On considère souvent la cabale comme une ancienne forme de
	    mystique juive qui eut jadis son âge d'or dans l'Espagne du
	    XIIIe siècle et dans la Galilée des XVIe
	    et XVIIe siècle, qui influença certaines hautes
	    figures de la Renaissance et inspira quelques idéalistes allemands
	    au XVIIIe et XIXe siècle (1). Même un
	    chercheur comme Moshé Idel qui, dans son ouvrage devenu un classique,
	    Kabbalah: New Perspectives ainsi que dans d'autres écrits (2),
	    a critiqué l'approche exclusivement historique et textologique de
	    la cabale tout en s'efforçant de valoriser des approches
	    phénoménologiques, psychologiques et doctrinales, et qui, de
	    surcroît, a étudié l'impact de la cabale dans la culture
	    occidentale (c'est l'objet du chapitre X de son livre précité),
	    a négligé l'étude de la cabale en tant que
	    phénomène religieux contemporain. Bien que Moshé Idel
	    insiste sur tout le bénéfice qu'il y aurait à tirer
	    d'une rencontre entre chercheurs et cabalistes, faisant remarquer que la
	    distance géographique entre l'Université Hébraïque
	    de Jérusalem et les cercles de cabalistes de cette ville est minime
	    alors que la distance idéologique demeure immense, il s'est uniquement
	    référé aux formes les plus typiquement
	    orthodoxes, presque stéréotypées, d'étude
	    de la cabale (3). Il est vrai qu'entre le moment où Moshé Idel
	    a rédigé son ouvrage, un peu avant 1988 et la fin des années
	    1990, soit environ dix après, des phénomènes se sont
	    manifestés avec plus de netteté, bien qu'ils aient été
	    déjà constitués à cette date et même bien
	    avant. La cécité prolongée devant un fait devenu
	    évident pour beaucoup, à savoir la complexité de plus
	    en plus grande du religieux contemporain et la présence de la cabale
	    dans ses réseaux polymorphes n'est plus acceptable. Non seulement
	    rien ne la justifie, mais elle porte préjudice à la discipline
	    d'étude de la cabale dans son ensemble. Ce n'est pas seulement
	    auprès des représentants typiques de la cabale dans le milieu
	    des ultra-orthodoxes de Jérusalem (ou d'ailleurs), que le chercheur
	    peut espérer trouver des éléments susceptibles de nourrir
	    ses analyses, comme le soutien Moshé Idel, mais auprès de
	    l'ensemble des personnes ou des groupes qui se déclarent engagés
	    dans une étude de la cabale, qui s'inspirent de ses enseignements,
	    même s'ils y mêlent des éléments venus d'autres
	    traditions religieuses et de divers courants philosophiques. D'ordinaire,
	    cette forme de cabale modernisée est perçue comme une sorte
	    de prolongement de la cabale chrétienne de la Renaissance. Celle-ci
	    a été reprise et réaménagée dans les courants
	    occultistes, spirites, ésotéristes des XVIIIe et
	    XIXe siècle, en Europe et dans les pays de culture occidentale.
	    Mais peut-on encore regarder l'ensemble des nouveaux cabalistes
	    comme les héritiers et les continuateurs de cette cabale
	    christianisée des Renaissants? C'est l'impression que l'on pourrait
	    avoir en lisant les pages que Moshé Idel consacre à l'influence
	    de la cabale sur la culture européenne (4). Quant à Gershom
	    Scholem, le vaste aperçu historique qu'il consacre à la cabale
	    dans l'Encyclopedia Judaica (repris en un volume séparé),
	    se referme sur une note très brève concernant le XXe
	    siècle: Divers types de littérature cabalistique
	    continuèrent à être écrits en Europe de l'Est
	    et au Proche Orient jusqu'à l'époque de l'holocauste et en
	    Israël jusqu'à maintenant. La transformation des idées
	    cabalistiques dans les formes de pensée moderne peut être
	    aperçue dans les écrits de penseurs du XXe siècle
	    tels que R. Abraham Isaac Kook [...]; dans les livres en hébreu de
	    Hillel Zeitlin; et dans les écrits allemands de Isaac Bernays [...]
	    et Oscar Goldberg (5). Et Scholem conclut en indiquant que les assauts
	    du mouvement rationaliste de la Haskalah ont limité l'influence de
	    la cabale en Europe de l'Est mais que celle-ci a pu continuer à
	    s'épanouir sans entrave dans les pays d'Orient. Cette considération
	    historique n'était sans doute plus totalement justifiée à
	    l'époque où Scholem écrivait ces lignes (au début
	    des années 70), elle apparaît aujourd'hui comme complètement
	    dépassée.En dehors de ceux qui ont été appelés
	    cabalistes chrétiens, la cabale a depuis longtemps
	    traversé les murs du Ghetto, du Shtetel ou des quartiers juifs des
	    pays musulmans, et des penseurs et animateurs de groupes d'étude
	    cabalistique de toutes tendances ont émergé dans divers pays.
	    
