admettre que le domaine public et le domaine privé étaient attribués indistinctement au souverain. Dans ce cas, h,hc désignerait à la fois la maison de Pharaon et le pays d'Égypte. De la même façon, le verset de I Rois IV 6 où il est question de la maison de Salomon (ÂÁÈ_ÚÏÈ) fait sans doute référence au royaume tout entier.

Mais ce n'est pas ici le lieu d'énumérer tous les passages de la Bible et de la littérature rabbinique où Dieu est présenté comme un père et où l'univers est appelé sa maison. Nous renvoyons le lecteur aux matériaux nombreux que nous avons recueillis dans notre livre sur les noms de Dieu dans la Théosophie. On pourra également se référer à l'article (hébreu manquant). Signalons seulement que le christianisme n'a pas été le premier à attribuer à Dieu le nom de père. En cela comme en beaucoup d'autres choses, le christianisme n'a été que l'écho des Prophètes et des Rabbins. En effet le judaïsme conçoit Dieu comme un père au ciel et sur la terre, puisqu'il est à la fois le père des anges et des hommes. En effet les anges ne sont-ils pas appelés "fils de Dieu"?

[1172] Dans les Prophètes, la vénération qui revient à Dieu est mise sur le même plan que le respect qui est dû à un père: "Un fils honore son père et un serviteur son maître. Et si je suis un père, où est mon honneur? Et si je suis un maître, où est ma crainte(4)?". Et dans les Psaumes, David dit que "Dieu est le père des orphelins et le juge des veuves(5)". En d'autres passages, l'amour de Dieu envers ceux qui le craignent est comparé à l'amour d'un père pour ses enfants. Il est écrit dans les Proverbes que "l'Éternel réprimande celui qui aime, comme un père qui veut le bien de son fils(6)". Et quand Isaïe s'exclame: "Et maintenant, Éternel, tu es notre père(7)", il s'empresse d'ajouter: "Nous sommes l'argile et tu es notre potier et nous sommes tous l'uvre de ta main", afin qu'on ne croie pas qu'il s'agit uniquement d'Israël.

Parfois les images employées par le judaïsme dépassent en tendresse celles du christianisme qui passe pourtant pour être la religion de l'amour. Et de fait Dieu est parfois conçu comme une mère. Dans le livre de Job, l'image de la mère est employée pour désigner la terre (hébreu manquant), mais dans d'autres livres elle s'applique à Dieu lui-même. C'est ainsi qu'en Deutéronome XXXII 11-12 Moïse [1173]évoque la sollicitude maternelle de Dieu à l'égard de ses enfants en recourant à la métaphore de l'aigle, synthèse de la force et de la douceur: "Comme un aigle qui veille sur son nid, plane au-dessus de ses oisillons, étend ses ailes et le prend et l'emporte sur son plumage". Cette formulation est d'ailleurs reprise par Isaïe dans le verset suivant: "Comme des oiseaux qui étendent leurs ailes, ainsi l'Éternel des Armées abritera Jérusalem d'un abri et il la sauvera en l'épargnant et il la délivrera(8)". Et en ibid. LXVI 13: "Comme un homme que sa mère console, ainsi moi je vous consolerai et à Jérusalem vous serez consolés". Ou bien encore: "Sion a dit: L'Éternel m'a abandonnée et mon Seigneur m'a oubliée. Une femme oublie-t-elle son nourrisson et n'a-t-elle pas pitié du fils de son ventre? Même si celles-ci oublient, moi je ne t'oublierai pas(9)".

Chez Osée on lit: "Et moi j'ai habitué Ephraïm à marcher en le prenant par ses bras(10)".

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Et en Jérémie XXXI 19: "Ephraïm n'est-il pas un fils chéri pour moi, un enfant de délices? Car chaque fois que j'en parle, m'en souvenant je m'en souviens encore. C'est pourquoi mes entrailles s'émeuvent pour lui, miséricorde je lui ferai miséricorde, parole de l'Éternel".

Examinons à présent cette idée de la filiation du point de vue des hommes et vérifions si l'hébraïsme considère les êtres humains comme des fils de Dieu. Nous avons déjà fait remarquer [1174] que le titre de "fils de Dieu" qui fut donné à Jésus avait déjà été attribué par le judaïsme à des personnalités particulièrement éminentes comme par exemple Salomon à propos duquel Dieu dit: "Il sera pour moi un fils et moi, je serai pour lui un père". Citons aussi le Psaume XXIX où il est question des "fils de Dieu".

Les peuples qui le méritent sont également appelés "fils de Dieu". Nous commencerons par étudier les passages où Israël est revêtu de ce titre, même si d'autres nations, fussent-elles païennes, ont droit elles aussi à cette appellation affectueuse. On se souvient de cette tendre parole du Deutéronome: "Vous êtes des fils pour l'Éternel votre Dieu(11)". Et dans le Cantique de Moïse: "N'est-il pas ton père, ton créateur, celui qui t'a fait et t'a affermi(12)?" Et toujours dans le Deutéronome: "Tu sauras avec ton coeur que comme un homme corrige son fils, l'Éternel ton Dieu te corrige". De son côté, Isaïe s'exclame: "Car tu es notre père, car Abraham ne nous a pas connus et Israël n'a pas connaissance de nous ; toi, tu es l'Éternel notre père(13)". Ce passage est d'une importance capitale: Dieu assume le rôle des [1175] patriarches nationaux d'Israël et il est reconnu comme le seul père du peuple juif, ce qui revient à placer Israël sous la paternité commune du Dieu de toutes les nations. Et dans un autre passage: "N'est-ce pas que dès à présent tu m'as appelé mon ami d'enfance?"

Citons à présent un verset étonnant de Jérémie où les peuples sont appelés enfants de Dieu et où Israël est présenté comme l'un des ces enfants. Voici en effet ce que Dieu dit par la bouche du prophète: "Et moi j'ai dit: Comment te placerai-je parmi les nations? Et je te donnai une terre de délice, un apanage de la splendeur des splendeurs des nations. Et je disais: Père vous m'appellerez et de moi vous ne reculerez pas(14)". Une confirmation de l'interprétation que nous suggérons de ce verset nous est fournie par Rachi. Bien que ce maître ait vécu au Moyen Age, dans des circonstances qui n'étaient certes pas faites pour inspirer la bienveillance universelle, voici comment il a glosé ce verset: "Toi ma congrégation et mon peuple, comment te placerai-je au milieu de mes autres enfants, mêlés avec les Gentils?" C'est dire à quel point la conception qui assimile les peuples à des enfants de Dieu était enracinée dans le judaïsme.

Cette idée réapparaît chez Qimhi qui vivait dans un milieu tout aussi hostile que celui de Rachi. Cela ne l'a pourtant pas empêché d'interpréter dans le même sens un verset qui [1176] à vrai dire est moins explicite que celui de Jérémie III 19: "Qui a entendu une telle chose? Qui a vu de telles choses? Est-ce qu'un pays est mis au monde en un seul jour? Est-ce qu'une nation est enfantée en une seule fois? Sion a mis au monde et a enfanté ses fils. Ouvrirai-je le sein maternel sans engendrer? dit l'Éternel. Moi qui engendre, fermerai-je? dit ton Dieu". Laissons de côté ce qui ne concerne pas directement notre propos, qu'il s'agisse de la comparaison si fréquente dans les Prophètes qui fait de Sion l'épouse de Dieu et d'Israël les enfants de Dieu et de Sion. Ce rapport nuptial entre Dieu et Sion est clairement exprimé par l'image de l'enfantement et par le verbe ÂÏÈqui assigne à Dieu le rôle de géniteur et de père. Nous voudrions concentrer notre attention sur le merveilleux commentaire que Qimhi a fait de ce verset: "C'est moi qui engendre les peuples".

_ÈÓÂÏÈÚÓÈÌ

Ainsi donc le judaïsme considère les peuples comme les enfants de Dieu. Mais y a-t-il un premier-né parmi ces enfants? Si on considère cette question du simple point de vue de la vanité nationale, elle n'a guère d'importance. Mais elle devient primordiale dès lors qu'on en fait dépendre la question [1177] de savoir si du fait de sa religion, Israël est investi d'une mission sacerdotale au sein de ses frères qui sont les peuples de l'humanités. On peut déjà constater que ce titre est écrit en toutes lettres et qu'il est proclamé bien haut par la bouche de Moïse, lorsqu'il parle au nom de ce Dieu qu'il appelle néanmoins le Dieu des Hébreux: "Israël est mon fils, mon premier-né(15)". Cette formule appelle plus d'une remarque. Tout d'abord il est intéressant de voir qu'un peuple est désigné sous le nom de fils. D'autre part le titre de premier-né suppose qu'il y a d'autres fils effectifs ou potentiels. Cette primogéniture présuppose en outre l'idée d'une organisation domestique et familiale. Car il ne saurait y avoir de fils premier-né sans père, sans maison ou sans famille. Mais ce qui importe le plus dans ce verset c'est ce terme de ÎÂ qui semble bien désigner une fonction religieuse dans le cadre du culte domestique. Et tel était réellement le cas dans l'ancienne structure familiale des premiers Israélites et d'une façon générale dans beaucoup de sociétés antiques. Mais nous aurons encore l'occasion d'envisager, [1178] s'il plaît à Dieu, la question si lourde d'enjeux des fonctions religieuses du premier-né lorsque nous traiterons de la mission sacerdotale d'Israël selon le judaïsme (note 27).

L'idée de famille entraîne l'utilisation d'une terminologie évoquant les liens domestiques. Car si le judaïsme considère l'humanité comme une famille, le monde comme une maison, Dieu comme un Père, les nations comme ses enfants et Israël comme le premier-né de ces enfants, il verra nécessairement dans les peuples de l'humanité autant de peuples frères d'Israël. Les nombreuses preuves que nous fournissent les textes montrent bien que nos affirmations ne sont pas imaginaires. Ces preuve sont d'autant plus de valeur que l'idée de fraternité humaine n'allait pas de soi dans l'environnement hostile où évoluait Israël. Combien d'influences hostiles ont dû être combattues avant que cette idée ne s'impose et que ce langage ne devienne familier ! Cela montre à quel point une doctrine puissante est en mesure de dépasser les obstacles les plus insurmontables.

Considérons certains passages où le titre de frère est accordé à des peuples païens. En Nombres XX 14, Moïse envoie au roi d'Edom le message suivant: "Ainsi parle ton frère Israël". En Deutéronome XXIII 17 on trouve un passage encore plus concluant puisqu'il s'agit des paroles que Moïse adresse à Israël: "N'abhorre pas l'Édomite [1179] car il est ton frère". On pourrait à la rigueur objecter que la fraternité d'Edom remonte à la fraternité biologique entre Jacob et Esaü, puisqu'Edom est le descendant d'Esaü. Mais ce genre de considérations ne saurait s'appliquer à un passage d'Ezéchiel où Sodome est appelée la soeur d'Israël. On pourrait affirmer tout au plus que cette appellation est une allusion à la dépravation d'Israël et au sort qui le menace s'il ne s'amende pas. Amos du moins nous fournit un témoignage explicite lorsqu'il donne aux peuples païens le nom de frères et qu'il reproche à ceux qui commettent des injustices d'oublier le lien fraternel en vertu duquel les nations sont unies les unes aux autres:

ÚÏ_Ï_Ù_ÚÈÂÂÚÏÚÏ_È_ÂÚÏÒÈÌÏÂ_ÏÓÏÂÌÂÏÊÎÂÈÁÈÌ

Citons en outre le Psaume XXII qui peut être interprété comme la complainte d'Israël victime de la haine et de la persécution des autres peuples(16):

ÏÈÏÓÚÊ_ÈÁÂÓÈ_ÂÚÈÈ_ÈÆ

Et pourtant on trouve dans le même psaume un verset qui nous montre Israël prenant la parole pour professer aux autres peuples l'unicité de Dieu, comme cela arrive si souvent dans les livres prophétiques:

ÒÙ_ÓÍÏÁÈÂÍÏÏÏÍÆ

"Je raconterai ton nom à mes frères, au sein de l'assemblée je te louerai".

Il est évident que dans ce verset mémorable l'expression 'à mes frères' désigne les peuples frères. Et s'il faut encore une preuve, citons la fin de ce psaume où figurent ces paroles encore plus extraordinaires:

"Toutes les extrémités de la [1180] terre se souviendront et reviendront vers l'Éternel et toutes les familles des nations se prosterneront devant toi. Car à l'Éternel est la royauté et la domination sur les nations".

Et le dernier verset conclut d'une façon qui n'a rien à envier aux versets précédents:

"Ils viendront et diront la justice qu'il a faite au peuple qui naît" (c'est-à-dire aux nouveaux convertis).

Ce verset n'est-il pas l'accomplissement du verset 23 où le psalmiste déclarait: "Je raconterai ton nom parmi mes frères"?

C'est ici l'occasion de discuter les nombreux passages où il est dit que les morts ne loueront pas le Seigneur. Comment peut-on les concilier avec le principe de la survivance de l'âme après la mort? A notre avis, cette louange dont les morts sont incapables correspond à la mission qui, d'après la Bible elle-même, incombe à Israël comme un devoir et un mérite et qui consiste à sanctifier et à purifier le Nom de Dieu ici-bas. Or il est naturel de dire que les morts ne peuvent pas louer Dieu de cette façon, car cette louange consiste essentiellement à protéger la gloire de Dieu ici-bas, de façon à remplir la vocation en vue de laquelle nous avons été créés.

Le titre de frère qu'Israël appliquait collectivement à certaines nations apparaît déjà, semble-t-il, dans la législation mosaïque à propos du statut de l'étranger: lng hju cau, rd uc ,ezjvu lng ush vyn lhjt lunh hfu.

[1181] Ce passage a été commenté par Wogue: selon lui le frère désigne ici "l'étranger venu d'un autre pays, le domicilié admis à résider dans ton pays, dans ton canton". Force est donc d'admettre que l'étranger aussi est également appelé 'frère' (voir note 28).

Voyons à présent ce que Mamiani nous dit à ce propos:

"Je n'ai pas voulu non plus comparer le monde à la société familiale, car celle-ci se distingue essentiellement de quelque unité politique que ce soit. En effet la relation de commandement et d'obéissance qui est capitale au sein de la famille n'existe pas le moins du monde dans l'unité sociale suprême qui est fondée sur le principe de l'égalité absolue entre les États souverains. Il est vrai qu'on parle (et avec raison d'une certaine façon) de la grande famille du genre humain dans laquelle les nations sont considérées comme des surs. Il est vrai que le type naturel de la forme de société primordiale et minimale aboutit dans ses effets exemplaires à l'association ultime et maximale des hommes. Mais ce n'est pas une raison pour confondre deux institutions dont la première est une production immédiate de la nature et la seconde le fruit de l'artifice".

Malgré les deux différences que Mamiani décèle entre famille et genre humain, nous tenons à considérer [1182] sous un type unique la société domestique et la société internationale, en prenant garde toutefois de ne pas les confondre. Le philosophe italien prétend que le rapport de commandement et d'obéissance fait défaut dans la société des nations, mais cela est loin d'être vérifié. En fait il existe, quoique sous une autre forme: c'est l'empire du droit naturel ou droit international sans lequel les rapports entre les nations seraient tout simplement impossibles. Or Mamiani n'a jamais voulu dire que ces rapports sont impossibles.

Dans la société universelle décrite par Mamiani il manque aussi un autre élément, à savoir un organe susceptible d'unir l'agrégat des nations en un tout organisé. Or c'est justement la présence d'un tel organe qui rend l'humanité semblable à une grande famille. La seule différence réside en ceci que dans le cadre de la famille, l'organe est désigné d'une façon primitive et directe, tandis que dans le cadre du genre humain il l'est de manière dérivée et indirecte.

En outre, Mamiani conviendra aisément du fait que dans la société familiale, l'autorité du père tient justement à sa qualité de père qui est une qualité abstraite, indépendante de la personnalité spécifique de tel ou tel homme. Et donc dans le cadre de la famille la dimension souveraine de Dieu et de la Loi est représentée par le père, tandis que dans le cadre de la société des nations, Dieu est directement le Père, sans intermédiaire humain. À ce propos nous renvoyons le lecteur à ce que nous avons écrit au sujet de la [1183] Providence universelle selon le judaïsme.

