Devant un support électronique on est tenté d'adopter un ton sec et détaché, approprié à première vue aux réseaux impassibles et sans âme par lesquels transitent des quantités étourdissantes d'informations de toute nature. Je me suis demandé longtemps si je devais me conformer à cette invitation muette des machines pour présenter le premier numéro d'une revue dont les lecteurs ne connaîtront pas la suave caresse du papier et le noir lumineux de l'encre. La matière qui porte l'écriture des hommes n'est pas une masse indifférente qu'ils modèlent à leur gré. Elle héberge des formes invisibles, des sillons sans épaisseur, qui constituent les lignes blanches que viennent habiter les mots. En confiant aux écrans, aux réglages automatiques, aux goûts personnels du lecteur une partie de la mise en page des textes, qui s'afficheront sous un format imprévisible et qui ne peut être que partiellement déterminé par le rédacteur et l'éditeur, nous éprouvons la sensation quelque peu troublante de franchir une nouvelle étape dans l'histoire de l'édition, et de céder aux lecteurs une part de ce qui était l'unique prérogative des auteurs et de leurs éditeurs. Mais ne renouons-nous pas ce faisant à notre insu avec la conception si étrange des cabalistes médiévaux selon laquelle le lecteur est le co-créateur du texte qu'il lit, selon la belle expression de Moshé Idel (1) ? En utilisant un ordinateur pour rédiger, mettre en forme, et maintenant publier directement les résultats de nos cogitations et de nos investigations dans le maquis de cette immense littérature qu'est la cabale ne nous rattachons-nous pas à ces mystiques qui tentèrent de forger un Golem, en incrustant, dans l'argile humide, des lettres, des sons, et du souffle ? Échappons-nous de quelque façon aux traditions que nous scrutons d'un il expert quand nous nous voulons modernes et affranchis ? Nous désirons flanquer l'empreinte du mot "vérité" sur nos ouvrages et ce sont eux qui, prenant le dessus, nous obligent à nous retourner vers nous-mêmes et à prendre conscience de nos limites. Si les cabalistes tentèrent de "refaire" le monde à leur façon en comblant les failles de la création et en réparant ses brisures, le chercheur est toujours tenté de réécrire l'histoire à travers la vision que ses découvertes lui ont en donné. La première chose qu'il découvre, et qui ne cessera jamais de l'étonner, c'est que tout ce que disent les livres n'est pas encore la vérité, que ce que l'on sait n'est rien en regard de ce que l'on ignore, et que tout reste toujours à faire, à comprendre, à ressaisir.
L'outil est lui-même source d'enseignement et donneur de leçons. La communication virtuellement universelle d'un écrit, son accessibilité quasi immédiate où que l'on se trouve, sa gratuité, sa disponibilité totale aux retouches, aux amendements, aux additions, à tous les repentirs, confèrent un nouveau sens et une nouvelle portée à l'acte d'écrire, à l'art de communiquer. Les lecteurs devenant co-créateurs, non seulement de la forme mais pouvant sans entrave apporter leur savoir aux auteurs, délivrés du fardeau que l'inscription définitive dans la geôle de papier faisait peser sur leur audace et leurs tâtonnements, entreprennent ensemble une aventure que la quête du vrai anime et que la passion de savoir vivifie. Le support n'est pas neutre : tachons d'en recevoir le meilleur et dédaignons les facilités illusoires qu'il peut aussi drainer.
La cabale en tant que champ d'étude se prête particulièrement bien à la publication électronique et aux échanges internationaux. Comme forme de pensée et phénomène social, elle a essaimé partout, dans l'espace, dans le temps, dans les différents types d'activité culturelle, et bien sûr dans les religions. Sans avoir jamais été un phénomène de masse, elle a défié l'histoire et s'est introduite dans les lieux les plus inattendus. Elle est encore vivante aujourd'hui, plus multiforme que jamais, suscitant encore attrait et exaspération, stimulant la création artistique, littéraire, musicale, inspirant émotions religieuses, et nourrissant les uvres de pensée. Au point qu'il est légitime de se demander s'il existe bel et bien un objet d'étude unique appelé "cabale" ou s'il ne vaudrait pas mieux accoler à ce terme la marque du pluriel. Tel groupe religieux brésilien qui inclut dans un vaste centon de croyances des éléments puisés en elle ne lui prête-t-il pas une forme si différente de son modèle "classique", qu'il devient nécessaire de cesser d'appeler "cabale" ce qui n'en est plus que l'ombre lointaine ? Cette question, qui ne fait que reposer, sur un plan contemporain, la question plus générale et plus abstraite qui est derrière toute étude menée à son sujet, à savoir "qu'est-ce que la cabale", posons-la ouvertement et faisons d'elle une interrogation constante, un horizon de toutes les contributions de cette revue. Non pas dans l'espoir de trouver une essence intangible, un socle de pierre qui constituerait le noyau caché de la cabale par