	    Le refus de la part de Scholem et de ses successeurs dans le centre qu'il
	    a fondé à Jérusalem d'accorder la moindre attention
	    aux développements contemporains de la cabale, et surtout à
	    ceux qui concernent le monde francophone (marqué entre autre par la
	    pénétration de la cabale venue des pays d'Afrique du Nord),
	    a été très dommageable à la recherche dans ce
	    domaine. C'est un pan entier du développement historique et social
	    de la cabale qui a été ignoré et qui, à cause
	    de l'immense influence de l'école fondée par Scholem, n'a pas
	    d'existence académique. Nous n'entendons pas combler toutes
	    les lacunes au moyen de la présente étude. Notre ambition est
	    plutôt de montrer que lacune il y a effectivement, et que celle-ci
	    est en réalité un trou béant dans le champ du savoir.
	    
	    Dans les lignes qui suivent nous présentons le résultat d'une
	    enquête sur la cabale en tant que réservoir d'idées et
	    force idéologique et religieuse dans l'espace francophone à
	    la fin du XIXe et au XXe siècle. De manière
	    très discrète et progressive, sous des habits souvent
	    bigarrés à l'extrême, la cabale n'a pas cessé
	    de participer au renouvellement des formes du croire et continue d'alimenter
	    toutes sortes de quêtes religieuses. Même si son rôle est
	    resté minime à l'échelle d'un vaste ensemble comme la
	    société française, elle a été un
	    ingrédient non négligeable dans le renouveau religieux de certaines
	    de ses strates et connaît une diffusion de plus en plus large dans
	    tous les champs de la création intellectuelle, culturelle et religieuse.
	    En outre, la communauté juive de France, à la différence
	    des communautés juives américaines où ne s'est exprimé
	    un intérêt pour la cabale que depuis fort peu de temps, a
	    manifesté depuis longtemps une sympathie très sensible envers
	    elle. Comment expliquer une telle différence et à quelle
	    époque peut-on la faire remonter ? Est-elle le fruit de la migration
	    massive des Juifs originaires d'Afrique du nord, plus enclins à voir
	    en la cabale une doctrine respectable du judaïsme alors que leurs
	    coreligionnaires d'occident tendaient plutôt à la regarder avec
	    dédain sinon avec mépris? D'autres facteurs culturels,
	    intellectuels ou religieux doivent-ils également être pris en
	    compte? 
	    