Le meilleur moyen d'apprécier à sa juste valeur la conception du droit des gens selon le judaïsme, c'est de la comparer à la réalité des relations internationales au XIXème siècle et aux théories que des auteurs prétendument sages, savants et libéraux osent encore publier à ce sujet. Sans aller jusqu'à ceux qui font l'apologie de la guerre et qui la préconisent, comme par exemple Von Moltke, nous nous contenterons de citer les propos d'un libéral italien du nom d'Imbriani qui affirme:

"Quand nous parlons d'éducation civile, nous avons en vue celle qui inspire et suggère aux âmes une piété et une dévotion impassibles, une intolérance indignée à l'égard de ce qui est étranger et une haine ardente à l'égard des autres nations. Et donc l'éducation civile est forcément celle qui élève la jeunesse dans ce genre d'intolérances et de haines. Cette doctrine scandalisera peut-être tous les philanthropes qui parlent de fraternité entre les peuples et qui déclarent la guerre à la guerre, désireux qu'ils sont de faire du monde entier une vaste bergerie pacifique. Mais l'histoire nous enseigne que la paix et la sécurité sont des facteurs de corruption et que seul le choc continuel des nations et leurs conflits incessants en vue de la suprématie et de l'empire permettent le surgissement et l'amélioration de la civilisation. Et je ne voudrais pas avoir l'impression d'être une brebis, quand bien même les loups seraient exterminés. Si tous [1184] les peuples fraternisaient et que les guerres ne fussent plus qu'un souvenir lointain, le genre humain entrerait dans le croupissement et la corruption. Une fois qu'on aurait effacé toute singularité de race et tué toute compétition, toute émulation et toute ambition, les activités nationales stagneraient. Et les individus n'auraient à se proposer que des fins personnelles et égoïstes. Maintenons fermes et distincts les caractères nationaux. Et surtout nous, les Italiens, qui sommes peut-être, toute modestie mise à part, la race la plus noble qui ait jamais existé, maintenons-nous toujours supérieurs aux autres peuples par notre génie, notre idéal, nos traditions, nos coutumes ou bien par nos lois, notre caractère industrieux, notre langue, nos cadences poétiques, notre cuisine et tout le reste ! Plus nous serons différents, plus nous offenserons naturellement les autres par nos idiosyncrasies ; et plus notre différence sera accentuée et consciente, plus nous serons nous-mêmes offensés par les particularités d'autrui. C'est l'agacement occasionné par la difformité, le mépris éprouvé à l'égard des défauts d'autrui, la jalousie provoquée par la fortune des autres et le désir d'abattre tout ce qui nous porte ombrage qui génèrent ce sentiment d'hostilité que tout peuple riche de sa vie propre nourrit à l'égard de tous les peuples avec lesquels il entre en contact. Ce sentiment, tous nos voisins le nourrissent à notre égard et nous aurions tort de ne pas le nourrir nous-mêmes à leur égard".

[1185] Mais il importe avant tout se savoir à partir de quel moment le monde des nations a commencé à exister. En un certain sens, l'état normal de l'humanité est celui qui précède l'élection d'Israël: c'est un état où il n'y a pas de dualité. Pourtant dans tous les ordres de la nature, la dualité est la source et la condition de la fécondité et du retour à l'unité, non plus l'unité rudimentaire et homogène qui caractérise les êtres du degré le plus infime, mais une unité harmonique, hétérogène, complexe, propre aux êtres les plus élevés et les plus accomplis. En un mot, l'élection d'Israël correspond au point où l'humanité revient sur elle-même comme une ligne droite qui devient courbe. C'est à ce moment-là que le monde civil des nations a été conçu, de la même façon que le protoplasme qui se divise en cellules après l'émergence d'une cellule centrale. Et c'est en agrégeant autour d'elle tout ce qui l'entoure que la cellule primordiale permettra la constitution d'un organisme parfait consistant en une coordination de cellules autour d'un noyau central. Le lien ainsi créé doit son existence à l'institution du sacerdoce de l'humanité. Et donc la mission qui incombe à Israël est à la fois la cause et l'indice de la structuration du monde civil qui regroupe le genre humain en un tout organisé.

À ce propos, il est intéressant de remarquer que la formation d'Israël en tant que peuple et son [1186] élection sont des phénomènes concomitants. En effet Israël a justement été formé pour être élu ; sa naissance vise essentiellement à la mission qu'il doit remplir. Le fait même qu'Israël ait été élu avant même de naître comme peuple n'est-il pas la preuve (si tant est qu'on ait besoin de preuves) que l'élection d'Israël est due à bien autre chose qu'à une faveur ou à une sympathie particulière. Il est vrai que le Pentateuque allègue l'amour que Dieu éprouva pour les Patriarches et qu'il reporta sur leurs descendants comme l'une des causes de l'élection. Mais il y a une raison essentielle sans laquelle le choix d'Israël paraît non seulement injuste (du reste les détracteurs d'Israël seraient trop contents de nous imputer une telle injustice), mais également absurde, surtout quand on pense que Moïse lui-même a déclaré Israël ne méritait pas d'avoir été choisi et qu'il n'est en somme pas meilleur que les autres peuples: c'est que Dieu a vu dans le peuple juif le meilleur instrument pour la réalisation de ses desseins providentiels. Et donc il n'est pas question d'un mérite qui justifierait l'élection, mais d'une aptitude particulière à remplir une mission. Et puisqu'il s'agit seulement d'une aptitude, on peut admettre qu'Israël/Jacob a été choisi alors qu'il était encore dans le sein de sa mère, comme cela est affirmé tant de fois dans la Bible.

Cela explique en outre pourquoi la Loi et le Sacerdoce ne sont apparus que tardivement dans l'histoire. En effet leur apparition correspond au moment où la parole créatrice s'organise définitivement en se dotant d'un organe. [1187] Ici encore on voit se manifester la double action de la loi du progrès: d'une part, elle provoque la constitution de l'humanité en un tout organisé et d'autre part, elle permet le développement de l'idée créatrice. Ces deux actions dont la première touche à l'extériorité du genre humain, tandis que la seconde atteint son intériorité, sont la continuation de l'acte de la création, car le progrès est la loi qui régit aussi bien l'ordre de la création que l'ordre de l'évolution. Dans l'ordre de la création, c'est l'homme qui a été la dernière oeuvre de Dieu, la plus excellente et la plus exquise. Dans l'ordre de l'évolution naturelle, c'est-à-dire au sein du règne végétal et du règne animal, l'évolution des germes constitutifs conduit à la perfection des types spécifiques. Dans l'ordre du genre humain considérée dans son extériorité, le développement du monde civil des nations aboutit à la constitution du sacerdoce d'Israël qui devient ainsi le peuple-prêtre de l'humanité. C'est Israël qui a pour mission de relier les hommes en une unité cohérente. Du point de vue de l'intériorité, l'évolution de l'idée créatrice produit la Loi du Sinaï. Cela correspond au moment où l'idée du monde se manifeste à elle-même et prend conscience de soi, de la même façon que l'Idée hégélienne prend conscience d'elle-même au travers de l'homme. Mais nous différons de Hegel dans la mesure où pour nous, ce n'est pas l'Idée absolue ou Dieu le père qui prennent conscience d'eux-mêmes, puisque Dieu possède déjà cette Idée. C'est l'Idée du monde, c'est-à-dire le lÙogoÒ qui parviennent à cette réflexivité. De plus, ce processus ne se produit [1188] pas dans chaque homme ni chez un homme particulier: elle a pour théâtre l'Homme de la Révélation, l'homme tel qu'il est présenté par cette Révélation. C'est un Idéal, mais un Idéal terrestre et incarné dans un livre. Cet Idéal n'est jamais pleinement réalisé ici-bas, mais il est toujours en cours de réalisation, soit dans la manière de le comprendre soit dans la manière de le pratiquer. C'est en ce sens que nos maîtres ont interprété le verset suivant d'Isaïe:

(citation d'Isaïe manquante)

Ils y ont vu une allusion au fait que si la Torah n'avait pas été donnée à Israël et s'il n'y avait pas eu de pacte entre Dieu et le peuple juif, les lois du ciel et de la terre elles-mêmes n'existeraient pas. Ou encore à propos de Genèse I 31-II 1:

ÈÂÌ__ÈÆÂÈÎÏÂ_ÓÈÌÂ_ÂÎÏÌÆÆÆ

Selon les Rabbins, le sixième jour désigne le 6 de Sivan, date de la Révélation du Sinaï, car c'est ce jour-là que la création fut vraiment parachevée. Et pour que l'on n'aille pas penser que nous attribuons au judaïsme des idées récentes, nous voudrions citer un passage du_ÚÈÂoù il est dit:

"Il convenait à Israël d'être créé après toutes les nations. Cela est en harmonie avec la nature de la création, car l'homme qui est l'élite des espèces inférieures et en vue duquel tout fut créé n'apparut qu'en dernier. [1189] De la même façon, tu ne trouveras pas de nation au monde qui soit apparue après Israël, car elles le précèdent toutes".

A vrai dire, l'auteur de ces lignes est trop modeste, car nombreuses sont les nations qui semblent postérieures à Israël, comme par exemple les Romains, à moins qu'on ne voit dans ces derniers les descendants des Troyens ou des Étrusques. Il serait plus exact de dire qu'Israël est la plus jeune des nations de l'Orient ancien. De par la date récente de son apparition, Israël est un maillon entre les peuples anciens et les peuples modernes, de la même façon que sa position géographique en fait l'intermédiaire idéal entre l'Orient et l'Occident. Ajoutons à ces facteurs historiques et géographiques un troisième facteur d'ordre théologique: le lecteur se rappelle sans doute ce que nous disions dans les premiers chapitres du présent ouvrage sur le caractère synthétique et éclectique du dogme hébraïque sous sa forme théosophique, qui lui permet de concilier la tendance aryenne avec la tendance sémitique. On se souvient aussi de ce rôle que nous avons décelé dans l'hébraïsme et qui consiste à assimiler, en vertu d'une affinité élective, toutes les parcelles de vérité éparses à travers les diverses religions des Gentils (ÈÂ).

Considéré sous tous ces aspect et dans tous ces ordres, le judaïsme fait preuve d'un génie à vocation humanitaire et d'une dimension cosmopolite visant à l'unité et à la synthèse. Il s'agit toujours du même [1190] mouvement centripète qui part de la circonférence pour aboutir au centre et qui correspond sur le plan historique au mouvement centripète qui préside à la formation de l'embryon dans le sein maternel.

Le Kouzari appelle Israël le cur de l'humanité, ce qui revient à dire qu'Israël est le lieu où l'Humanité parvient à l'unité et s'unifie à Dieu lui-même, Dieu étant selon le Midrach le cur d'Israël:

"D'où savons-nous que Dieu est le coeur d'Israël? - Du Psaume qui dit: 'Dieu créateur est mon coeur et il est pour l'éternité la part qui m'est échue' ".

Nous avons parlé ci-dessus de la position géographique d'Israël entre l'Asie et l'Europe. Les Rabbins aussi ont noté ce fait lorsqu'ils ont voulu parler de la centralité d'Israël par rapport aux Gentils, de la centralité de Dieu par rapport à Israël et par conséquent de la centralité de Dieu par rapport aux Gentils. On trouve en effet dans le Talmud un passage où il est dit que la Terre d'Israël est le cur du monde, que Jérusalem est le coeur de la Terre d'Israël, que le Temple est le coeur de Jérusalem, que le Saint des Saints est le coeur du Temple et que la pierre sur laquelle reposait l'Arche d'Alliance était le coeur du Saint des Saints et par conséquent le cur du monde. Et le Talmud d'ajouter que c'est cette pierre qui a servi de fondement à la création du monde entier. (hébreu manquant).

La même idée est exprimée encore plus clairement [1191] dans un midrach dont les résonances cosmopolites sont particulièrement touchantes:

"Rabbi Bérékhiah a ouvert: 'Nous avons une petite soeur' (Cantique des Cantiques VIII 8). Quelle est cette petite soeur? - C'est Abraham qui fit de tous les habitants du monde ses frères" (hébreu manquant)

Rappelons que selon le Midrach, ce sont les peuples gentils qui appellent la famille d'Abraham du nom de "petite sur". A ce propos, un rabbin du XVIème siècle, Menahem Recanati commente Genèse XII 3 en ces termes:

"Certains expliquent ---- au sens de greffe. En effet les soixante-dix nations se rattachent à Abraham et Isaac, comme nous le disions ci-dessus (...) et c'est cela qui est signifié par les soixante-dix taureaux de la fête de Soukot".

Citons enfin le fameux penseur italien Gioberti qui a eu l'intuition de tout ce que nous venons de dire, comme en témoigne le passage suivant:

"Le noyau de l'unification du genre humain, c'est Israël".

Si Israël est le noyau de l'Humanité, c'est parce qu'il représente l'Humanité qui n'existe pas encore mais qui est appelée à exister grâce à lui. Voilà pourquoi les Tosafot donnent à Israël le titre de Ì, Adam par [1192] excellence, qui diffère du premier Adam (ostv) dans la mesure où le premier Adam est précédé de l'article, indice de pluralité et de multitude. En effet l'individualité d'Adam doit se manifester par l'intermédiaire d'Israël, à travers la reconstitution de l'unité du genre humain. C'est ainsi que le Midrach a rattaché toute l'histoire d'Adam à Israël.

On peut également penser qu'Adam représente l'Humanité unie et croyante. Dans cette perspective, l'expulsion hors du Paradis symboliserait la déchéance du genre humain par rapport à son état originel. Le texte biblique parle ensuite des deux Kerouvim qui prennent la place d'Adam dans le bienheureux séjour: ne peut-on pas y voir une allusion à Israël? Dans le même esprit, le prophète donne au roi de Tyr Hiram le titre de Kerouv du Jardin d'Éden. On se rappelle en outre que le Kerouv a été placé dans le Paradis pour garder le chemin de l'Arbre de Vie. Or l'Arbre de Vie n'est autre que la Loi , c'est-à-dire la Loi mosaïque selon les Proverbes et peut-être la Loi universelle selon la Genèse. Mais de toute façon, qu'il s'agisse de la Loi de Moïse ou de la Loi universelle, cela revient au même, puisque, comme nous l'avons vu et comme nous le verrons encore, s'il plaît à Dieu, la Torah de Moïse et la Loi qui régit toutes les parties de la création ne constituent en fait qu'une seule et même Loi. Cette interprétation qui voit dans la Loi le Verbe ou logos est confirmée de tous côtés, aussi bien par la critique rationaliste moderne que par la Kabbalah, laquelle emploie le terme de Ù.

Voyons à présent comment ces doctrines [1193] se reflètent dans les rapports internationaux. Nous avons déjà abondamment traité ci-dessus du droit des gens et nous avons dit qu'Israël était tenu de s'y conformer. Nous avons parlé de la croyance qui affirme que Dieu a institué les droits des nations et qu'il les protège de sa vindicte. Le lecteur peut se référer à nouveau à ces développements, dans lesquels nous nous somme surtout attachés à définir quels sont les éléments du droit international et sur quel modèle est calqué l'idée d'une Humanité unique ou monde civil des nations.

Il nous reste à présent à discuter des exceptions à ce droit des gens et notamment des lois exceptionnelles qui frappent 'Amaleq, les sept peuples de Canaan ainsi que 'Ammon et Moab. Le fait même que le besoin se soit fait sentir de promulguer une loi spéciale concernant la conquête d'un pays et l'assujettissement d'un peuple prouve suffisamment que la règle dont cette loi était l'exception exigeait une attitude diamétralement opposée dans les rapports normaux qu'Israël entretenait quotidiennement avec les Gentils. La loi dont les lois d'exceptions constituaient une limitation n'était fondée ni sur la haine ni sur la méfiance ni sur la guerre, bien au contraire.

Ainsi donc ces exceptions constituent en fait des témoignages en faveur du contraire de ce qu'on voudrait leur faire dire. Je ne parle même pas de la quantité imposante de principes et de lois qui vont à contre-courant de ces lois d'exception ; nous aurons encore l'occasion d'y revenir. Arrêtons-nous sur le fait que les lois d'exception fournissent a contrario un indice sur la [1194] nature réelle de la loi. Du reste les principes qui servent de fondement à la loi concernant les rapports d'Israël avec les Gentils fournissent en eux-mêmes une preuve positive et directe du caractère juste et charitable de cette loi, qui est également confirme par la pratique d'Israël, c'est-à-dire la mise en oeuvre de ces principes dans la réalité. Et nous mesurons suffisamment quelle a pu être cette pratique à travers les prescriptions spéciales qui concernent en particulier des peuples franchement hostiles à Israël. Et bien qu'ils n'en fussent pas dignes, ces peuples furent bien traités par Israël. Il semble que les descendants d'Esaü avaient hérité de leur ancêtre l'animosité que celui-ci portait à Jacob, car sinon on comprendrait difficilement pourquoi la Torah recommande de ne pas haïr l'Édomite qui est appelé le frère d'Israël. Le roi d'Edom a donné la preuve de cette animosité atavique lorsqu'il refusa à Israël le droit de passer simplement à travers son pays. Et qu'on n'aille pas dire que l'interdiction de haïr l'Édomite est seulement due au fait qu'il est considéré comme un frère. En effet l'Égypte qui ne peut prétendre au titre de frère est néanmoins traitée de la même façon qu'Edom. Est-ce que ce traitement de faveur est dû au fait qu'à la différence de bien des autres peuples les Égyptiens ont fait du bien à Israël? Mais à la vérité, les Égyptiens nous ont fait plus de mal que de bien. C'est donc en dépit du tort que les Égyptiens lui ont causé qu'Israël a reçu la recommandation de ne pas haïr ce peuple. Et donc cette recommandation s'applique à plus forte raison aux peuples qui ne nous ont pas maltraités.