rapport auquel toute manifestation qui s'en réclamerait serait jugée et évaluée, mais parce que cette question renvoie à une interrogation fondamentale touchant la nature intime des faits religieux. Le paradoxe de la dissémination contemporaine de la cabale et de sa pérennité historique est à l'image du religieux contemporain. Son éclatement cache une tenace continuité, ses mille transformations recèlent une tradition entêtée. Comment percer l'énigme de cette situation ambiguë et quels outils théoriques mettre en uvre pour délivrer les bouleversements des nouveaux modes du croire de leur chaos apparent ? La cabale est un excellent modèle de recherche en la matière. De multiples groupes s'organisent, se forment et se reforment, prenant la cabale pour leur "tradition" de référence tout en étant largement ouverts à d'autres formes de pensée et de croyance. L'étude de ce nomadisme du croire, qui, loin d'être un vagabondage hasardeux comme il semblerait à première vue, emprunte des voies déjà ouvertes dans les siècles qui nous ont précédé, constitue un domaine prometteur que l'on aimerait développer dans cette revue. Dans la mesure où l'objet "cabale" (qui reste à redéfinir au sein de la constellation culturelle et religieuse d'aujourd'hui) est constitué non seulement d'une littérature "classique" avec ses auteurs célèbres ou obscurs, ses maîtres dont l'uvre a fait autorité, ses doctrines mystiques, théosophiques et théurgiques, ses écoles et ses courants, mais qu'il est également un agrégat compact de croyances de toutes origines, un réservoir de créativité artistique, de recettes magiques, qui se combinent et jouent leur partie dans une société humaine dont les frontières s'estompent, son étude doit faire appel à toutes les spécialités capables d'éclairer chacun de ses aspects. A l'ouverture et au polymorphisme de l'objet doit répondre l'interdisciplinarité des approches. A vouloir se cantonner dans une seule d'entre elle, à se nicher dans un seul des aspects de la cabale, on risque de perdre de vue le phénomène en devenir et à tenir pour achevée une histoire en constante mutation. L'absence quasi totale d'études de l'histoire et de la littérature de la cabale depuis la seconde moitié du XIXe siècle à nos jours témoigne d'une carence qui doit être elle-même bien comprise. Depuis un siècle et demi les cabalistes ont-ils seulement répété leurs prédécesseurs, sans rien ajouter ou transformer, ont-ils été totalement indifférents aux événements et à leur environnement ? Quelle place accorder aux cohortes d'auteurs et de groupuscules qui se sont réclamés de la cabale, écrivant dans toutes les langues et réinventant bien souvent une "cabale" à leur façon. La distinction entre une "vraie cabale" et une "fausse", une cabale originelle et une cabale de seconde main nous a toujours paru quelque peu fallacieuse. Non pas que nous voudrions ignorer la distance culturelle très grande qui sépare un cabaliste de Bagdad portant turban et écrivant dans un hébreu rabbinique forgé au Moyen Âge et un grand bourgeois parisien politiquement très influent, entre un R. Yehoudah ben Moshé Fetayah et un Gérard Encausse (Papus), mais tous deux vénéraient les mêmes textes, dialoguaient avec des esprits qu'ils appelaient du même nom, et surtout se référaient, chacun à sa façon et pour des motifs totalement distincts, à la même tradition. La répugnance des grandes écoles universitaires israéliennes ou américaines où la cabale est enseignée envers les formes de cabale modernes et contemporaines pourrait n'être que le reflet, au sein même de l'univers académique et sécularisé, de l'aversion des milieux du judaïsme orthodoxe envers ces formes de cabale considérées comme impures et pernicieuses.
Nous aimerions encourager au sein de cette revue l'éclosion
d'une large discussion concernant l'ensemble des points que nous
avons soulevés. Il n'est pas question de sacrifier le présent
au passé ou le passé au présent. Des oeuvres
poétiques à des exégèses bibliques,
des systèmes de pensée médiévaux à
des études sur la société contemporaine,
des conceptions philosophiques à des pratiques de transe
extatique - et vice versa. Comme il n'est guère d'oeuvres
de l'esprit ou d'institutions culturelles et religieuses qui n'ait
été visité par la cabale, que celle-ci a
investit toutes les possibilités du croire et qu'elle s'est
transformée à chaque fois tout en demeurant la tradition
de référence, il revient à la recherche d'en
rendre compte et d'éviter d'en négliger aucun aspect.
C'est donc sous le signe de l'interdisciplinarité que nous
plaçons cette revue électronique, la première
du genre en ce domaine. Il n'est sans doute pas de meilleur vecteur
pour exaucer notre voeu de voir se connecter toutes les branches
de la recherche qu'un réseau international de communication
électronique qui devient tous les jours plus dense et plus
habité.
Charles Mopsik.
Paris, 10 Mars 1997
1. Voir Kabbalah, New Perspectives,
New Haven et Londres, 1988, chap. 9, § 1, 2. #appel1