	    1| La
	    cabale a été un sujet d'intérêt pour des penseurs
	    français, juifs et non-juifs, à des titres divers au
	    dix-neuvième et au vingtième siècle. Nous entendons
	    par penseurs non seulement les philosophes professionnels, les
	    historiens de la philosophie, les enseignants et les chercheurs, mais aussi
	    les divers auteurs d'ouvrages qui proposent une vision du monde personnelle
	    ou inspirée par une tradition qui fait autorité, à partir
	    d'un savoir acquis à l'intérieur ou à l'extérieur
	    de l'université. Au XIXe et au XXe siècle
	    l'institution universitaire française a rejeté quasiment toute
	    présence en son sein d'un enseignement de la pensée juive en
	    tant que telle, celle-ci étant trop marquée à son goût
	    par le religieux. Mise à part l'Ecole Pratique des Hautes Etudes,
	    et depuis la création de l'Etat d'Israël, seuls des postes
	    universitaires consacrés à la Langue et à la
	    civilisation hébraïque ont été ouverts. Cet
	    évitement par l'université républicaine - par l'enseignement
	    supérieur en général, qui comprend aussi les Grandes
	    Ecoles - du nom même de pensée juive, sous
	    toutes ses formes, a eu des conséquences paradoxales, qui ne sont
	    pas toutes forcément négatives. Elle a laissé place
	    libre à un style de discours spécifiquement
	    judéo-français tenu par des universitaires juifs
	    venant des disciplines les plus diverses. Parlant souvent sous le label de
	    leur discipline d'excellence, sans rapport aucun avec le judaïsme, ces
	    intellectuels français ont pratiqué un discours
	    de pensée juive", souvent érudit et éclairé
	    par leur savoir critique acquis par métier, à la fois engagé
	    voire militant et simultanément en quête d'objectivité
	    et de rigueur intellectuelle. Libérant les esprits et les langues
	    du carcan des standards professionnels, l'éviction quasi totale des
	    Etudes Juives du sein des facultés a encouragé
	    l'invention d'un type de discours qui n'a pas son équivalent dans
	    les autres pays occidentaux. Un des effets de ce processus qui reste à
	    décrire de façon détaillée a été
	    d'une part le faible développement en France des études juives
	    académiques, sa sous-représentation au niveau international,
	    et d'autre part la multiplication précoce de cercles d'étude
	    privés ou semi-publics, animés par des universitaires parfois
	    renommés dans leur discipline, mais sans aucune formation ni habilitation
	    scientifique dans celui du judaïsme. Phénomène unique
	    qui explique en partie le divorce profond qui s'est instauré entre
	    les grands représentants de la pensée juive et les quelques
	    rares universitaires qui ont fait carrière dans les études
	    juives. Loin d'avoir pour origine le conflit classique de type croyants
	    contre agnostiques, le fossé qui s'est creusé entre les
	    uns et les autres procède de façon mécanique de leur
	    situation concrète dans la société française
	    et de l'histoire contemporaine de cette dernière. En ce qui concerne
	    la cabale, son étude dans les instutions de l'enseignement supérieur
	    a été quasiment inexistante au XIXe siècle.
	    Au XXe siècle, elle a été d'abord assurée par
	    quelques figures de passage, comme A. Z. Aescholy-Weintraub (6), puis pendant
	    longtemps par l'unique séminaire de Georges Vajda à l'Ecole
	    Pratique des Hautes Etudes, encore n'était-elle que l'une des
	    matières abordées. Depuis une vingtaine d'années, Roland
	    Goetschel, d'abord à l'université de Strasbourg puis à
	    la Sorbonne, assure une série de cours ayant trait à la cabale.
	    D'autres disciples de G. Vajda ont continué l'enseignement de leur
	    maître en matière de cabale et de mystique juive : Micheline
	    Chaze à l'EPHE, Paul Fenton à Strasbourg. Nicolas Séd
	    et Gabriel Rajna ont consacré une partie significative de leurs travaux
	    de recherche, effectués dans le cadre du Centre National de la Recherche
	    Scientifique, à la cabale. On peut ajouter également les noms
	    de Hayim Zafrani, Claude Sultan et Edouard Gourévitch parmi les
	    anciens qui professent ou publient dans le domaine des études
	    érudites de la mystique juive. Plusieurs chercheurs plus jeunes, souvent
	    des élèves des universitaires précités, participent
	    également au développement de ce champ d'étude. Si l'on
	    considère que les centres d'étude qui viennent d'être
	    évoqués sont parmi les très rares lieux où la
	    pensée juive, sous une forme ou une autre, a fait l'objet d'un
	    enseignement académique, il n'est pas exagéré de dire
	    que la cabale a occupé une grande place dans les matières juives
	    dispensées dans les établissements supérieurs et de
	    recherche. Cependant, le rayonnement public de ces enseignements, leur impact
	    sur la communauté juive, sur les étudiants, intellectuels ou
	    simples lecteurs en recherche", ainsi que sur les autres domaines du
	    savoir ont été plutôt limités. Contrairement aux
	    Etats Unis (ou à d'autres pays, comme Israël, qui ont adopté
	    peu ou prou leur modèle) où les universitaires sont aussi des
	    agents performants en situation d'influencer de façon conséquente
	    la société globale, les universitaires français se tiennent
	    en général à l'écart des débats collectifs
	    (7). Ce qui est vrai également des universitaires impliqués
	    dans les études juives, et cela au moins jusqu'à
	    une date très récente, quand des historiens de la shoa se sont
	    retrouvés au premier plan des débats concernant la
	    préservation de la mémoire et le traitement du négationisme.
	    Il s'est donc constitué deux mondes, que tout semble opposer: d'une
	    part le camp des savants érudits de grande notorité
	    dans leur milieu restreint, mais guère connus au-delà, d'autre
	    part le camp des libres penseurs (je retourne à dessein
	    le sens de cette expression chargée) dispensant un savoir explicitement
	    engagé, dont les connaissances, souvent aussi étendues que
	    celles des érudits des Etudes juives, rayonnent cependant sur la
	    société juive globale et parfois très au-delà.
	    Loin de nous la tentation de considérer comme de nul effet les positions
	    doctrinales des uns et des autres. Mais celles-ci nous paraissent en l'occurrence
	    de bien moindre conséquence que les situations sociales respectives
	    des deux types d'acteurs considérés. Le divorce bien français
	    entre universitaires et intellectuels se retrouve également dans le
	    microcosme du judaïsme français. Et on le rencontre aussi dans
	    le domaine de l'étude de la cabale. Celle-ci a été
	    diffusée et a fait l'objet d'enseignements et de recherches dans des
	    institutions extra-universitaires, communautaires et dans des cours privés.
	    Mais sans doute, à cause de l'impact qu'elle eut dans certains secteurs
	    de la société dans les siècles qui précèdent,
	    elle a été davantage objet de curiosité et
	    d'intérêt que d'autres branches du judaïsme. 
	    