Il est vrai que le texte [1195] du Pentateuque évoque le souvenir de l'hospitalité égyptienne. Mais il est évident que c'est par un raffinement de générosité que Moïse passe sous silence les souffrances excessives que les Égyptiens infligèrent à Israël pour ne parler que du mince avantage d'une hospitalité qui n'était ni désintéressée ni bénévole. L'écrivain sacré est tout à fait conscient de sa générosité et il n'oublie absolument pas l'histoire ; j'en veux pour preuve la restriction qu'il impose aux mariages avec les Égyptiens: ils ne sont permis qu'à la troisième génération.

Les seuls peuples qui n'ont droit à aucune pitié sont les Amalécites, les Ammonites et les Moabites ainsi que les peuplades cananéennes. Mais en fait les condamnations qui frappent ces nations sont motivées par des considérations morales bien plus que par les intérêts matériaux d'Israël. Ce n'est pas en raison du mal qu'ils firent à Israël que ces gens méritent un pareil traitement ; à ce compte-là l'Égypte s'est rendue bien plus coupable à l'égard des Hébreux. Ce qui rend si condamnables les dommages causés par Amalec, Ammon, Moab et les Cananéens, c'est leur coefficient d'ignominie. Et si l'écrivain sacré prend bien garde de mettre cela en relief, c'est qu'il a pour but l'éducation morale de son peuple. C'est ainsi que la faute de 'Amaleq consiste à avoir attaqué Israël fuyant l'Égypte et à avoir pris pour cible les malheureux traînards, alors que le peuple était las et fatigué, tous ces griefs étant du reste résumés dans cette courte phrase: "Parce qu'il n'a pas craint Dieu(17)". Il suffit en effet que le païen [1196] craigne Dieu pour qu'il devienne aussi respectable qu'un frère.

Quant à Ammon et Moab, ils ont été repoussés pour une raison analogue ; en effet ces peuples ne sont pas allés à la rencontre d'Israël avec du pain et du vin au moment de la sortie d'Égypte ; en outre Moab a loué les services du devin Balaam contre Israël. Autant d'actions éminemment condamnables.

En ce qui concerne les Cananéens, nous apprenons de la bouche même de Moïse que le traitement qui leur est réservé ne vient ni de la justice d'Israël ni de quelque tort que ce peuple aurait commis au détriment d'Israël: il est provoqué par la corruption et l'immoralité dont les Cananéens se sont rendu coupable dans l'absolu. Et Israël ne fait que servir d'instrument à la punition que cette nation a méritée. Il s'agit en quelque sorte de l'exécution fédérale d'une sentence prononcée par la Providence au nom de l'humanité tout entière. Sur ce point il est très important de noter que l'écrivain sacré exclut formellement les causes mentionnées à propos des autres peuples et il n'avance même pas l'argument selon lequel Dieu aurait favorisé Israël dans son amour aveugle pour les Hébreux. Cette dernière raison est si loin de son esprit qu'il ne prend même pas la peine de l'écarter expressément. Il se contente de réfuter des causes moins injustes, comme par exemple le mérite d'Israël, car l'argument de l'amour aveugle de Dieu pour Israël est si énorme qu'il ne suppose même pas qu'on puisse le soupçonner de s'en être inspiré.

[1197] (feuille manquante)

[1198] de ce personnage, que ce soit Salomon ou quelque autre figure. Car on ne parlerait pas ainsi du roi païen s'il ne représentait rien de respectable ni de légitime. Hiram coopère à l'uvre trois fois sainte de l'édification du Temple, alors que certains Israélites n'ont pas été jugés dignes de cette tâches. De la même façon 'Ezra refuse la contribution des Samaritains à la construction du Second Temple mais accepte l'aide de Cyrus, un autre roi païen.

On se souvient de la loyauté avec laquelle Josué et les anciens respectèrent le serment que les Gabaonites contractèrent frauduleusement avec Israël à la faveur de leur déguisement et en vertu duquel ils avaient juré de ne toucher à rien de ce qui leur appartenait. Chose étonnante, le sentiment de leur inviolabilité était si vivace que non seulement nous le retrouvons avec toute sa force jusqu'à l'époque de Saül, mais qu'en plus la famine qui sévit dans le pays sous le règne de David est interprétée comme une punition due au fait que cet outrage au droit des gens est resté invengé. Et ce sont les fils de Saül eux-mêmes qui sont frappés pour servir d'exemple. Ce récit de carnage aurait quelque chose d'effroyable n'eût été l'intention sublime qui en adoucit l'horreur.

David a un très beau mot à l'adresse de l'Ammonite Hanoun ben [1199] Nahach: "Je témoignerai de la bonté à l'égard de Hanoun ben Nahach comme son père en a témoigné à mon égard(18)". Voici ce qu'écrit l'auteur karaïte du _ÎÂÏÎÂÙ à propos de ce verset: "Il convient à celui qui a reçu des bienfaits, même de mécréants, de leur montrer de la bienveillance, selon ce qu'a écrit David, le roi poète(19)".

La conduite d'Israël vis-à-vis des peuples païens était si exemplaire que ces derniers donnèrent aux rois d'Israël le titre de "rois de bonté": confiants en leur générosité, ils n'hésitaient pas à s'en remettre à leur bienveillance. En I Rois XX 30-32 on apprend que lors de la déroute des Syriens, le roi Ben Hadad trouva refuge dans la ville d'Afeq et se dissimula dans le recoin le plus secret d'une maison. Et ses serviteurs lui dirent: "Nous avons entendu que les rois de la maison d'Israël sont des rois de bonté. Mettons donc des sacs sur nos hanches et des cordes sur nos têtes et sortons vers le roi d'Israël ; peut-être nous laissera-t-il en vie."

___ÓÚ_ÂÎÈÓÏÎÈÈÈ_ÏÓÏÎÈÁÒÓ...

Il exécutèrent leur dessein et quand les serviteurs de Ben Hadad furent en présence d'Ahav, ils lui dirent au nom de leur roi: "Ton serviteur Ben Hadad a dit: Puissé-je avoir la vie sauve !". Et Ahav ne démentit pas sa bonne renommée: il leur [1200] répondit: "S'il vit encore, il est mon frère". On remarquera au passage cette délicate allusion au titre d'esclave dont le roi de Syrie s'était affublé. C'est donc Ahav qui est l'initiateur de cette coutume qu'ont les rois d'Europe de se traiter en frères. Les Syriens ne se le firent pas dire deux fois: ils annoncèrent à Ahav la venue de son "frère" Ben Hadad qui fut invité à monter sur le char du roi d'Israël. Et il fut sans doute très surpris d'entendre Ahav lui dire: "Je te restituerai les villes que mon père a conquises sur ton père et tu établiras pour toi des marchés à Damas comme mon père en a établi en Samarie et je te laisserai partir moyennant une alliance".

Il est vrai qu'aux versets 35-42, Dieu désapprouve la conduite d'Ahav, mais il faut comprendre le motif de cette disgrâce: c'est parce que les Syriens se faisaient du Dieu d'Israël une idée assez analogue à celles que s'en font les rationalistes de notre temps. Ils disaient que le Dieu d'Israël était "le Dieu des montagnes et non le Dieu des vallées". Et Dieu considéra ces paroles comme un outrage au même titre qu'il pourrait être heurté par la théorie du dieu local et national cher à la critique biblique. Cette désapprobation tient donc essentiellement à un désaccord d'ordre religieux entre Dieu [1201] et les Syriens et les Israélites n'y sont pour rien. Du reste cet épisode constitue une preuve supplémentaire en faveur d'une vérité méconnue, à savoir l'existence d'une dimension cosmopolite dans la Bible.

La disgrâce d'Ahav tient aussi à un autre facteur: en effet la victoire d'Israël a été obtenue par des moyens surnaturels, de sorte que le roi de Syrie est davantage le prisonnier de Dieu que du roi Ahav. La meilleure preuve, c'est qu'au moment où le roi de Syrie combattait, le roi d'Israël, il vit ses soldats emmenés en captivité à leur insu jusqu'au-dedans de Samarie. Le roi d'Israël demanda à Elisée s'il pouvait les frapper. Et Elisée de lui répondre: "Ne frappe pas. Est-ce que tu les as fait prisonniers par ton épée et ton arc pour les frapper? Présente-leur du pain et de l'eau; qu'ils mangent et qu'ils boivent et qu'ils s'en aillent vers leur seigneur(20)". Et ainsi fut fait. Non seulement on peut apprécier ici la réponse sublime du prophète qui ordonne expressément de traiter les captifs avec générosité, mais en plus il y a une réflexion théorique sur les deux types de bonté: celle que Dieu approuve et celle qu'il n'approuve pas. Le roi est libre d'être indulgent ou de faire sévir les droits de la guerre quand il vainc par la force de son épée; mais il ne doit pas exercer spontanément sa générosité quand il ne doit la [1202] victoire qu'à une faveur spéciale de Dieu. C'est donc une question d'autorité indépendante de l'usage qu'on en fait. Quant à l'usage lui-même, nous voyons à travers I Rois XX et II Rois VI que le roi et le prophète sont spontanément d'accord pour traiter les Gentils avec générosité.

On peut aussi comprendre la surprise d'Elisée dans le sens que lui attribue Rachi: Est-ce ton habitude de tuer des gens que tu fais prisonniers? Une telle interprétation conforterait encore mieux notre raisonnement: elle suppose en effet qu'il existait une règle constante qui commandait d'épargner les prisonniers ; c'est donc la perspective d'une dérogation à cette règle qui aurait suscité l'étonnement d'Elisée. Cette lecture est confirmée par les paroles des Syriens qui vont se livrer au roi d'Israël: "Nous avons entendu que les rois d'Israël sont des rois de bonté (ou de générosité)" (ÓÏÎÈÁÒ).

Après avoir étudié le type de l'organisation humaine selon l'hébraïsme, voyons à présent quelle en est la loi. Nous avons parlé ci-dessus des rapports entre l'homme et la planète et nous avons dit qu'ils étaient analogues aux rapports de l'âme et du corps. Rappelons en outre la théorie scientifique qui veut que l'apparition de l'homme soit une production spontanée et qu'elle constitue la manifestation suprême de la force tellurique ou bien le moment de l'évolution cosmique où la force [1203] inconsciente qui l'a animée jusqu'alors prend enfin conscience d'elle-même. En vertu de toutes ces prémisses, on peut affirmer que la loi de l'homme est la loi même de l'univers. Et l'homme archétypal prend conscience de sa loi du fait même qu'il prend conscience de soi. Nous verrons bientôt comment les sources juives témoignent en faveur de cette identité de la loi de l'homme avec la loi de l'univers.

Nous voudrions à présent prévenir une objection. On peut croire en effet que cette identité est en contradiction avec la perfectibilité qui est propre à l'homme et qui, selon Edgar Quinet, en est même la caractéristique. C'est à peu près ce que laissait entendre Geoffroy Saint-Hilaire lorsqu'il affirmait que le règne humain n'est pas en harmonie avec le reste du système de la nature. Et Quinet répondit que l'homme, couronnement, résumé et microcosme de la nature, doit comporter en lui la confirmation de l'évolution dont la nature est susceptible et qu'on ne rencontre dans une aucune autre espèce. Si donc Quinet a raison (et je pense que tel est le cas), il s'ensuit que l'histoire humaine aussi est soumise aux lois qui président aux évolutions cosmiques et qui constituent vis-à-vis de chaque période [1204] organique particulière la dimension surnaturelle et la phase créative. Et donc la mutabilité qui est le caractère général de l'espèce et de l'individu ainsi que la liberté dont la mutabilité n'est que la manifestation extérieure placent la créature humaine en-dehors et au-dessus des règles constantes et fatales qui régissent chaque période organique.

Or même dans cette hypothèse il est possible de démontrer l'identité de la loi du monde et de la loi humaine. Quoique l'homme et la nature soient tous deux progressifs, cette progressivité permanente de l'homme ne correspond pas à la phase de la nature dans laquelle il vit, mais plutôt à la succession de toutes ces phases. Ce caractère perfectible de l'homme est en contradiction avec la nature actuelle qui obéit à des lois invariables, mais il est en harmonie avec la nature considérée comme une succession de mondes toujours plus parfaits. Car c'est dans cette succession que se manifeste la perfectibilité de la nature. Et donc la perfectibilité qui caractérise dès à présent la nature humaine est une marque de perpétuité et de pérennité dont on ne trouve un équivalent que dans la succession des mondes. En d'autres termes, l'homme est en harmonie non seulement avec la phase présente du développement de la nature mais aussi avec toutes les phases suivantes. En effet il porte en lui-même [1205] la marque des mondes à venir ou bien comme disent les Rabbins, il a une part au monde à venir.

On a prétendu que les animaux aussi étaient susceptibles de perfectionnement. Cela est peut-être vrai en ce qui concerne les individus. Quant aux sociétés animales, elles semblent n'avoir jamais progressé. Du reste les perfectionnements dont est capable un animal en particulier lui viennent du dehors, puisqu'ils lui sont le plus souvent imprimés par l'homme.

Nous disions donc que la perfectibilité de la loi humaine n'est pas en contradiction avec l'identité qui unit cette loi à la loi du monde. Mais ne serait-elle pas en contradiction avec la doctrine de la supériorité de l'homme sur la nature et avec le rôle que le judaïsme théosophique et les philosophies mystiques attribuent à l'homme dans le processus de la nature? Il semble que non. Car quand on parle de l'identité de la loi, il ne faut surtout pas oublier que les variations plus ou moins grandes dans la forme de cette loi en fonction des différences du sujet auquel elle s'applique ne remet pas en question son identité suprême ; bien plus, cette variation est une conséquence rigoureuse et une condition essentielle de cette identité elle-même. En effet loi ne serait pas identique si [1206] elle n'agissait pas diversement selon la variété des circonstance et des sujets, de même qu'inversement elle doit être égale à elle-même pour s'adapter à ses applications diverses.

Ce principe on ne peut plus évident se vérifie non seulement à propos de cette question, mais aussi à propos de la révélation. Certes le sujet et les circonstances dont il est question ne peuvent être compris comme faisant référence à des créations de l'art ou à des conventions sociales, car ce serait modifier la loi humaine en vertu de la loi humaine, ce qui est absurde. Il s'agit bien évidemment d'une création naturelle, ce qui implique que la loi humaine doit être à l'unisson de la loi universelle. N'est-ce pas là une conséquence très légitime de l'identité suprême qui unit les deux lois? Or la différence entre un sujet aveugle et guidé par la fatalité et un sujet libre et rationnel est maximale. Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que la loi du sujet libre et rationnel l'emporte sur celle du sujet aveugle.

Aussi étrange que cela puisse paraître, il est possible de percevoir cette différence au sein même de l'identité et d'en déduire le principe de la supériorité humaine. A nos yeux cette identité se conçoit en ce sens que l'idéal qui a servi à créer le monde parvient à la conscience de soi et se saisit lui-même ; il prend connaissance de soi, se mesure et se réfléchit en l'homme non pas [1207] certes de la façon dont il se connaît dans l'absolu, mais plutôt de la façon qui est accordée à un être relatif. Et puisque l'idéal est toujours supérieur au réel et que la nature ne correspond jamais parfaitement à son modèle, la connaissance de l'idéal est à la fois une connaissance de ce qui est et de ce qui peut ou doit être. Par ce moyen on devient capable d'amener la nature à la réalisation de plus en plus parfaite de son propre idéal.