	    2| Nous ne développerons
	    pas l'étude de l'histoire de l'étude académique de la
	    cabale en France, ce sujet a déjà fait l'objet il y peu d'un
	    travail minutieux et remarquable de Paul Fenton (8). Nous voudrions, dans
	    les lignes qui suivent, dresser un tableau succinct de l'approche
	    non-académique de cette forme de pensée issue du judaïsme,
	    qui, depuis la Renaissance, suscite la curiosité et parfois l'attention
	    soutenue d'intellectuels occidentaux. Nous limiterons nos investigations
	    à la France où plus exactement au domaine francophone dans
	    la mesure où la langue d'expression constitue la véritable
	    frontière culturelle qui traverse souvent les limites nationales.
	    Il convient immédiatement de distinguer deux types de rapports
	    différents. Un premier ensemble de penseurs sont des intellectuels
	    juifs au plein sens du terme, ils ont élaboré une oeuvre qui
	    s'adresse d'abord au public juif et leur rapport à la cabale est lié
	    à leur vision générale du judaïsme, à la
	    tendance à laquelle ils appartiennent et à leur formation initiale.
	    Un second ensemble comprend aussi bien des juifs que des non-juifs qui ont
	    rencontré la cabale un peu par hasard au cours de leur vie, qui l'ont
	    abordé à travers des écrits de seconde main et leur
	    intérêt s'est parfois porté sur des aspects marginaux.
	    Dans quelques cas cependant la distinction est difficile à établir.
	    Certains philosophes français dont l'oeuvre principale relève
	    de la philosophie générale, qui ont été lus et
	    appréciés essentiellement pour leurs idées et leurs
	    travaux philosophiques, étaient eux-mêmes des Juifs engagés
	    aussi dans un travail d'interprétation et d'étude du
	    judaïsme, et ont pu accorder une place plus ou moins centrale à
	    la cabale à deux titres : en tant que philosophes intéressés
	    par la métaphysique et la mystique cabalistique et en tant que Juifs
	    soucieux de promouvoir leur théologie du judaïsme.
	    En tant que Français et en tant que Juifs ils ont cultivé une
	    double relation avec la cabale, celle-ci devenant dans certains cas la courroie
	    de transmission qui permit à leur francité et à leur
	    judéité de trouver un moyen de communier, un espace où
	    leur attachement à la pensée française pouvait s'exprimer
	    grâce à leur appartenance au judaïsme.
	    
	    3| Avant d'aborder le siècle
	    présent, il convient de rappeler quelques noms qui jouèrent
	    un rôle important dans l'introduction de la cabale parmi les systèmes
	    de pensée pris en compte dans la culture intellectuelle française.
	    Sans remonter jusqu'aux hérauts de la cabale chrétienne de
	    la Renaissance, l'idée que les intellectuels français pouvaient
	    avoir de la cabale est bien illustrée, au siècle des
	    Lumières, par l'article qui lui est consacré dans
	    l'Encyclopédie de d'Alembert et Diderot. Cette oeuvre de tout
	    premier plan représente la somme des savoirs que tout honnête
	    homme se devait de posséder. Les opinions qui y sont formulées
	    constituent une sorte de socle sur lequel vont s'établir les
	    appréciations des générations que cette encyclopédie
	    va former. Ouvrage monumental, il marque une date importante dans l'histoire
	    des idées. Son projet, en présentant tous les sujets de façon
	    critique, est de s'opposer aux croyances obscures, aux idées reçues,
	    aux informations douteuses et non vérifiées. Aussi est-il du
	    plus haut intérêt pour nous de saisir sous quels traits et à
	    travers quel regard la cabale, à laquelle une longue rubrique est
	    consacrée, y a été dépeinte.
	    
	    4| Pour l'auteur de l'article
	    cabale", celle-ci est d'origine très ancienne et s'enracine
	    dans le prophétisme juif de l'Israël ancien. Bien qu'elle ne
	    soit pas demeurée pure et qu'elle ait subi diverses influences tout
	    au long de son histoire, dont celle du platonisme, elle est marquée
	    du sceau de la plus haute antiquité (9).
	    Mais ce qui
	    intéresse surtout l'encyclopédiste est ce qu'il appelle la
	    philosophie cabalistique, qui ne commença à
	    paraître dans la Palestine que lorsque les Esseniens, imitant les moeurs
	    des Syriens et des Égyptiens, et empruntant même quelques uns
	    de leurs dogmes et de leurs instituts, eurent formé une secte de
	    philosophie [...] on ne peut donc douter que l'Égypte soit la patrie
	    de la philosophie cabalistique (p. 477). La cabale se divise en
	    cabale contemplative et en cabale pratique. La
	    première est définie comme la science d'expliquer
	    l'Écriture sainte conformément à la tradition secrète
	    et de découvrir par ce moyen des vérités sublimes sur
	    Dieu, sur les esprits et sur les mondes : elle enseigne une Métaphysique
	    mystique et une Physique épurée. La seconde enseigne à
	    opérer des prodiges par une application artificielle des paroles et
	    des sentences de l'Écriture sainte et par leur différente
	    combinaison. Après un exposé succinct de la cabale
	    pratique, qui consiste en fait en une présentation du système
	    de correspondance entre les lettres, les noms divins et les émanations,
	    l'auteur développe en détail les principes et les fondements
	    de la cabale philosophique. Parmi ceux-ci, le premier qui retient
	    l'attention est l'idée selon laquelle de rien il ne se fait
	    rien. L'encyclopédiste tire visiblement partie de la critique
	    cabalistique du créationisme, pour articuler sa propre critique de
	    la croyance en une création ex nihilo. La longue explication
	    de la philosophie cabalistique, expression qu'il emploie et qui
	    montre le type de regard qu'un penseur français pouvait porter sur
	    la cabale ou sur certains de ses aspects vers la fin du XVIIIe siècle,
	    est marquée par deux objectifs : réduire à néant
	    les prétentions de la cabale chrétienne voyant dans les conceptions
	    des cabalistes des références à la Trinité ou
	    à Jésus, dresser un tableau le plus fidèle possible
	    des principe généraux de la cabale, que l'auteur affirme avoir
	    tâché d'expliquer avec clarté, quoique nous ne
	    nous flattions pas d'y avoir réussi (p 485). Il avoue qu'il
	    y a souvent une profondeur si obscure dans les écrits des cabalistes,
	    qu'elle devient impénétrable : la raison ne dicte rien qui
	    puisse s'accorder avec les termes dont leurs écrits sont pleins.
	    Dans l'ensemble, l'hostilité à l'encontre de la cabale dont
	    fait preuve cet auteur est dans la ligne de son hostilité
	    générale envers ce qu'il appelle la philosophie.
	    Pour lui, l'histoire de la philosophie est l'histoire des
	    extravagances d'un grand nombre de savants (p. 486). Malgré
	    son persiflage, sa tentative critique de mettre à plat les principes
	    de la philosophie cabalistique et d'en proposer une histoire
	    plausible, en se dégageant des idées reçues,
	    est l'une des toutes premières à cette date. Elle montre qu'un
	    intérêt très vif était porté à cette
	    doctrine religieuse et philosophique par les contemporains de
	    l'encyclopédiste à la veille de la Révolution
	    française. Mais surtout, ce qui apparaît déjà
	    avec netteté dans cet article est l'insistance sur le caractère
	    philosophique de la cabale, tandis que ses aspects mythiques
	    sont marginalisés et considérés comme peu significatifs
	    et peu intéressants. Cette tendance, on le verra, caractérise
	    de façon générale le regard que les auteurs français
	    qui se sont penchés sur la cabale ont porté sur elle.
	    
	    5| Tel est le cas d'un philosophe
	    français du XIXe siècle, qui fut aussi l'un des pionniers dans
	    l'une étude historique et critique de cette forme de pensée.
	    Adolphe Franck, qui intitula significativement son célèbre
	    ouvrage qui fut traduit en plusieurs langues, La kabbale, ou la philosophie
	    religieuse des Hébreux (10),
	    était en
	    son temps une figure très en vue de la philosophie française.
	    Professeur de philosophie du droit dans la prestigieuse institution, le temple
	    du savoir qu'était le Collège de France, il fut aussi le premier
	    Juif français à obtenir le diplôme d'agrégé
	    de philosophie. Élève de Victor Cousin, de tendance spiritualiste,
	    il a surtout été connu à son époque pour son
	    édition du Dictionnaire des Sciences philosophiques, publié
	    à Paris en 1885. Dans cette oeuvre qui fit date, il écrivit
	    lui-même un article sur la cabale où il défend son
	    antiquité et où il met l'accent sur son système
	    métaphysique. Un exemple permettra de discerner avec plus de
	    précision l'écart qui sépare l'approche de Franck de
	    celle de l'encyclopédiste du siècle qui le précède.
	    Un même motif, que l'on peut considérer à première
	    vue comme étant d'ordre mythique, a été
	    évalué en des sens opposés par l'un et par l'autre.
	    Ce motif a souvent choqué ceux qui découvraient la cabale pour
	    la première fois : les images et les peintures d'accouplements entre
	    principes masculin et féminin au sein du monde divin. Ces figures
	    abondent en particulier dans le Zohar (fin du XIIIe siècle)
	    et dans les écrits provenant de l'enseignement de R. Isaac Louria
	    au XVIe siècle. Dans l'Encyclopédie du siècle
	    des Lumières, ce motif est considéré avec
	    sévérité :
	    