L'identité de la loi du monde et de la loi de l'homme est-elle une doctrine véritablement prônée par l'hébraïsme? En tout cas, il est certain que c'est une doctrine théosophique, puisque c'est justement l'un des caractères distinctifs de la théosophie que de stipuler une telle identité. Reste à savoir si les autres courants de l'hébraïsme s'accordent avec cette idée. Nous espérons que notre exposé prouvera suffisamment la conformité de cette doctrine de l'identité entre la loi humaine et la loi universelle avec les sources juives et qu'elle démontrera par conséquent la légitimité et l'ancienneté de la théosophie. En effet la conformité que nous voudrions faire ressortir n'est pas seulement une concordance sur un point de dogme, aussi important soit-il ; c'est aussi un hommage rendu à la théosophie tout entière. En effet la doctrine de l'identité est éminemment et essentiellement théosophique: d'une part elle postule le caractère transcendant de la loi, ce qui implique la conception du Verbe ou du lÙogoÒ créateur ; d'autre part, elle assigne à celui qui pratique la loi le rôle de coopérateur de Dieu dans l'ordre universel ; enfin elle confère aux commandements une importance non plus seulement éthique, sociale ou religieuse mais aussi cosmique et ontologique. Et donc si les diverses voix de l'hébraïsme s'accordent avec la doctrine de l'identité des deux lois, ce sera la preuve qu'il porte l'empreinte de la théosophie et qu'il en est imprégné.

Nous commencerons notre passage en revue des sources hébraïques par les témoignages que nous fournit la littérature rabbinique et nous finirons par ceux de la Bible. Cette remontée du plus récent au plus ancien ne fera que renforcer la force de l'argumentation. Comme nous l'avons déjà dit, le mot Torah ne signifie plus seulement chez eux loi civile et religieuse: elle en arrive à désigner le lÙogoÒ, c'est-à-dire le monde intelligible, prototype de la création. C'est dans le Midrach vcr ,hatrc que la théorie qui assimile la Torah au lÙogoÒ est formulée avec le plus de netteté: "De même que l'architecte ne bâtit un édifice qu'à l'aide de ses plans, tables et dessins, de même le saint béni soit-il contempla la Torah avant de créer le monde". Ailleurs il est dit que sept choses ont précédé la création du monde et que la Torah est l'une d'entre elles. Elle a précédé la création du monde de 974 siècles(21). A ce propos on peut se demander si cette date ne fait pas référence à l'époque quaternaire dont la Torah serait la loi spécifique.

En d'autres passages les Rabbins affirment que la Torah est l'instrument de l'art de Dieu (ÎÏÈÂÓ_ÂÂ_Ï¢) [1209] et que c'est en vertu de la Torah qui est appelée principe (_È) que le monde été créé ; ou encore que la Torah préexiste à la création du monde (hébreu manquant). Et en un autre passage on met dans la bouche du Serpent cette parole frappante: "Dieu a mangé de l'arbre de la science avant de créer le monde. Or nous savons que l'Arbre de Vie et l'Arbre de la Connaissance du bien et du mal représentent chacun un des deux côtés de la Loi: l'Arbre de Vie correspond à la loi de l'homme parfait, tandis que l'Arbre de la Connaissance du bien et du mal est la loi de l'homme déchu avec ses permissions et ses interdictions, ses peines et ses récompenses, son bien et son mal (d'où son nom d'Arbre de la Connaissance du bien et du mal. D'un point de vue ontologique, le premier constitue le côté idéal et le second le côté réel, c'est-à-dire respectivement le lÙogoÒ ùendeiktikÙoÒ et le lÙogoÒ proforikÙoÒ de Philon. Pour bien s'en rendre compte, il suffit de lire les nombreuses légendes que le Midrach et le Talmud nous rapportent au sujet de ces deux arbres. Il existe aussi des mythes analogues dans la religion de l'Iran ancien où il est question d'un arbre-parole et d'un arbre-nourriture.

On trouve dans le Zohar une pensée remarquablement profonde: c'est le postulat selon lequel le monde et l'homme sont tous les deux conçus sur le modèle de la Torah. De même que la Torah comporte 248 commandements positifs et 365 commandements négatifs, [1210] de même l'homme et le monde possèdent chacun 248 membres et 365 nerfs. Et donc si la loi de l'homme est identique à la loi du monde, toutes les créatures sont tenues de l'observer, qu'elles soient supérieures à l'homme ou inférieures à lui. Or les Rabbins ne disent pas autre chose quand ils racontent qu'au moment où Moïse monta au ciel pour recevoir la Loi, les anges la réclamèrent pour eux-mêmes et pour eux seuls. Certes Dieu leur objecta que l'interdiction de l'homicide et de l'adultère ainsi les souvenirs de l'Exode ne pouvaient pas les concerner. Mais c'est à bon droit que le docteur Idles fait observer que jamais les anges n'auraient fait une telle demande, jamais ils n'auraient émis une telle prétention, si la Loi n'avait pas pu leur être octroyée d'une manière ou d'une autre (hébreu manquant).

Si l'on se tourne du côté des créatures inférieures à l'homme, on constate que certaines d'entre elles respectent également la Loi. Mais la preuve la plus concluante de l'universalité de la Loi selon les sources rabbiniques n'est-elle pas fournie par la doctrine selon laquelle Dieu en personne pratique la Loi? Cette idée pharisienne a été maintes fois taxée de niaiserie ou de blasphème, mais ceux qui l'ont critiquée n'en ont pas compris le véritable sens. Certes tous les Rabbins n'ont pas été à même [1211] d'apprécier la profondeur et l'élévation de cette doctrine et tous n'ont pas eu une conscience adéquate de sa valeur. Tant il est vrai que l'enseignement d'une nation, d'une école ou d'une religion n'est pas forcément compris à sa juste mesure par tous les membres de cette nation, de cette école ou de cette religion. Certes il faut se garder de sombrer dans l'exagération de certains rabbins qui se représentent Dieu comme un vieux rabbin observant dévotement les minuties de la loi. Une interprétation aussi littérale mérite effectivement d'être rejetée avec indignation. C'est l'éternelle histoire que Maïmonide a racontée pour les générations à venir (car l'échelle de l'intelligence est à peu près invariable) dans les huit chapitres d'introduction au traité Â.

Mais la question est de savoir laquelle des deux interprétations est la vraie: celle que saisit l'esprit éclairé ou bien celle à laquelle s'arrête l'esprit obtus. Car si celui-ci juge tous les anciens à sa mesure, ce n'est pas une raison pour le croire sur parole. De même qu'il y a aujourd'hui dans la pharisaïsme des gens qui interprètent les paroles de leurs anciens maîtres en un sens différent, de même il est normal que parmi ces anciens maîtres il y ait eu des intelligences assez élevées pour [1212] concevoir et pour écrire ce que comprennent les intelligences élevées d'aujourd'hui. Du reste le milieu, les idées, les philosophies et les échelles de valeur ne sont pas si différents d'une époque à l'autre: ce qui est possible aujourd'hui a fort bien pu l'être également à l'époque des Pharisiens de l'antiquité.

Après cette digression, revenons à la doctrine qui présente Dieu comme pratiquant la Loi. Ce principe qui appartient en fait et en droit à la théosophie se trouve également dans le pharisaïsme talmudique. On en connaît les applications dans le détail, mais ce qu'on sait moins, c'est qu'il est proclamé expressément dans un passage du Talmud de Jérusalem où le verset de Lévitique XVIII 4 Ó_ÙËÈÚ_ÂÂÁÈ_ÓÂ est interprété au sens de "vous pratiquerez ma pratique", alors qu'au sens littéral il signifie "vous pratiquerez les préceptes que je vous ai commandés". Et le Talmud d'en déduire que le Saint béni soit-il pratique tous les préceptes de la Loi(22).

Voyons à présent les implications de ce principe. Si l'on considère tout d'abord l'étude de la Loi qui est le précepte par excellence et qui déroge le moins à ce qu'on attend de la nature de Dieu, on constate que c'est par la méditation de la Loi que Dieu a conçu, créé et conservé le monde. [1213] Cela apparaît de façon explicite dans le Talmud et dans les Midrachim. En outre on lui attribue la pratique des préceptes: non seulement il accomplit tous les devoirs de la morale religieuse, mais en plus il met les ÙÈÏÈÔ et il prie en s'adressant à lui-même. Sur ce point un commentateur moderne des  du Talmud a proposé une explication qui rejoint de très près l'interprétation philosophique de ce principe, bien qu'il ne fût pas au courant des présupposés qui auraient pu lui dicter ou lui suggérer une telle lecture. On ne peut donc pas le soupçonner de complaisance à l'égard des tendances philosophiques. Et pourtant il est parvenu aux mêmes conclusions que les philosophes eux-mêmes. (hébreu manquant)

Il convient de mentionner ici ce symbole éloquent de l'unité de la loi divine et de la loi humaine que constitue le thème de la Jérusalem céleste et de la Jérusalem terrestre. Dans la Jérusalem céleste on retrouve tous les éléments de la Jérusalem terrestre, [1214] qu'il s'agisse du Temple, du sacerdoce ou du sacrifice. On retrouve ici la théorie kabbalistique et platonicienne des idées archétypales telle qu'elle est envisagé du côté humain et israélite. Or cette théorie implique forcément l'identification de la loi humaine avec la loi divine. Nous verrons bientôt, s'il plaît à Dieu, si cette conception de la Jérusalem terrestre et céleste est une invention des Rabbins ou bien si elle plonge ses racines dans la Bible.

Rappelons à présent le principe de la coopération de l'homme avec Dieu que nous avons démontre ci-dessus. Si l'homme coopère avec Dieu, cela signifie que la Loi de l'homme est identique à celle de Dieu. Les titres d'associé de Dieu (_ÂÛ) et de frère et ami de Dieu (ÁÈÂÚÈ) que les Rabbins confèrent à l'homme se réfèrent à la doctrine de la coopération et à celle de l'unité de la Loi. Et c'est sans doute sous l'influence d'anciennes formules pharisiennes que le christianisme primitif a donné aux fidèles de Jésus le nom de "frères". Et les Chrétiens en sont arrivé à dire que "l'homme est essentiellement dépendant ; mais comme il veut spontanément et en vertu d'un sentiment raisonné l'exécution de la Loi, il fait véritablement tout ce qu'il veut: alors il n'est plus [1215] serviteur mais compagnon de la Loi". On trouve une idée semblable dans le Talmud: avant d'être apprise par l'homme, la Torah appartient à Dieu. Elle est à la fois la loi de Dieu et la loi de l'homme.

Plus marquante encore est l'identification ou plutôt la corrélation que les Rabbins établissent entre les soixante myriades (600 000) de significations que peut revêtir la Torah et les soixante myriades d'Israélites qui l'ont reçue. Cela ressemble assez à la théorie de Spinoza selon laquelle chaque âme n'est qu'une idée de Dieu. Il me semble que nous y avons déjà fait référence. De plus, les soixante-dix aspects de la Torah sont peut-être à mettre en rapport avec les soixante-dix nations qui composent l'humanité. Ce qui est sûr en tout cas, c'est que le nombre des nations est parallèle aux nombre des langues, chaque nation correspondant à une langue. Et comme les Rabbins affirment que la Torah a été promulguée dans ces soixante-dix langues, on est en droit d'admettre que les soixante-dix aspects de la Torah font pendant aux soixante-dix langues et que les langues et les aspects sont elles-mêmes en corrélation avec les soixante-dix nations. Chaque nation posséderait donc non seulement sa langue spécifique, mais en plus un aspect particulier [1216] de la Torah. Nous aurons encore l'occasion de revenir sur ce point.

Si notre interprétation du système des Pharisiens est exacte, il apparaît clairement que la loi est intrinsèque et naturelle (au sens philosophique) à l'homme ainsi qu'à l'univers dont l'homme fait partie. Et puisque l'homme porte en lui-même l'idéal qui n'est pas encore réalisé dans l'univers, il est clair qu'une certaine égalité s'établit entre l'homme et la loi. En effet l'homme n'est autre que la loi réalisée et la loi n'est autre que l'homme idéal, la Ù, la ÂÚÏÈÂ_, l'Adam céleste. Cette parité entre l'homme et la loi se manifeste à travers la prescription du ÙÂÁ_Ù_ "sauvetage de la vie" en vertu de laquelle les commandements de la loi cèdent le pas devant les dangers résultant des maladies ou de la menace des hommes. Du reste les Caraïtes me reconnaissent pas cette prescription. Elle se manifeste également à travers le titre de ÒÙÂ"livre de la Loi" qui est conféré à l'âme humaine et peut-être même à l'homme tout entier, ce qui suppose que l'homme jouit des mêmes privilèges que la Loi. On retrouve le même principe dans le devoir qui consiste à déchirer ses vêtements à la mort d'un savant (hébreu manquant). Il y est également fait allusion dans un récit du Talmud qui rapporte les paroles prononcées à la mort de Rabbi Juda le Saint (hébreu manquant). Et c'est pour la même raison que les Rabbins condamnent ceux qui ne se lèvent pas en présence d'un savant distingué alors qu'ils se lèvent à la vue d'un [1217] ÒÙÂ. (hébreu manquant)

Ajoutons pour finir que cette unité de la loi est une conséquence inévitable du parallélisme décrit par les rabbins entre les rapports de l'humanité à la terre d'une part et la relation de l'âme avec le corps d'autre part. C'est aussi le corollaire de l'idée selon laquelle l'âme retourne à l'esprit de l'univers après la mort physique. Cette conception se retrouve dans les paroles que Plotin prononça avant de mourir et que Giordano Bruno répéta sur le bûcher: "Je m'efforce de ramener le divin qui est en moi au divin qui est dans l'univers".

Reste à savoir si la doctrine de l'unité de la loi qui est attestée dans la théosophie et dans les Âdu Talmud et du Midrach est également contenue dans la Bible. Avant de la considérer en elle-même, examinons quelles en sont les répercussions. Bien qu'on ne lui prête pas toute l'attention qu'elle mérite, l'idée selon laquelle la voie de Dieu est la voie de l'homme apparaît très fréquemment dans la Bible. En vertu de cette identité entre les deux voies, l'homme est tenu de marcher dans le chemin de Dieu. C'est ce qui est exprimé à travers des phrases comme "marcher avec Dieu" ou "marcher devant Dieu" ou encore "marcher après Dieu". On appelle cela l'imitation de Dieu. Et donc s'il y a identité de voies, il y a aussi identité de loi, puisque la voie et la loi désignent une seule et même chose.

[1218] Si l'on passe du général au particulier, on constate que Dieu pratique ne serait-ce que de façon spirituelle toutes les injonctions qu'il a adressées à l'homme: la justice, la charité, la sainteté, le pardon et l'intégrité. C'est ainsi qu'Abraham s'écrie: "Celui qui juge la terre ne fera-t-il pas justice(23)?" Ce qui, d'après un commentateur moderne, signifie: "Celui qui soutient le monde par la justice sera-t-il le seul à ne pas observer la justice?" On trouve aussi des phrases telles que: "Sois saint parce que saint est l'Éternel ton Dieu ; sois intègre avec l'Éternel ton Dieu". Ce pourrait être une interprétation tout aussi valable que les autres de la maxime (hébreu manquant).

Ainsi donc il résulte de cela que Dieu ne peut se soustraire à l'observance des préceptes qu'il a enjoints à l'homme: tous sans exception doivent être accomplis par Dieu. En d'autres termes, la loi que Dieu a donnée aux hommes est celle qu'il pratique au sein de la nature et dans le gouvernement de l'univers. Certes il s'y conforme à sa façon et selon sa nature et de la même façon, les créatures de l'univers l'appliquent en vertu de la nature qui leur est propre. Chacune des créatures observe à sa façon la prière, les sacrifices, les lois alimentaires, domestiques, civiles, politiques ou sacramentelles et [1219] le Créateur lui-même les pratique en fonction de sa nature.

Faut-il également admettre que Dieu pratique les lois morales de la même façon que l'homme? Déjà Maïmonide avait insisté sur la différence irréductible qui sépare les attributs moraux de Dieu des vertus humaines. C'est en ce sens qu'il interpréta un passage de Jérémie où il est dit: "Mes pensées ne sont pas vos pensées et vos voies ne sont pas les miennes, dit l'Éternel Tsevaot (...) car autant les cieux sont élevés au-dessus de la terre, autant mes pensées sont au-dessus des vôtres". Il n'en reste pas moins qu'au-delà de la différence il règne une identité qui unit tous les êtres en dépit de leur diversité et qui revêt toutes les formes pour s'adapter à toutes les matières, fût-ce celle d'un grain de sable. On nous objectera sans doute que les raisonnements a priori sont dénués de fondement et on pourrait nous demander d'indiquer dans quel passage de la Bible il est écrit que Dieu observe la loi au sens où nous l'entendons. Bien que cette question soit embarrassante, elle ne restera pas sans réponse. Prenons l'exemple de Chabbat: il est clair qu'avant d'avoir été observé par l'homme, il a été pratiqué par Dieu ; et c'est [1220] précisément à ce titre que Dieu enjoint à l'homme de se reposer le septième jour.