	    Ce mélange d'hommes et de femmes qu'on trouve
	    associés dans les Splendeurs, leur union conjugale, et la manière
	    dont elle se fait, sont des emblèmes trop puérils et trop ridicules
	    pour représenter les opérations de Dieu et sa
	    fécondité (p. 485).
	    
	    Changement de ton radical dans le livre de Franck :
	    
	    Mais combien sur ce point le philosophe grec [Platon]
	    est demeuré au-dessous du kabbaliste ! On nous permettra aussi de
	    faire observer que la question dont on est ici préoccupé, et
	    même le principe par lequel elle est résolue, ne sont pas indignes
	    d'un grand système métaphysique ; car si l'homme et la femme
	    sont deux êtres égaux par leur nature spirituelle et par les
	    lois absolues de la morale, ils sont loin d'être semblables par la
	    direction naturelle de leurs facultés, et l'on a quelque raison de
	    dire avec le Zohar que la distinction des sexes n'existe pas moins
	    pour les âmes que pour les corps (p. 180-181).
	    
	    Plus tard Henry Sérouya, un philosophe juif du début
	    du XXe siècle sur lequel nous reviendrons, déclare à
	    propos de ce qu'il appelle la loi sexuelle dans le Zohar,
	    à la suite de Franck :
	    
	    Remarquons que ce symbolisme purement mystique,
	    transporté sur le terrain métaphysique, surtout en ce qui concerne
	    la conception grandiose de procréation cosmique, n'a rien de choquant.
	    La pudeur n'a pas sa place ici.
	    
	    Et il ajoute en note : Le Zohar s'élève
	    aussi au-dessus de toutes les conventions. Il admet dans un sens abstrait
	    qu'en haut il y a union entre les membres de la même famille (11).
	    Déjà Salomon Karppe, qui fut professeur d'allemand à Paris au
	    Lycée Charlemagne (12), dans son Étude sur les origines
	    et la nature du Zohar, publié à Paris en 1901 (p. 428),
	    avait proposé un point de vue qui allait dans le même sens :
	    au lieu de fustiger les audaces des cabalistes en matière de symbolisme
	    sexuel, il les considère comme une haute et sublime expression de
	    la métaphysique. Une formulation de la cabale théosophique
	    considérée jusqu'à nos jours comme étant
	    particulièrement mythique par les chercheurs du monde germanique,
	    anglo-saxons et israélien, héritiers en cela de l'approche
	    de Gershom Scholem, est perçue comme un type exemplaire du discours
	    métaphysique, et selon Franck un type supérieur à celui
	    que l'on trouve dans la philosophie platonicienne. Ce qui est mythique pour
	    les uns est hautement philosophique pour les autres. L'usage de ce terme,
	    l'un des plus chargé en histoire des religions et qui a fait l'objet
	    d'une étude de Marcel Detienne (13), est devenu monnaie courante dans
	    les travaux contemporains israéliens et anglo-saxons sur la cabale
	    (14), tandis que d'une manière générale, les travaux
	    menés dans les milieux français ou francophones l'évitent
	    autant que faire ce peut (15). Ici encore, l'histoire culturelle des
	    sociétés permet bien mieux d'expliquer cette différence
	    récurrente et pérenne que l'adoption consciente de tel ou tel
	    point de vue doctrinal. La situation sociale de la discipline philosophique
	    en France, qui occupe en partie la place donnée à l'étude
	    des religions dans les pays soumis à l'influence anglo-américaine,
	    pousse mécaniquement les chercheurs français à valoriser
	    leur objet d'étude au moyen du vocabulaire et des concepts qu'ils
	    ont appris à honorer. Le mot mythe et ses dérivés
	    n'est sûrement pas de ceux-là.
	    
	    6| Ce bref rappel de quelques
	    travaux marquant des siècles précédents nous indique
	    déjà par quel biais la cabale a été
	    appréhendée : nous allons voir si cette propension à
	    considérer la cabale en tant que philosophie et métaphysique
	    plutôt que comme discours religieux ou exégèse mythique
	    perdure au XXe siècle et si elle se vérifie aussi bien chez
	    les penseurs juifs qu'auprès des penseurs non-juifs qui l'ont
	    abordée.
	    