Sommes-nous entraînés par le système au point d'être en proie à des idées préconçues? Ou bien notre affirmation est-elle fondée en vérité? Une confirmation de notre position nous sera fournie si nous parvenons à trouver des auteurs qui partagent notre opinion en partant de prémisses tout à fait différentes des nôtres. Or voici ce qu'écrit Fornari:

"... ménageant à l'homme le repos du septième jour: en effet, comme le Créateur se reposa en ce jour de la création, il incombe à l'homme de s'assimiler à Dieu, de s'unir à lui et de se mettre pour ainsi dire au même niveau que lui".

Il est intéressant de constater que cet apologétiste catholique, à qui les doctrines pharisiennes considérées dans toute leur rigueur auraient certainement donné le vertige, ne peut néanmoins se dérober à cette concession simple mais ô combien éloquente. La différence réside en ce que dans notre système cette théorie s'intègre dans une totalité parfaitement coordonnée et homogène, tandis que si on l'isole de son contexte elle demeure un fait erratique et inexpliqué. Quant à penser que cette observance de Chabbat commune à Dieu et à l'homme n'est qu'un artifice moral destiné à encourager l'homme dans la voie de la perfection, cela contredit non seulement la foi en la révélation, laquelle ne saurait mentir, mais aussi la libre critique [1221] qui se plaît au contraire à déceler ce genre de parallélismes entre l'homme et Dieu dans les anciennes religions et qui les appelle anthropomorphismes.

Mentionnons un autre exemple biblique d'une loi observée de concert par Dieu et les hommes: il s'agit des années sabbatiques (_ÓÈËÂ) et des jubilées (ÈÂÏÈÌ) ; dans le premier cas, il s'agit du Chabbat des années et dans le second cas du Chabbat des Chabbatot des années. Il me semble que nous avons déjà signalé dans le présent ouvrage que d'une manière générale les institutions civiles et politiques des peuples antiques ne sont que le reflet terrestre de leurs croyances cosmologiques et théologiques. Ce principe s'applique en particulier à la doctrine des années sabbatiques et des jubilées: à l'échelle restreinte de la durée d'un monde ils correspondent à la succession des mondes eux-mêmes telle qu'elle était enseignée par la cosmologie religieuse. Tous les six mille ans un millénaire sabbatique était censé clore la semaine cosmique et à leurs tours ces millénaires sabbatiques sont couronnés par un Chabbat des Chabbatot.

Voilà donc pour les indices offerts par le texte bibliques. Revenons maintenant au Chabbat hebdomadaire et de son observance par Dieu lui-même. À lui seul ce témoignage est tout à fait concluant. En effet, puisque selon la Bible elle-même, l'année sabbatique et le jubilée sont la projection à l'échelle des années du [1222] Chabbat hebdomadaire, il s'ensuit très légitimement et très naturellement que les _ÓÈËÂ et les ÈÂÏÈÌ observés par l'homme correspondent à ceux qui sont observés par Dieu tout comme le Chabbat des hommes correspond à celui de Dieu. Et si le Chabbat dont il est question dans la Genèse et les six jours de la création doivent être compris comme des jours qui équivalent à des millénaires, l'analogie entre les années sabbatiques et les jubilées d'une part et les Chabbatot hebdomadaires commémorant le Chabbat de la Genèse d'autre part serait en fait une identité et non plus seulement une identité. Rappelons d'ailleurs que les semaines solennelles de ÙÒÁet de _ÂÚÂ avec les jours fériés qui les inaugurent et qui les clôturent doivent aussi être considérés dans cette perspective.

Cette dimension cosmologique des années sabbatiques et des jubilées a du reste été remarquée par Bergier qui écrit:

"Le jubilée que célébraient les Juifs semble avoir été motivé par la conviction selon laquelle le monde devait prendre fin au bout de cinquante ans".

Ce brave ecclésiastique oublie que l'intervalle de quarante-neuf ans qui sépare les jubilées de la société civile n'est qu'une représentation en modèle réduit [1223] d'intervalles incomparablement plus vastes à l'échelle cosmologique.

Écoutons à présent les propos d'un critique libre-penseur sur la cosmologie dans l'Antiquité en général. Son opinion intéresse aussi l'hébraïsme, sauf si l'on suppose qu'Israël a échappé à la loi générale et qu'en vertu de la révélation il constitue une exception au sein des peuples antiques: or une telle opinion aboutirait à rejoindre la position du judaïsme orthodoxe, ce qui n'est certainement pas l'intention de nos adversaires. En tout cas il est clair que l'orthodoxie du judaïsme a le dernier mot et s'accorde avec la science lorsqu'elle affirme que la terre, la patrie et la société sont structurées sur le modèle du ciel, de l'univers et de la loi universelle. Voici donc l'opinion d'Alcide Oliari, représentant de la science indépendante:

"Et donc s'il apparaît manifestement que la constitution civile se reflète dans la constitution divine et dans l'Olympe avec toutes les traditions qui l'entourent, nous devons y voir non pas le fragment ou l'imitation d'une révélation primitive transformée, mais le reflet plus ou moins précis d'une époque historique".

Laissons de côté les différences méthodologiques qui nous séparent d'Oliari: pour cet auteur le ciel est le reflet des structures étatiques et des évolutions historiques, alors que nous soutenons au contraire que c'est la société qui reflète les structures du ciel du moins telles qu'elles étaient conçues à l'époque. Ce qui nous importe ici, c'est de constater que les deux lois sont en harmonie et qu'elles ne constituent en fait qu'une seule et même loi. Mentionnons à ce propos une particularité du style prophétique qui consiste à englober dans la même catégorie les changements [1224] sidéraux ou telluriques (les "cieux nouveaux" et la" terre nouvelle", pour reprendre la formule du prophète Isaïe) d'une part et d'autre part les bouleversements humains comme par exemple la chute ou la résurrection des empires ou bien les rénovations sociales, religieuses et politiques. Cette confusion entre le registre cosmologique et universel et le registre social et humain n'est pas seulement un procédé d'expression formel et rhétorique. Elle correspond à ce que nous disions à l'instant sur l'harmonie qui unit les institutions (et même les institutions civiles) aux croyances cosmologiques. Or cette harmonie suppose l'unité de la Loi dont la révélation réelle et non pas seulement linguistique se traduira à la fois par la rénovation de la terre (palingenése à proprement parler) et par la rénovation du genre humain (résurrection).

Nous voudrions à présent évoquer un aspect qui concerne à la fois le thème de l'observance e la Torah par Dieu et celui de l'unité de la Loi dont cette observance est le corollaire. Dès les temps les plus anciens, on s'accordait à dire que le Temple de Dieu était le modèle réduit de l'univers. Nous en reparlerons, s'il plaît à Dieu, à propos du cosmopolitisme dans le culte. Rappelons pour l'instant que la loi de l'univers et la loi de l'homme sont identiques et que Dieu en personne l'observe à sa manière. Or ce [1225] principe de l'unité des deux lois, le judaïsme l'a également proclamé à propos du Temple en supposant l'existence au ciel d'une autre Jérusalem et d'un autre Temple. Nous avons déjà signalé la présence de cette analogie dans la littérature rabbinique, mais elle remonte en fait à Moïse, aussi étonnant que cela puisse paraître. En effet on lit à plusieurs reprises dans l'Exode que Dieu montra à Moïse le modèle du Tabernacle, de toutes ses parties et de tous ses ustensiles sacrés. C'est ainsi qu'en Exode XXV 40 Dieu dit à Moïse: "Vois et fais selon leur modèle (_ÈÌ) qui t'a été montré sur la montagne (celle où Dieu résidait)". Dans ce verset _È peut signifier forme réelle, visible ou figurative, modèle, figure ou dessein. Mais s'agit-il d'une vision passagère destinée à donner à Moïse des instructions concernant la fabrication du Tabernacle et de ses ustensiles ou bien est-ce la révélation d'une réalité céleste? À la vérité le premier terme de cette alternative apparaît comme très peu plausible (voir note 29) et une telle hypothèse est contredite par mille autres allusions, toutes plus concluantes les unes que les autres, qui surgissent un peu partout dans la Bible. C'est ainsi par exemple qu'au début du livre d'Isaïe (ch. VI) on lit:

"Je vis le Seigneur siégeant sur un trône élevé et sublime et les pans de son vêtements emplissaient le Temple ... Alors l'un des Séraphins vola vers moi et dans sa main il prit un charbon ardent avec des pinces de dessus l'autel".

[1226] Il y avait donc là-haut un autel et sur cet autel brûlait un feu, tout comme dans le Temple d'ici-bas. On sait par ailleurs que Dieu est appelé dans la Bible "celui qui siège sur les Chérubins" (ou bien "entre les Chérubins" ou encore "auprès des Chérubins"), les ÎÂÈÌ étant ces deux représentations anthropomorphes qui recouvraient l'Arche de leurs ailes. Or il est dit en un autre passage qui ne semble pas se référer au Temple de Jérusalem que Dieu marche monté sur les Chérubins. On a longtemps discuté sur la signification des ces Chérubins célestes. Quelle que soit leur nature, il est clair que leur mention s'explique par cette propension à transposer au ciel tout ce que l'on voit sur terre.

En outre le livre des Psaumes fait apparaître deux psaumes qu'il est bien difficile de comprendre si l'on ne part pas du présupposé selon lequel le monde céleste est parallèle au monde terrestre. Il y a tout d'abord le Psaume XV où il est dit:

"O Éternel, qui habitera en ta tente, qui demeurera dans la montagne de ta sainteté?"

Vient ensuite une longue énumération de diverses vertus qui se conclut par la formule:

"Celui qui fait cela ne chancellera jamais".

Le second psaume débute d'une façon analogue:

"Qui montera sur la montagne de l'Éternel et qui subsistera (pourra rester) dans le lieu de sa sainteté".

Là aussi on trouve une énumération de diverses vertus. Or nous avons, je crois, suffisamment démontré [1227] dans notre traité sur l'Immortalité de l'âme selon la Bible que cette tente et cette montagne ou ce lieu de sainteté ne peuvent en aucun cas désigner le Tabernacle terrestre ou le Temple de Jérusalem et qu'il s'agit bien évidemment de leurs équivalents célestes. Et nous avons déduit à partir de là que si les deux psaumes parlent du séjour du juste en ce lieu céleste, cela implique qu'il est destiné à une autre vie et que sa mort n'est pas complète.

Concentrons-nous ici sur ce parallèle qui est établi entre la montagne et le Temple de Jérusalem (ou peut-être Jérusalem elle-même) d'une part et d'autre part leurs contreparties célestes. Certes le verset d'Isaïe: (hébreu manquant) est susceptible d'être interprété de plusieurs façons, mais les indices que nous fournissent tant d'autres passages de la Bible devrait faire pencher la balance en faveur de l'interprétation traditionnelle, ce qui confère à cette phrase une dimension extraordinaire.

Il convient de mentionner ici le rêve de Jacob. Nous aurons encore l'occasion, s'il plaît à Dieu, de voir que la localité évoquée dans cette vision ne peut être que Jérusalem. À la lumière de cette assimilation tout s'éclaire d'un jour nouveau: l'échelle qui unit la terre aux cieux, les anges [1228] qui montent et descendent et le nom même de Porte des Cieux qui est donné à ce sanctuaire, sans parler du fait que le Psaume LXXIII désigne les cieux par l'expression "sanctuaires de Dieu":

"J'ai pensé savoir cela (le mystère de la prospérité des impies), mais c'est une difficulté à mes yeux. Jusqu'à ce que j'arrive aux sanctuaires de Dieu et je comprendrai la fin qui leur est destinée".

Tout cela ne confirme-t-il pas l'existence d'un parallélisme entre le Temple terrestre et le Temple céleste?

Nous avons vu qu'on trouve dès le Pentateuque une confirmation de cette structure parallèle, lorsque Dieu montre à Moïse le modèle céleste du Tabernacle et de ses ustensiles sacrés. Nous voudrions à présent attirer l'attention du lecteur sur une conclusion surprenante mais néanmoins légitime: s'il est vrai que Moïse a contemplé tous les ustensiles du Tabernacle sur la montagne (rappelons que le sommet de la montagne se confond avec le ciel), il y a vu également l'Arche d'Alliance, les Tables de la Loi et les Livres de la Torah. Cela nous amène au thème de la présence de la Torah au côté de Dieu où elle remplit les fonctions de science de Dieu et de conseillère divine. Nous aurons encore l'occasion d'en reparler, s'il plaît à Dieu. Mentionnons d'ores et déjà que le livre dont parle la Bible et où sont inscrits les noms de tous les justes est peut-être en fait le livre de la Loi universelle, celui de la Loi divine et humaine. Aussi téméraire qu'elle puisse paraître, cette interprétation est tout de même étayée par le fait que les commentateurs se sont avisés de l'affinité qui unit le [1229] Livre de la Loi à celui du Destin et qu'ils ont eu tendance à les assimiler.

Si la Loi préexiste dans les cieux, on comprend en quel sens le verset 19 du Psaume LXVIII peut s'appliquer à Moïse: "Tu es monté dans les hauteurs, tu as capturé une capture (ou des captifs), tu as pris des présents pour l'homme, même s'ils sont rebelles, afin que Yah Elohim pût y habiter". Et en Psaumes CXIX 89 on lit: "Pour toujours, Éternel, ta parole se dresse dans les cieux", verset qu'Abraham Ibn 'Ezra rattache aux arrêts du destin et à l'immuabilité des choses célestes. Or si l'on observe que l'ensemble du Psaume CXIX est un hymne en l'honneur de la Loi, on sera tenté de voir dans ce verset une référence à la Torah.

Mentionnons à présent un fait encore plus important: nous avons vu que le Temple terrestre a sa contrepartie dans les cieux. Or ce parallélisme n'est pas un phénomène isolé: on peut l'étendre à d'autres lieux, qu'il s'agisse de Jérusalem, de la Terre d'Israël ou de la terre en général ; toutes ces localités sont des types ou des reflets, des modèles ou des copies qui représentent certains aspects et certaines conditions morales ou spirituelles de la vie du monde à venir. Si nous parvenons à démontrer cela, [1230] nous apporterons une confirmation de taille à notre thèse de l'unité de la loi divine et de la loi humaine et de son observance commune à Dieu et à l'homme jusque dans les moindres détails. Il y avait à Jérusalem une vallée appelée Vallée de Josaphat. À ce propos voici ce qu'écrit le judicieux Tiboni(24):

"La Vallée de Josaphat mentionnée en Joël IV 2 et 12 n'est pas le nom propre de la vallée située entre Jérusalem et le Mont des Oliviers ; c'est le nom symbolique et fictif qui désigne le lieu où l'Éternel doit juger et châtier les ennemis de son peuple. La preuve en est qu'au verset 14 cette même vallée est appelée Vallée de la Récision, c'est-à-dire la vallée où les peuples seront battus et taillés en pièces. C'est pourquoi Théodotion a traduit l'expression Vallée de Josaphat par 'lieu du jugement'. Quant au Targum de Jonathan, il glose l'expression par 'vallée de la division du jugement', c'est-à-dire l'endroit où chacun recevra la peine qu'il mérite".

Tiboni qui est en général trop sceptique à l'égard de la dimension mystique dans la Bible tombe ici dans l'excès inverse en prenant pour une spéculation mystique la mention de cette vallée de Jérusalem. Nous pensons au contraire [1231] qu'une telle vallée existait vraiment et que son nom a servi de symbole pour représenter de façon peut-être populaire le jugement des Gentils et d'Israël. Quoi qu'il en soit, c'est un bel exemple de l'emploi d'un toponyme pour désigner une réalité psychologique.

Mentionnons un autre cas similaire, celui du Tofet qui était le nom d'une localité réelle située près de Jérusalem, dans la vallée du Hinnom. C'est là qu'on brûlait les enfants en l'honneur du dieu Molekh. C'est un fait indéniable. Pourtant Isaïe réutilise ce toponyme pour désigner le lieu où les ennemis de Dieu seraient punis, que ce soit en ce monde-ci ou bien, ce qui est plus probable, dans le séjour des trépassés. Ainsi donc le nom de Gehinnom que les Rabbins donnent à l'Enfer est parfois remplacé par son quasi-synonyme Tofet qui s'appliquait originellement à l'une des parties de la Vallée du Gehinnom.

Abraham Ibn 'Ezra interprète le verset de Psaumes CIX 89: "Pour toujours, Éternel, ta parole se dresse dans les cieux" comme une référence aux arrêts éternels fixés d'après la position des cieux et des étoiles qui déterminent le sort des choses sublunaires. Nous pensons que cette lecture est anachronique, car elle aboutit à transposer à l'Antiquité biblique des croyances qui appartiennent au Moyen Age et auxquelles le judaïsme [1232] est de toute façon resté étranger au point de les condamner. Dans le Psaume CXIX, le mot rcs est employé à maintes reprises et il revêt dans la plupart des cas le sens de "loi", "précepte". Parfois il apparaît aussi avec le sens de décision, promesse ou décret, mais cette homonymie ou du moins cette parenté sémantique entre les deux acceptions ne ferait que confirmer notre conjecture selon laquelle les anciens Juifs confondaient ensemble le livre de la Loi et le livre des Destinées. L'emploi de rcs pour désigner les deux concepts est un indice supplémentaire de l'unité de la Loi humaine et de la Loi divine, qui est le sujet traité ici, indépendamment de la préexistence de la Loi dans les cieux et de son éternité, à laquelle ce verset semble du reste faire référence.

Ce verset nous conduit tout naturellement à parler des autres textes où l'unité de la Loi est évoquée directement et en elle-même. Il s'agit de deux passages qui figurent respectivement dans les Proverbes et dans Job et qui s'éclairent mutuellement. Le premier se trouve en Proverbes VIII 22-36. Il s'agit de la fameuse prosopopée de la [1233] Sagesse divine où celle-ci se présente comme antérieure à la création du monde et comme ointe de toute éternité par Dieu ; avant même que la terre ne vînt à l'existence, elle était l'élève chérie de Dieu. Du reste le Midrach propose d'inverser les termes de la relation et de voir dans la Sagesse non plus l'élève, mais la pédagogue de Dieu, l'éducatrice plutôt que l'éduquée. "J'étais auprès de lui une éducatrice(25)".

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C'est-à-dire: "J'étais l'éducatrice du monde". Et le texte continue en disant que la Sagesse était l'objet de la joie et des caresses de Dieu, ce qui laisse supposer qu'à son tour, la Sagesse a fait du monde et de l'humanité l'objet de sa propre joie et de ses propres caresses. C'est donc une figure médiatrice.

Ce passage des Proverbes ne parle pas de son rôle en tant que coopératrice de Dieu, mais il en est question en ibid. III 19-20:

"L'Éternel a fondé la terre avec sagesse, il a établi les cieux avec intelligence. Par sa science les abîmes se sont fendus et les cieux ont fait pleuvoir la rosée".

Mais d'où sait-on que la Sagesse créatrice qui a assisté à la création et en a probablement été l'inspiratrice, d'où sait-on que cette pédagogue du monde est identique à loi humaine et à la loi religieuse d'Israël? - Mentionnons tout d'abord à titre de transition le verset de Proverbes VIII 31:

"Je me réjouis (ou je joue) avec la terre et trouve mes plaisirs dans les enfants des hommes".

Ainsi donc, cette Sagesse qui figurait [1234] jusqu'ici comme l'acolyte et comme l'instrument de Dieu entre inopinément en rapport avec l'humanité et révèle une face qu'elle maintenait cachée. Et elle continue en énonçant de sa propre bouche son rôle de législatrice et de moralisatrice après avoir magnifiquement décrit son rôle de créatrice: "Et à présent, ô mes enfants, écoutez-moi ; bienheureux ceux qui gardent mes voies. Écoutez l'admonition, acquérez la sagesse, ne l'abandonnez pas. Bienheureux l'homme qui m'écoute et stationne à mes portes nuit et jour pour garder les montants de mes portes. Car celui qui me trouve trouve la vie et s'attire la bienveillance de l'Éternel". Outre le fait que ce passage contient une allusion à l'existence d'un endroit spécialement destiné à l'étude de la Torah, il convient de remarquer que la transition entre la loi cosmique et la loi humaine est ici purement verbale. En fait la Loi représente ici un tout du point de vue logique, de sorte qu'à la vérité on peut affirmer qu'il n'y a même pas de transition entre les deux types de lois. Elles constituent une seule et même entité et elles sont symbolisées par une allégorie unique qui confond, pour ainsi dire, la Torah cosmique et la Torah humaine.

[1235] Avant même cette allégorie, on lit en III 19-22: "L'Éternel avec sagesse a fondé la terre, il a établi les cieux avec discernement. Par son savoir les abîmes se sont fendus et les nuées ont fait pleuvoir la rosée. Mon fils, qu'elles ne s'éloignent pas de tes yeux ; conserve l'intelligence et la prudence. Ils seront la vie pour ton âme et un ornement pour ton cou". Ce passage sans transition de la sagesse qui crée le monde à la sagesse destinée à l'homme confirme bien ce que nous disions tout à l'heure. Remarquons que le mot sagesse qui apparaît au début de l'extrait n'est même pas répété ; il est seulement repris par le jeu des pronoms.

En IX 1, le sujet ,unfj est un pluriel, mais tous les verbes qui s'y rapportent sont au singulier. Comme dans le système du gnosticisme où la sagesse constitue l'éon ultime, la dernière vrhpx porte chez les Kabbalistes le nom de vnfj, même si on lui ajoute la détermination de "petite" pour la distinguer de la Sagesse primordiale.

Ainsi donc le livre des Proverbes nous présente la Sagesse sous les traits d'une entité qui édifie sa maison et se taille sept piliers(26). "Elle a immolé sa victime, coupé son vin et dressé sa table. Elle a dépêché ses servantes et convoque du haut des créneaux, des endroits les plus élevés de la cité: 'Si quelqu'un est simple, [1236] qu'il se retire ici'. Et à ceux qui sont dépourvus de sens, elle a dit: 'Venez, mangez mon pain et buvez le vin que j'ai coupé(27)'".

Immédiatement après ces exhortations, on trouve la formule: "Le commencement de la sagesse est la crainte de l'Éternel et la science des saints est le discernement(28)". Vient ensuite l'envers négatif de la sagesse qui est symbolisé par la femme insensée: "La femme de folie est bruyante. Elle n'est que sottises et elle ne sait rien du tout. Elle s'assied à l'entrée de sa maison, sur un siège depuis les hauteurs de la cité, pour appeler les passants qui vont droit leur chemin: 'Si quelqu'un est simple, qu'il se retire ici'. Et à ceux qui sont dépourvus de sens elle a dit: 'Douce est l'eau volée et le pain de secrets est savoureux'. Et il ne sait pas que les spectres sont là et que ses convives sont dans les profondeurs du Chéol(29)".

Tout est significatif dans cette allégorie, à commencer par l'identité des deux lois qui nous importe le plus ici. Dans le passage qui précède il est bien évidemment question de la Sagesse créatrice, mais cet aspect n'est pas non plus absent du chapitre IX. [1237] Car enfin, quel est cette maison édifiée par la Sagesse? Quelles sont ces piliers, cette victime et ce vin? - C'est la demeure de l'homme avec les provisions dont elle est pourvue, cet homme à qui elle enjoint à présent de suivre ses conseils. Elle a fondé le monde pour cet homme qu'elle instruit, conciliant ainsi sa fonction de sagesse cosmique avec sons statut de sagesse humaine. Elle est à la fois créatrice et législatrice, démiurge et pédagogue. Pareille à Athèna ou Minerve consultée par Jupiter, elle se tient auprès de la divinité pour la conseiller et auprès de l'homme pour le diriger. La tournure possessive "sa maison" mérite également un examen: il signifie qu'elle s'édifie une demeure de la même façon que le principe vital se construit un corps ou que le ver à soie se tisse pour lui-même et à partir de sa propre substance le cocon où il réside. Le Talmud ou le Midrach emploie également une similitude empruntée au règne animal pour illustrer ce rapport entre la Sagesse et sa maison.

La suite du texte est assez claire: la viande, le vin et la table renvoient bien évidemment à des nourritures spirituelles que la Sagesse apprêtent à ceux qui y aspirent. Les servantes qu'elle dépêche pour convoquer du haut des toits [1238] les convives du festin ne sont autres que les prophètes qui prêchent la foi et la vertu.

Au milieu de ce passage, un verset quelque peu isolé vient confirmer l'identité des deux lois: "Le commencement de la sagesse est la crainte de l'Éternel et la connaissance des saints est le discernement(30)". Il est indubitable que ce verset parle de la sagesse cosmique dont il est question dans tout ce chapitre. Et si la crainte de l'Éternel, c'est-à-dire la Loi humaine en est le principe, c'est parce que Loi cosmique et Loi humaine constituent en somme une seule et même entité. Bien loin de partager l'opinion de ceux qui considèrent que la Sagesse évoquée par les Proverbes ne représente rien d'autre que la morale, la religion, la prudence ou éventuellement le savoir-vivre, nous pensons qu'elle est bien plus que tout cela puisqu'elle est l'architecte même de l'univers. Même si on peut découvrir des liens qui unissent cette sagesse cosmique à la religion, il ne faut pas perdre de vue que la fonction cosmique et la fonction éthique sont bien distinctes qui sont englobées dans la fonction subsumante d'intelligence créatrice, c'est-à-dire de lÙogoÒ.

Le verset ajoute que "la connaissance des saints est la prudence". Qu'est-ce donc que cette "connaissance des saints"? Et qui sont ces "saints"? Nous n'étonnerons personne si nous disons que ce sont les anges(31). [1239] Si ce ne sont pas les anges, ce sont du moins des gens qui ont atteint une perfection religieuse extraordinaire et un degré de spiritualité éminent. Si en revanche on admet que ce sont des anges, force est de reconnaître que cette science embrasse un horizon bien plus vaste que la science péniblement acquise par l'homme. Or cette connaissance est identifiée avec le discernement (vbhc) qui sert de norme à l'être humain et qui fait pendant à la crainte de l'Éternel évoqué dans le premier hémistiche du verset, de la même façon que le vnfj correspond à la connaissance des saints.

Le texte continue en faisant apparaître une figure des plus étranges qui représente l'antithèse ou plutôt le type antagoniste de la Sagesse mentionnée précédemment: c'est la femme folle qui adopte le langage de la courtisane. C'est l'Aphrodite populaire opposée à l'Aphrodite uranienne. Cette confrontation éclaire a posteriori le caractère féminin de la Sagesse qui était exprimé de façon latente à travers la mention des mets et de l'invitation faite aux passants. Elle révèle en outre le caractère cosmologique de cette Sagesse, même si cela n'est pas exprimé de façon explicite. Bref, la femme folle ne représente pas seulement l'ignorance, le vice, [1240] le dérèglement et le crime: elle symbolise la peine et la laideur, le Mal personnifié sous sa forme physique ou peut-être même métaphysique. Tout cela elle l'est du fait même qu'elle représente le contrepoint antithétique de la Sagesse, laquelle est identifiée à la vertu, à la religion, à l'ordre, à la beauté, à l'être et à la création. Ainsi donc nous sommes parvenus à démontrer avec certitude que c'est le livre des Proverbes qui fournit le prototype de l'opposition Aphrodite uranienne - Aphrodite pandémienne, de l'antithèse kabbalistique ,ufkn et ,hkhk, de la rivalité des deux divinités femelles qui apparaît dans toutes les mythologies, toutes les cosmogonies et toutes les théogonies et même des figures évangéliques de Marie-Madeleine et de la femme hémorroïde. rappelons à ce sujet que la mauvaise femme évoquée dans le Zohar est en pleine période de menstruation.

Examinons à présent le passage de Job(32): on y apprend que la sagesse est une science divine et non humaine, qu'elle réside auprès de Dieu, que Dieu seul la possède entièrement, qu'elle n'est connue ici-bas que par ouï-dire et qu'elle ne se révèle complètement que dans le royaume d'outre-tombe (cette exception est très significative). qu'elle a secondé Dieu quand il faisait l'air avec pondération et l'eau avec mesure, quand il dictait ses lois à la pluie et traçait [1241] un chemin à l'éclair et au tonnerre. Voici ce qui ressort du livre de Job et c'est déjà beaucoup.

Remarquons en outre la transition qui fait passer de la Sagesse universelle, c'est--à-dire de la Loi divine, à la Sagesse et à la Loi humaines: "Alors il la vit et l'évalua, il l'affermit et la scruta(33).

vrej odu vbhfv vroxhu vtr zt

Ce verset rappelle la formulation du verset des Proverbes tel qu'il a été compris par Immanuel qui y voyait une référence a la contemplation. Après voir créé le monde au moyen de la Sagesse, Dieu tourne les yeux vers elle, la considère et lui parle ; il la prononce et la manifeste. Cela signifie que le verbe intérieur, qui ne se fait connaître qu'à travers ses uvres, s'extériorise et devient parole articulée.

Le verset suivant scelle de façon encore plus nette l'identité entre les deux Lois et les deux Sagesses: "Il dit à l'homme: Voici, la crainte de l'Éternel est la sagesse et s'écarter du mal est le discernement(34)". Le verbe intérieur créateur du monde s'est extériorisé sous la forme de la Loi, de la crainte de [1242] l'Éternel et de l'horreur du mal. L'identité ne pouvait être affirmée de manière plus claire, plus sublime et plus solennelle. Et qu'on se garde bien de penser que c'est la Loi divine et la Sagesse éternelle qui sont réduites aux proportions de la Sagesse humaine et de la crainte de Dieu. Bien loin de se limiter à la loi de la volonté et à la connaissance pratique, le judaïsme accorde aussi beaucoup d'importance a la loi de l'être et de l'intelligence et à la science spéculative. Et donc, on peut dire qu'inversement c'est la Loi humaine qui est hissée au niveau de la Loi universelle et la Loi morale à celui de la Loi cosmique et métaphysique. Ainsi s'expliquent de nombreux passages abscons. Il y a dans la Bible une grande quantité d'exemples où l'on dit que la vraie science et la véritable connaissance de Dieu n'est autre que la morale et la crainte de Dieu.

Après tout, le sens de ce que nous venons de dire ne doit pas faire l'ombre d'un doute, si l'on garde présente à l'esprit l'unité de la loi cosmique et de la loi humaine. Rappelons une fois encore que la loi humaine est élevée à la hauteur de loi universelle et la morale devient science. Et donc bien loin que la science remplace ou nie la morale, comme certains ont pu le penser et l'affirmer, c'est la morale qui est érigée au statut de science. Mais nous nous sommes suffisamment étendu sur ce sujet.

[1243] Nous voudrions attirer l'attention sur le fait que selon le livre de Job(35) la révélation du verbe est adressée à l'homme: (voir n. 29)

vbhc grn ruxu vnfj thv hbsHt ,trh iv ostk rnthu

Enfin la même doctrine réapparaît en Jérémie XXXIII 20-21 dans un passage qui met sur le même plan la loi naturelle de la succession du jour et de la nuit et la loi révélée, les deux lois étant appelée ,hrc, c'est-à-dire "pacte" ou "alliance". Ce rapprochement auquel procède le prophète est également appliqué au pacte conclu avec les prêtres et les Lévites ainsi qu'avec David et sa descendance. Et donc, quelque inexacte que puisse paraître l'interprétation rabbinique si l'on se place sur le plan littéral ou plutôt grammatical, elle correspond néanmoins aux intentions profondes du prophète: les deux lois sont tellement assimilées l'une à l'autre que sans cette loi ou cette alliance mosaïque en vertu de laquelle les cieux et la terre ont été créés, le jour et la nuit n'auraient pas pu être établies(36):

o,gc vkhku onuh ,uhv h,kcku vkhkv h,hrc ,tu ouhv h,hrc ,t urp, ot

h,ran ohbvfv ohhukv ,tu utxf kg lknH ic uk ,uhvn hscg sus ,t rp, h,hrc od

On retrouve là de façon lumineuse et plus que fortuite la conception lucrétienne du fdus naturae, c'est-à-dire des "lois de la Nature".

À ce propos, Gioberti fait observer dans sa Protologie(37): [1244] "Car la loi unit entre eux les êtres individuels et en tant qu'universel unificateur, elle se rapporte à la mÙetejiÒ (participation) platonicienne". Lucrèce aussi appelle la loi des êtres du nom de ritus (latin manquant). Voilà pour ce qui est de la Bible.

Passons maintenant à la littérature rabbinique: nous avons vu avec quelle insistance et quelle solennité ils s'étendent sur cette idée. Mais n'y a-t-il pas entre les deux un maillon intermédiaire qui assure la transition entre la formulation qui se trouve dans le livre de Job et des Proverbes et les propos de nos maîtres? Et de fait, le livre du Siracide (l'Ecclésiastique) nous fournit une telle transition (ch. 24). Nous y trouvons une personnification de la Sagesse créatrice qui est non seulement plus vivante, comme le fait observer Flavet(38), mais qui identifie en outre de façon plus expresse cette sagesse avec la loi religieuse ou Torah. Elle a été créée avant le monde et elle existe à tout jamais (v. 9) ; elle s'étend sur toute la terre et son siège est dans la nuée (v. 4) ; elle atteint les cieux et se prolonge jusqu'aux abîmes (v. 5) ; elle règne sur les mers et sur les terres, [1245] mais elle est aussi celle qui a reçu de Dieu l'ordre de résider à Sion. Bref, elle est le livre même de la Loi mosaïque (voir n. 27).