	    7| Au tout début du
	    vingtième siècle, un rabbin italien d'origine marocaine et
	    d'expression française, Elie
	    Benamozegh, émerge comme une figure de cabaliste universaliste
	    en France. Lui aussi met l'accent sur la profondeur métaphysique de
	    la cabale. Sa thèse fondamentale est que par la cabale, la pensée
	    biblique peut être réconciliée avec la pensée
	    d'origine païenne en général, surtout avec la pensée
	    grecque et la pensée hindoue :
	    
	    On comprendra maintenant qu'elle mauvais service rendent
	    à leur propre cause ceux qui, sous le prétexte de défendre
	    la pure doctrine juive, rejettent comme importation étrangère
	    la Kabbale, seule capable, en définitive, de rétablir l'harmonie
	    entre l'hébraïsme et la gentilité. Il est tout à
	    fait digne d'attention que dans ce fonds commun aux uns et aux autres, ce
	    qui est doctrine vulgaire chez les Gentils est ésotérique pour
	    les Juifs, tandis que ce qui, pour ceux-ci, est exotérique, demeure
	    enseignement secret chez les païens. Pour ces derniers, la
	    vérité a été objet de mystère, comme elle
	    est objet de foi pour les chrétiens, objet de science en
	    Israël (16).
	    
	    Au lieu d'être un facteur de séparation radicale
	    entre Israël et les nations, la cabale, parce qu'elle représente
	    la substance interne de la Religion de l'humanité, est leur trait
	    d'union. Ce plaidoyer pour la cabale est très audacieux à une
	    époque où celle-ci était rejetée par les courants
	    modernistes et réformateurs du judaïsme qui voyaient en elle
	    au contraire la marque la plus scabreuse de l'obscurantisme juif. La cabale
	    constitue pour Benamozegh la véritable théologie juive et son
	    système d'interprétation permet de faire émerger du
	    texte biblique une doctrine de type métaphysique :
	    
	    La théologie kabbaliste, qui, malgré les
	    dénégations qu'on lui opposait de toutes parts, a eu le
	    mérite d'enseigner, avant toute autre école, que la théorie
	    de l'émanation n'est point étrangère à la
	    Bible (17).
	    
	    Aimé Pallière, dans sa présentation de
	    la pensée du rabbin de Livourne, parle de la kabbale
	    philosophique de Benamozegh (18). Reprenant la conception théurgique
	    des commandements, Elie Benamozegh pose que les observances du judaïsme
	    ont une valeur ontologique, qu'elles constituent une
	    coopération de l'homme avec Dieu dans le mouvement continue de
	    création auquel l'un et l'autre prennent part (19). La pensée
	    de Benamozegh n'a exercé en son temps qu'une influence marginale sur
	    le judaïsme français, bien que son oeuvre ait été
	    très estimée. Néanmoins, plusieurs auteurs français
	    se sont récemment intéressés à elle. Le psychanalyste
	    et écrivain Gérard Haddad, qui lui voue une grande
	    vénération, considère que le livre de Benamozegh,
	    Israël et l'humanité, a permis au célèbre
	    psychanalyste Jacques Lacan d'élaborer son concept de religion
	    vraie (20). Par ailleurs, un maître à penser récemment
	    décédé, dont l'enseignement essentiellement oral a
	    profondément marqué des générations de Juifs
	    et de non-Juifs de l'après guerre, le rabbin Léon Achkénazi,
	    a accordé une place éminente à la doctrine d'Elie
	    Benamozegh. D'autres francophones, autour du rabbin Zini de Haïfa, ont
	    entrepris une réédition complète de son oeuvre à
	    partir de sources inédites, tout en tentant d'infléchir la
	    pensée de ce cabaliste en direction d'un intégralisme
	    judéo-centrique nationaliste étrangère à sa doctrine
	    profonde (21). Loin d'être une pure relique du passé, la
	    théologie de Benamozegh joue encore un rôle d'inspiratrice
	    féconde qui n'en finit pas de stimuler les penseurs du judaïsme
	    français et les francophones israéliens. Elle commence même
	    à être connue et appréciée dans le monde anglo-saxon
	    (22). 
	    