Le mot est prononcé. C'est celui qui fut ensuite repris et amplifié par tant de commentaires jusqu'au jour où une religion issue du judaïsme s'arrogea le droit d'abolir sur terre cette Loi que le judaïsme avait situé si haut dans les cieux en la remplaçant par un homme-Dieu. Cette religion identifia la Loi vivante avec cet homme qui a ses yeux était devenu la Loi. Ainsi donc, cet homme divinisé se mit à incarner aux yeux des sectateurs de cette religion la dimension céleste de cette Loi qu'il était censé supplanter. Tel est en effet le sens que les Chrétiens attribuent à l'incarnation du Verbe. Ils prêtèrent à cet Homme-Loi les caractéristiques de l'Homme Verbe, sur le modèle de la conception juive qui voyait dans la Loi de Moïse une Loi-Verbe.

[1246] Quelle est la validité philosophique de cette identification des deux lois? Pour l'apprécier à sa juste mesure, il importe de citer ici les propos des nombreux penseurs ou auteurs qui ont pressenti de près ou de loin cette identité. Leur point de vue sur la question nous permettra de comprendre quel est le message philosophique recelé par la doctrine hébraïque.

L'existence sensible et intellectuelle a été considérée de la même façon que la vie morale et religieuse, c'est-à-dire comme une prise de possession ou une prise de conscience de la nature par elle-même:

[1247] "C'est la nature dans son immensité qui voit, qui entend et qui en même temps est vue et entendue(39)".

"Et en tout cas, l'homme est l'uvre suprême de la puissance qui crée les organismes et son esprit n'est que le dernier degré de la conscience que l'esprit immanent du monde prend peu à peu de lui-même au terme de ses efforts(40)".

"Qu'est-ce donc que l'entendement humain? - Ce sont les lois universellement souveraines de la matière et de l'imagination objective qui se perçoivent elles-mêmes dans la faculté consciente de notre âme(41)".

"Au commencement, l'esprit est plongé dans une sorte de torpeur: en lui reposent toutes les idées possibles (...) Dans la conscience de l'animal, il se connaît comme idée organique et déjà aussi il sait quelque chose du monde extérieur, du milieu qui tout en modifiant cette idée, s'y reflète et s'y voit. Avec l'homme, il devient la conscience réfléchie de lui-même ; il se saisit à titre de principe spirituel ! (...) Il se retrouve et se perçoit comme l'âme créatrice de l'univers(42)".

Citons à présent l'auteur anonyme des Éléments de sciences sociales(43): "Un individu est formé de la réunion de leurs activités et il l'est de manière si parfaite et si riche de toutes les différentes propriétés qu'il semble être le résumé de l'univers tout entier. L'homme, c'est la nature [1248] devenue consciente d'elle-même ; c'est l'effort suprême que déploie la nature pour se comprendre, pour se connaître et pour exister. Il semblerait presque qu'à ce point du développement de l'échelle des êtres, elle n'ait plus besoin d'aller au-delà. En effet l'homme diffère des autres animaux par sa faculté e progresser indéfiniment".

Le fait que la nature trouve en l'homme son point d'aboutissement tend à prouver qu'elle se résume en lui et qu'il la représente exhaustivement. C'est lui qui la totalise. Mais de même l'homme idéal, l'Adam extra-historique, contient virtuellement davantage que ce qui lui a été donné effectivement, de même l'âme ou la potentialité surpasse toujours la réalité de son corps. Voilà pourquoi l'homme est un être progressif: chez lui, la période évolutive perpétue sous un autre mode les acquis obtenus lors de la période de la création. Ce processus ne prendra fin qu'à partir du moment où la planète, qui est le corps de l'humanité, achèvera sa carrière pour être à nouveau travaillée par son âme qui n'est autre qu'Adam. Ce sera alors que les progrès accomplis permettront l'avènement d'une humanité plus parfaite. On assistera alors à la résurrection concomitante de la Terre et de l'Humanité. Écoutons à présent ce que le philosophe Hartmann écrit à ce sujet:

"L'imagination devance avec succès [1249] les lents résultats d'une recherche patiente et méthodique, répand sur les ténèbres les lumières de la vérité et en projette l'éclat sur les relations demeurées obscures. C'est ainsi qu'un esprit bien doué et bien cultivé révèle l'harmonie inconsciente qui existe entre la nature et lui. Les uvres les plus éclatantes du génie apparaissent aussi indépendantes de toute conscience et de tout effort(44)

".

Pour mieux comprendre la théorie présentée ici, il faut la mettre en relation avec le système de Hegel dans lequel la logique est en même temps la science de la réalité. L'idée est tout, c'est-à-dire qu'elle est la seule substance, le sujet unique et absolu et la marche de l'univers n'est que le mouvement spontané et purement dialectique de l'idée(45).

La même doctrine apparaît de façon encore plus simple si l'on observe l'intelligibilité de l'univers. À travers elle, l'esprit humain contemple ses propres lois telles qu'elles se révèlent à travers le vrai et le beau manifestés dans la nature. C'est bien la preuve que c'est la même loi qui conforma l'intelligence humaine et qui disposa et ordonna l'univers. Bacon cité dans la Theology de Lord Brougham procède à une mise en parallèle de l'Écriture et de la Création, comme l'ont fait avant lui Job, les Proverbes et les Midrachim:

Volumen operum [1250] Dei et tamquam altera scriptura

"le livre des uvres de Dieu et pour ainsi dire une seconde Bible".

N'oublions pas que dans la Bible, rpx signifie à la fois l'Ecriture et la Destinée. De son côte, Edgar Quinet a dit que les langues appartiennent à la fois aux sciences naturelles et aux sciences historiques et morales(46). La même loi régit le verbe de la nature et le verbe de l'homme.

Le même auteur assigne aux événements naturels une explication historique. Voici ce qu'il écrit à ce propos au livre Iv du même ouvrage:

"Je m'explique alors ma curiosité des arts, des lettres, des philosophies. Je vis que ces surfaces cachent des profondeurs que les vérités humaines enveloppent, des vérités naturelles que les lois des empires révèlent: les lois des êtres organisés.

En IV 345, Edgar Quinet voit dans la perfectibilité, ou du moins dans la mutabilité, la caractéristique de l'homme. À l'objection de Geoffroy Saint-Hilaire pour qui le caractère du genre humain ne serait pas en harmonie avec le reste du système de la nature, Quinet répond que l'homme est le couronnement de la nature et qu'il la résume. En tant qu'il en est le microcosme, il vérifie en lui-même l'évolution à laquelle la nature est sujette, d'une façon qui ne se rencontre chez aucune autre espèce.

On ne saurait mieux dire. Cela prouve en outre que l'histoire humaine est soumise aux lois qui président aux évolutions cosmiques et qui constituent la dimension surnaturelle vis-à-vis de chaque période [1251] organique. En sorte que la mutabilité qui est le caractère général de l'espèce et la liberté qui en est la manifestation chez l'individu placent toutes deux l'homme dans une condition qui est à la fois en dehors et au dessus des règles habituelles, constantes et fatales de chaque période.

En présence de ces formules si belles, si grandioses et si explicites, les idées d'Aristote font pâle figure. Pourtant elles ont aussi leur importance. Dans un passage où il réfute les philosophes qui assignaient aux choses divers principes soit matériels soit abstraits comme le sont les nombres du système pythagoricien, Aristote se plaint qu'on fasse de l'univers une pièce mal assortie, non plus une composition, mais une série d'épisodes où rien ne se tient nécessairement et où les êtres relèvent de principes divers(47).

Nous voudrions à présent passer sans transition d'Aristote à Herbert Spencer, de façon à bien faire ressortir la validité de notre théorie:

"Comme l'univers par l'impression accumulée des siècles ... a façonné l'humanité à son image et fait descendre en elle ses propres lois, l'humanité imprimant à son tour ses formes et son organisation en l'homme, finira par descendre en lui [1252] tout entière ; l'individu portera en lui la société et la société portera en elle le monde(48)".

Dans le système de Taine et d'autres, les produits et les manifestations de la pensée humaine doivent être considérés comme faisant partie de l'histoire naturelle et les lois de la nature constituent elles-mêmes les agents ou les facteurs de la civilisation. Il est peut-être erroné de croire que cette action s'exerce dans le domaine de l'histoire et dans l'humanité déjà formée. En fait, le vrai point de contact ne se trouve pas là où on le croit: il est dans la Natura naturans et en ce sens il est antérieur à la bifurcation entre nature et humanité. Il réside en l'idée créatrice et dans le verbe dont l'homme est la seule incarnation véritable. Ainsi la rédemption et l'élévation de la nature pourra s'opérer en vertu de la perfectibilité humaine qui surpasse la nature au même titre que l'idéal dépasse le réel.

Spinoza proclame ici l'identité des lois de la Nature et des lois de la pensée (ordo et connexio idearum idem est quod connexio rerum), principe que Hess reprend à son compte dans sa Dynamische Stofflehre(49).

[1253] Ce principe est en outre étayé par la théorie qui affirme que les mêmes lois régissent l'esprit et la matière, soit que l'esprit dérive de la matière soit - et c'est ce que nous sommes disposés à croire - parce que les phénomènes matériels et intellectuels qui sont désignés par la même terminologie dans le langage courant relèvent tous deux d'une vérité qui les subsume. Les savants ont démontré que même les lois les plus profondes et les moins apparentes se retrouvent aussi bien dans l'ordre de la nature extérieure que dans l'ordre spirituel de la pensée. C'est ainsi par exemple qu'Arenarins(50) entreprend de prouver que l'esprit et la nature obéissent tous deux à la loi qui veut que les plus grands effets soient obtenus moyennant une dépense minimale d'énergie: comprendre les choses consiste pour la pensée à ramener autant que possible à l'unité la diversité infinie des impressions sensibles.

De son côté, Ravaisson arrivent à des conclusions similaires(51). Selon lui, les mêmes forces ou les mêmes lois régissent l'homme intérieur et [1254] la nature extérieure. L'homme serait le type même de la création. Partant de ce principe, Ravaisson nous démontre que les faits psychologiques les plus marquants présentent une forme analogue à celle que revêt la nature extérieure: de part et d'autre on voit à l'uvre la cause efficiente, l'activité, l'aspiration à un but ou cause finale, l'amour inconscient qui nous y pousse etc.

Cela nous ramène `a la théorie du microcosme que nous avons évoquée ci-dessus et en vertu de laquelle l'univers est conçu sur le modèle de l'homme et l'homme sur le modèle de l'univers. Nous avons pu constater que l'hébraïsme fournit un grand nombre de témoignages illustrant les deux versants de cette vérité. Mais c'est en-dehors de l'hébraïsme qu'il faut rechercher la théorie de l'unité des lois humaines et des lois de l'univers. Nous trouvons par exemple que les Égyptiens plaçaient chacun des membres du corps humain sous l'influence d'un astre. Quand un membre était malade, ils invoquaient la divinité auquel il se rapportait, de même que de nos jours les Chrétiens ont recours à tel ou tel saint(52).

Des idées du même genre se retrouvent chez Paracelse. Voici ce que nous lisons à ce propos chez Franck(53) [1255]:

"Ce que Paracelse dit de la ressemblance des astres avec les germes des êtres vivants, de celle de notre système planétaire avec la structure du corps humain (...), toute cette partie de son système ressemble beaucoup aux analogies de Charles Fourier".

La théorie du microcosme se manifeste aussi en ce que chez les hommes et chez les bêtes, l'évolution de l'embryon présente toutes les phases du développement des espèces animales tel qu'il nous est enseigné par la zoologie et la paléontologie. Ainsi l'homme reproduit en lui-même de façon unitaire la totalité de l'univers. À tous les niveaux, le cosmos cherche à réaliser plus ou moins parfaitement le type qui atteint sa plénitude en l'homme mâle. C'est ce qu'exprime l'idée de l'unité de plan conçue par Geoffroy-Saint Hilaire(54).

Certains commentateurs ont rattaché à la Nature elle-même le verset de Genèse I 26: "Faisons l'homme selon notre type et notre ressemblance". Selon cette lecture, le type humain est tiré de la Nature. Pour Ravaisson, c'est en l'homme que se révèle et se reconnaît le décret grandiose prononcé par la Nature. Ce système philosophique [1256] n'a pas manqué de frapper les esprits par son originalité et sa profondeur. Il présente en outre des analogies singulières avec la théosophie kabbalistique, notamment sur cette question de la Loi:

"La loi qui, à tous les degrés de l'existence, subordonne les causes efficientes aux causes finales et la pluralité des éléments à l'unité de l'être. En outre la loi d'ordre hiérarchique qui veut que tous les êtres sont des éléments dont se compose l'être unique du cosmos. Ce dernier est l'ordre supérieur qui comprend tous les autres".

Mais ce cosmos, que représente-t-il dans le système de Ravaisson? À vrai dire, sa théorie de la création rappelle jusque dans sa formulation la théorie kabbalistique de la limitation (oumnhm). Ce terme désigne le processus par lequel Dieu renonce à son infinité et tombe dans une léthargie qui ne prend fin qu'à partir du moment où l'homme apparaît dans l'univers. Cela nous ramène à la vnsr, "léthargie" dont Adam est frappé: le Zohar assigne à ce sommeil une dimension métaphysique: ce qui est exprimé à travers cet engourdissement de l'homme, c'est la descente de l'Idéal, du lÙogoÒ et du ihpbt rhgz au sein de la finitude et du réel.

Voici un autre passage de Ravaisson qui concerne plus directement notre recherche(55):

"Si par l'examen de nous-mêmes, nous découvrons dans les lois [1257] de notre activité la loi qui régit les choses, c'est que nous ne sommes pas seulement un être individuel, mais aussi l'être divin qui s'éveille à la connaissance réfléchie de sa propre essence".

Ainsi donc les deux principes - celui de l'homme image de Dieu dans l'acception que nous lui donnons et celui de l'unité de la loi physique et de la loi morale - se trouvent parfaitement unis l'un à l'autre.

Voici d'autres témoignages de la même doctrine considérée sous un autre point de vue. Il a été observé que l'homme est compris au sein de l'univers et que d'autre part, les principes des choses ne sont universels qu'à la condition de s'étendre à la nature morale de l'homme. Pythagore et Platon conçoivent une seule et même loi pour le gouvernement des individus, des cités et des cieux. Le clinamen de la cosmologie épicurienne devient liberté une fois transposé dans le domaine de l'humain. Quant au sage stoïcien, il constitue un élément et une image condensée du grand tout régi par le principe de la sympathie. De son côté, Spinoza commence son Éthique par la théorie de la substance. Ainsi donc, toute philosophie est en même temps une morale et toute cosmologie se double d'une conception de l'homme et de ses destinées. En tant qu'il est un fragment du monde, l'homme relève des lois cosmiques et la loi morale n'est qu'une déduction de la loi qui gouverne le cosmos.

[1258] À travers cette diversité dans la terminologie, il semble que nous revenions au rapport déjà évoqué qui unit l'ordre de la grâce à l'ordre de la nature, pour reprendre des catégories chrétiennes. Comme Malebranche, Leibniz pense que l'ordre de la grâce se greffe pour ainsi dire sur l'ordre de la nature ou que les deux ordres sont parallèles(56).

Toutes les sciences s'accordent sur ce point, qu'il s'agisse de la théologie d'un Malebranche ou d'un Leibniz ou bien du droit tel qu'il est exposé par Montesquieu. Selon lui, la loi est "l'expression des rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses". Si tel est le cas, il est clair que les rapports naturels ou la loi naturelle correspondent aux rapports religieux et moraux qui unissent les hommes entre eux et qui les rattachent à Dieu et au monde. Bentham commente en ces termes la formule de Montesquieu:

"Je suis d'une indifférence absolue sur les rapports. Les plaisirs et les peines, voilà ce qui m'intéresse(57)". Puisque selon Bentham,(58) la loi vise uniquement au bonheur, la contrainte sociale devrait être réduite au strict nécessaire. Mais comme la loi ne peut exister [1259] sans contrainte, toute loi envisagée du point de vue utilitaire est en elle-même un mal(59).

1ère remarque: On ne distingue pas suffisamment ici entre la Loi positive écrite et loi intérieure morale. Comme le dit Montesquieu, celle-ci est l'expression de rapports nécessaires... tandis que l'autre est l'application de la première dans la mesure et dans la manière qui sont les plus convenables à la réalisation de la félicité.

2ème remarque: La loi universelle ne vise pas tant à la félicité de ceux qu'elle régit qu'à l'ordre et à l'harmonie entre les êtres créés. Pourquoi donc en serait-il autrement pour l'homme?

(L'idée de la Loi tirée de cette analogie universelle dont nous venons de parler correspond presque mot pour mot à la Loi telle qu'elle est conçue par la Théosophie.)

dème remarque: Quel est donc ce bonheur que l'on proclame comme le titre unique de la Loi? Si on l'identifie à la félicité générale et qu'on fait de cette félicité le critère et le but unique de toute loi, reste à se demander si la félicité du plus grand nombre justifie toutes les lois quelles qu'elles soient et quelle qu'en soit la nature.

4ème remarque:Si le principe utilitaire mène à cette conclusion en ce qui concerne le nombre des lois, [1260] cela est d'autant plus vrai dans le cadre d'un système qui vise uniquement à l'intérêt tout court. Dans cette perspective, le nombre des lois n'est pas forcément réduit au minimum ; il est avant tout celui qui est requis par l'ordre et la justice.

5ème remarque: Cette doctrine n'est vraie que si l'on considère la transformation de la loi écrite en habitude morale. Moyennant quoi, on prédit(60) qu'on pourra se passer un jour des lois écrites.

Spencer va jusqu'à concevoir un état de société idéal dans lequel il n'y aurait aucune loi coercitive et où l'individu serait complètement autonome. Si l'on confère à cette doctrine une dimension non seulement sociale mais aussi religieuse, il apparaît qu'elle correspond à la prophétie de Jérémie qui affirme qu'un jour viendra où la Loi sera gravée dans le cur de l'homme, de sorte qu'on n'aura plus besoin de se l'apprendre les uns aux autres. Il est possible que tel est également le sens des paroles de Moïse selon lesquelles la Loi a pour siège la bouche et le cur. C'est probablement en vertu d'une interprétation fausse de l'ère messianique selon Jérémie que le christianisme s'est cru autorisé à abolir la Loi, alors que le prophète Jérémie n'a prononcé nulle part la nécessité d'une telle abolition.

L'esprit romain lui-même, pourtant si pratique et positif, avait une idée tout aussi transcendante de la Loi qui ressemblait à celle que les Bouddhistes se font du dharma ou encore au tao des Chinois. La conception romaine de la Loi présentait également des similitudes frappantes avec la Torah telle qu'elle est conçue dans les spéculations métaphysiques et cosmologiques de la Kabbalah théosophique. Il semble que cette façon métaphysique de considérer la Loi soit le fait de tout l'Orient et de l'Antiquité en général. N'est-ce pas la preuve que cette conception est vraie?

Voici ce que Ribot écrit sur le droit romain:

"La jurisprudence romaine prétendait embrasser la morale tout entière et même la science universelle. Elle se définissait elle-même comme la connaissance des choses divines et humaines rerum divinarum atque humanarum notitia(61)".

Une autre confirmation nous vient de la philosophie critique qui soulève des problèmes qui ne trouvent leur solution qu'à la condition de supposer, comme nous l faisons, l'identité des lois humaines et métaphysiques. Tel est le sens de la question que se posait Kant:

"Pourquoi de l'existence d'une chose découle nécessairement l'existence d'une autre? (...) Je comprends fort bien comment une conséquence résulte d'un principe d'après la loi d'identité, puisqu'il suffit d'analyser le concept de l'un pour en faire sortir l'autre. Ainsi la nécessité entraîne-t-elle l'immutabilité, la composition, [1262] la divisibilité, l'infinité, l'omniscience. Mais comment une chose dérive d'une autre autrement qu'en vertu de la loi d'identité, c'est là ce que je voudrais qu'on m'expliquât(62)".

Ces paroles de Kant appellent plusieurs remarques. Tout d'abord, pourquoi ne pourrait-on invoquer le même principe d'identité pour expliquer les rapports de cause à effet en reconnaissant les deux processus analogues: le processus discursif et le processus naturel? Ce dernier apparaît de ce fait comme un véritable Verbe incarné. Et puis, si c'est la notion de ce bien plutôt que son existence qui intéresse Kant (de fait, le fait de la succession ne prouve rien quant à son existence , comme ce philosophe l'a lui-même démontré), on pourrait du moins répondre que notre esprit, qui est le miroir fidèle de la Nature prenant conscience d'elle-même, saisit par là-même le lieu des faits tel qu'il est en réalité. certains phénomènes de chimie organique ou de physiologie ne peuvent s'expliquer qu'à la condition de supposer une unité entre le monde extérieur et le sujet qui l'aperçoit. Citons à ce propos le passage suivant:

"En résumé, [1263] d'après un assez grand nombre de ces expériences, surtout d'après celles de M. Pfeiffer, on admettait et on enseignait d'une manière générale que si l'on représente par des ordonnées l'action assimilatrice de la chlorophylle correspondant à chaque radiation du spectre, on obtient une courbe sensiblement identique à celle qui représente l'impression des radiations sur nos yeux: les rayons infrarouges et ultraviolets n'agissent pas ; tous les autres agissent et le maximum de l'action chlorophylienne est comme le maximum d'éclat dans le jaune vif. C'est là une coïncidence plus curieuse que satisfaisante pour l'esprit. On entrevoit difficilement un lien possible entre l'influence de la radiation sur une action chimique comme la décomposition de l'acide carbonique en présence de la chlorophylle, et l'influence de ces mêmes radiations sur le nerf optique(63)".

À propos de certaines imperfections apparentes qui procurent en fait des avantages considérables, voici ce qu'écrit Sulzer(64):

Le leggi del mondo materiale e del mondo invisibile sono tanto certe e tanto invariabili che noi non troveremo alcuna cosa nelle disposizione generale dell'uno la quale non si trovi in un maniera analoga nella disposizione dell'altro.

"Les lois du monde matériel et du monde invisible sont tellement sûres et invariables que nous ne saurions rien trouver dans la disposition générale de l'une qui ne se trouve de façon analogue dans la disposition de l'autre".

[1264] Et voici ce qu'écrit Gabriel Séailles(65):

"Rien que la matière et le mouvement avec ses lois primordiales - attraction, répulsion - qui brisent la nébuleuse, allument le soleil, lui mettent sa couronne mouvante de planètes... la conscience apparaît et les mêmes lois combinent les sensations, créent la science qui n'est que la face subjective des mouvements de la matière traduits par les mouvements du cerveau".

Et à la p. 31:

"L'idéalisme ne va pas toujours jusqu'au panthéisme ; toujours il y tend. La Nature et Dieu s'impliquent logiquement comme les notions qui les représentent à la pensée. L'uvre de l'esprit est de retrouver cette géométrie vivante dont les déductions sans fin remplissent l'éternel et l'immense. la science est déductive a priori ou elle n'est pas. L'intelligible en nous est devenu intelligence et dans l'enchaînement de nos idées, nous devons retrouver l'enchaînement des choses. Ordo et connexio idearum idem est [1265] ac ordo et connexio rerum "l'ordre et l'agencement des idées est identique à l'ordre et à l'agencement des choses". Ainsi la science est dans l'esprit, la raison est la lumière qui l'y découvre, l'effort dialectique est le mouvement par lequel cette lumière se projette sur tout l'univers idéal qui ne se distingue pas de l'univers réel".

Et à la p. 34:

"La pensée est absolue. Toute réalité est une détermination de la pensée. Le réel se confond avec l'intelligible, la logique avec la métaphysique, la dialectique de l'intelligence réfléchie avec l'enchaînement nécessaire des idées et des catégories dans la nature, le mouvement de la pensée consciente, qui se développe en idées successives toutes visibles à elles-mêmes, avec l'évolution de l'obscure pensée qui s'élève par l'effort fécond de ses créations successives. Quand l'homme se tourne vers lui-même, il n'est pas emprisonné dans les limites étroites d'une individualité fermée ; il contemple l'universel et l'absolu. Quand il analyse sa pensée, il n'y découvre pas je ne sais quelles formes vides, types généraux, abstractions stériles, squelettes banals de la réalité dépouillée ; il étudie l'être dans son essence et dans ses lois. Et quand obéissant à l'impulsion qui meut toute sa pensée, il suit la marche dialectique, qui par la thèse, l'antithèse et la synthèse, [1266] oppose et concilie les idées et les catégories en les enchaînant de l'être abstrait et identique au néant jusqu'à la réalité la plus concrète, il reproduit la logique mouvante qui travaille au plus profond des choses et conduit tout ce qui est par la voie sûre des déductions nécessaires".

Et à la p. 41:

"L'esprit ne sort pas de la réalité ; il la reproduit et il l'exprime en en dégageant la pensée ; il ressemble à un architecte qui, chargé de retrouver le plan d'un édifice construit, en démêlerait les intentions et en reconstituerait le dessein dans son ordonnance et sa simplicité primitive".

Remarquons que ces propos rappellent étonnamment les idées que les rabbins ont développées dans le Midrach à propos de la Torah, plan dont Dieu se servit pour construire le monde avant même de devenir la Loi des hommes.

Et le même auteur affirme à la p. 106:

"La cause matérielle et la cause formelle, les éléments et le génie de la combinaison, est-ce assez pour construire le monde? - Non. L'imagination créatrice ne peut travailler la matière qu'en obéissant aux lois universelles nécessaires qui dominent toute réalité et deviennent dans l'esprit les lois de la pensée, les principes de toute science et de toute logique(66)".

[1267] De cette grandiose théorie de l'identité entre science et religion, entre Hokhmah et Torah, entre la loi cosmique et la loi humaine, nous ne voulons relever à présent qu'une des conséquences dont l'importance morale nous semble digne d'être proposée à la méditation de nos lecteurs. Cette conséquence, c'est que la science devienne tout entière religieuse et que toute connaissance se sanctifie, de telle sorte que l'acte intellectuel deviennen l'acte moral par excellence. On dit que la théosophie est un ascèse. Mais ou bien il faut changer le sens du mot ascèse ou bien il faut souhaiter à la raison humaine et à l'avenir de la science beaucoup d'ascétismes pareils à celui du judaïsme.

A notre sens on ne saurait trouver une idée plus universelle et plus cosmopolite de la Loi. Et qu'on n'aille pas affirmer que la Loi n'est universelle que dans son acception supérieure et que ramenée au niveau terrestre, elle oscille entre le pôle de l'incohérence et du préjugé et celui de l'esprit de système borné et localisé, en sorte que dans sa dimension naturelle elle ne pourrait être qu'israélite.

Nous répondrons à cette objection en faisant remarquer qu'à la lumière de tout ce que nous venons de dire, une chute si profonde et une contradiction si criantes sont haiutement improbables. Et quand bien même on admettrait une telle divergence, elle ne tiendrait pas au fond ou [1268] à la nature intime de la doctrine, mais plutôt à son niveau le plus superficiel.

Mais y a-t-il vraiment contradiction? - Non par bonheur et toutes ces considérations sont à vrai dire superflues. La vérité est qu'à la haureur vertigineuse où nous nous sommes élevés, la Torah embrasse la création tout entière, l'être tout entier, Dieu y compris. Or à peine met-elle un pied sur terre et à peine se circonscrit-elle un tant soit peu qu'elle devient la Loi humaine. Mais même à ce degré inférieur, elle conserve son caractère universel et s'étend jusqu'aux bornes les plus reculées de la notion d'humanité.

Relativement à l'univers, la conscience humaine correspond à l'intériorité de l'univers lui-même prenant conscience de soi. Mais quand elle règle le problème du rapport entre l'espèce et l'individu qui est la question fondamentale qui se pose à propos de la loi humaine, elle se révèle à la connaissance de l'homme. Nous avons déjà mentionné cet aspect dans "Il mio credo", à la fin du 1er volume de la Théologie:

"La révélation de l'espèce à l'individu ou pour mieux dire, la révélation du type et de la loi spécifique".

En disant cela, on affirme que la Loi est essentiellement humaine et qu'elle vise essentiellement à rendre l'homme humain, de sorte que seuls ceux qui l'observent sont dignes [1269] d'être appelés hommes. Quant à l'homme qui la communique, ce n'est autre que l'homme idéal, l'homme de Dieu, l'homme divin.

Pour illustrer ces idées, les témoignages fournis par les sources bibliques et rabbiniques ne manquent pas. Mais les paroles de Philon ont aussi leur importance, car elles reprennent certaines idées contenues dans la Bible et la littérature rabbinqiue ancienne. Elles donnent un aperçu de la position du judaïsme face aux païens avant même l'apparition du christianisme, notamement en ce qui concerne les visées ultimes du judaïsme à leur égard et la conversion des Gentils. Enfin, si on compare les idées de Philon à celles qui avaient cours à l'intérieur du judaïsme biblqiue et rabbinique, on se rend compte qu'il est impossible de taxer Philon de cosmopolitisme mensonger destine à s'attirer la sympathie des Gentils, car les deux attitudes concordent. Ne serait-ce que pour cela, il vaut la peine de citer les propos du philosophe alexandrin tels qu'ils s'expriment dans la Vie de Moïse:

"Telle n'est pas notre loi. Elle exhorte tout le monde à agir comme il convient: barbares et Grecs, hommes de la terre ferme et des îles, Occidentaux et Orientaux, [1270] Européens et Asiatiques, bref tout le monde habitable jusqu'à ses dernières limites".

Ce que Philon a en vue ici, ce n'est pas la Loi de Moïse en tant que code particulier, mais cette religion plus universelle que le judaïsme reconnaît et dont le mosaïmse n'est lui-même qu'une spécification. Fidèle aux doctrines qui sont attestées en Palestine, Philon voit dans cete religion universelle le patrimoine commun de tous les hommes et il appelle l'humanité entière à en observer les préceptes.

C'est en ce sens qu'il affirme ailleurs une idée connue également des rabbins palestiniens, à savoir qu'une philosphie enseignant le monothéisme n'enseigne rien d'autre que le judaïsme. Cela rejoint les adages rabbiniquse qui disent que "quiconque rejette le polythéisme mérite le nom de Juif" (hébreu) ou "quiconque rejette le polythéisme confesse toute la Loi".

Si donc Philon est par un certain côté...



NOTES

1. Isaïe LXVI 1.

2. Nombres XII 7.

3. Genèse XLI 40.

4. Malachie I 6.

5. Psaumes LXVIII 6.

6. Proverbes III 11.

7. Isaïe LXIV 8.

8. Ibid. XXXI 5.

9. Ibid. XLIX 14-15.

10. Osée XI 3.

11. Deutéronome XIV 1.

12. Ibid. XXXII 6.

13. Isaïe LXIII 16.

14. Jérémie III 19.

15. Exode IV 22.

16. Psaumes XXII 23.

17. Deutéronome XXV 18.

18. II Samuel X 2.

19. P. 96 rpfHv kufat

20. II Rois VI 21-22.

21. 8 hkan hbugna yuekh

22. 8 ch vcr ,hatrc

23. Genèse XVIII 25.

24. Tiboni, Misticismo biblico, p. 536.

25. Proverbes VIII 30.

26. Ibid. IX 1.

27. Ibid. 2-5.

28. Ibid. 10.

29. Ibid. 13-18.

30. Ibid. IX 10.

31. Voir trenk ot, Deutéronome (hébreu manquant).

32. Job XXVIII 24-26.

33. Ibid. 27.

34. Ibid. 28.

35. Job XXVIII 28.

36. Voir aussi le commentaire de Rabbi David Qimhi.

37. II p. 398,

38. III p. 398.

39. Revue philosophique, février 1878, p. 212.

40. Ibid. p. 213.

41. Ibid. p. 215.

42. Ibid. p. 219.

43. P. 386.

44. Philosophie de l'inconscient, I p. 513.

45. Ibid., II p. 208.

46. Création, II p. 145.

47. Voir Flavet, Le Christianisme et ses origines, I p. 290.

48. Revue des Deux Mondes, 15 avril 1875, p. 894.

49. Paris, 1877, p. 8.

50. La Philosophie comme explication de l'univers, Leipzig 1876.

51. Revue philosophique, octobre 1878, p. 365.

52. Voir Stefanini, Critica delle superstizioni, p. 196.

53. Philosophie et religion.

54. Des idées analogues ont été développées par Aristote. Voir Ritter, Histoire de la philosophie ancienne, III p. 217.

55. Op. cit. p. 377.

56. Épître aux Hébreux 5:51.

57. Revue des Deux Mondes, 15 avril 1868.

58. Ibid.

59. Voir p. 870.

60. Voir p. 872.

61. Revue Philosophique, VII juillet 1880, p. 16.

62. Revue Philosophique, juillet 1879, p. 125.

63. "Les Nouveaux travaux sur la chlorophylle", Revue Scientifique de la France et de l'Étranger, XXXIV, 21 février 1880.

64. Fisica applicata alla morale, Florence 1807, p. 93.

65. Revue Philosophique, I janvier 1880, p. 29.

66. Analyses sur Monaden und Weltphantasie de Forschammer.

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