	    8| Si rares sont les rabbins
	    en Occident qui, comme Benamozegh, ont été des cabalistes et
	    ont produit une oeuvre écrite, il faut citer le cas d'un autre rabbin
	    français, ancien élève de l'école rabbinique
	    de Paris, Emmanuel Lévyne, décédé il y a quelques
	    années. Celui-ci n'a sans doute d'autre ressemblance avec le maître
	    livournais que la réprobation dont il a fait l'objet de la part de
	    sa communauté d'origine et son intérêt pour les courants
	    de pensée contemporains. Animateur d'un cercle d'études
	    cabalistiques, il a été aussi le fondateur d'une petite maison
	    d'édition et d'une revue consacrées à la cabale,
	    Tsédek. Tenu à l'écart par ses pairs et la
	    communauté juive en grande partie à cause de ses opinions d'un
	    antisionisme radical et de la réputation d'illuminé qu'il
	    s'était acquise, il tend dans ses ouvrages à mettre en avant
	    les aspects antinomistes et révolutionnaire de la cabale, son potentiel
	    transgressif. Figure de juste souffrant au milieu d'un monde
	    impur dont il assure, par sa seule présence, la purification, il mettait
	    en avant la doctrine cabalistique selon laquelle certains justes ont la
	    capacité de pénétrer au sein de l'univers des
	    qlipot (coquilles) pour en arracher les étincelles de lumière
	    qui y sont enfermées. La relation entre politique révolutionnaire
	    et doctrine cabalistique était très présente dans ses
	    premiers écrits, édités dans les années qui suivirent
	    immédiatement l'éclosion gauchiste des années 1968.
	    Les titres de ses publications sont à eux seuls des témoignages
	    éloquents de l'engagement de leur auteur, de ses centres
	    d'intérêt multiples et de ses fréquentations intellectuelles
	    et politiques (23). 
	    
	    D'un tout autre genre est le grand rabbin Alexandre Safran de
	    Genève, ancien grand rabbin de la roumanie d'avant guerre, autorité
	    spirituelle estimée de tous et d'envergure internationale. Il a
	    contribué par ses livres sur la cabale à présenter cette
	    dernière à un vaste public et en particulier à un public
	    religieux ou traditionaliste à priori plutôt réticent
	    à son égard. Cependant, un fait ne manque pas de surprendre
	    le lecteur qui dispose déjà d'une connaissance solide dans
	    ce domaine : ses ouvrages font bien référence à la cabale
	    et à sa littérature de manière constante mais leur contenu
	    explicite est très limité en matériaux de type proprement
	    cabalistique. Comme si l'auteur évitait volontairement de coucher
	    par écrit les éléments les plus spécifiques à
	    ce domaine et ne voulait l'aborder que par le biais de thèmes
	    déjà présents dans la littérature rabbinique
	    classique. D'une certaine façon, la discipline de l'arcane et le souci
	    de respecter la discrétion rabbinique exigée par plusieurs
	    décisionnaires ont conduit le grand rabbin Safran à
	    découvrir un palme et à en cacher deux. Alors que
	    la cabale est souvent affichée comme le sujet essentiel de ses livres,
	    elle est recouverte des voiles pudiques des conceptions du Talmud et du Midrach
	    (24). Il y a quelques années, une chair d'étude de la mystique
	    juive à été créée dans l'Université
	    israélienne de Bar Ilan au nom du grand rabbin Alexandre Safran, et
	    un volume en son honneur a été publié par des chercheurs,
	    pour la plupart historiens de la cabale. Ce qui constitue un
	    événement plutôt singulier, il est rare en effet que
	    des universitaires consacrent le travail et la figure d'un personnalité
	    engagée essentiellement dans la vie religieuse d'une communauté
	    de croyants et qui entend surtout éclairer la Tradition
	    juive de l'intérieur, selon ses propres termes.
	    Encore une fois, les parois qui séparent la recherche objective
	    (research) de la quête de vérités spirituelles
	    (seeking) ne sont pas si hermétiques qu'elles n'y paraissent
	    au premier abord. Ce n'est certainement pas l'intention qui
	    préside au travail de recherche qui doit servir de critère
	    discriminant entre l'une et l'autre, dans la mesure où il est possible
	    de la connaître. 
	    
	    Parmi les théologiens et penseurs francophones qui ont
	    écrit et enseigné à l'adresse de la communauté
	    juive, il faut citer encore Jacob Gordin. Philosophe juif d'origine russe
	    qui a fait une partie de ses études en Allemagne, il a exercé
	    une grande influence après la deuxième guerre mondiale sur
	    une groupe d'intellectuels réunis dans l'École des Cadres des
	    Éclaireurs Israélites Français, appelée aussi
	    Ecole Gilbert Bloch, installée à Orsay. Bien que Jacob Gordin
	    ait peu écrit, son enseignement était, selon les dires de ses
	    anciens élèves, saturé de citations du Zohar
	    et de références à la mystique juive (25).
	    Il n'est pas douteux que cet enseignement contribua à
	    forger une appréhension favorable de la cabale parmi les intellectuels
	    juifs de France de l'après-guerre.
	    Léon Achkénazi (connu
	    aussi sous son nom totémique de Manitou), rabbin et philosophe, fut
	    un maître charismatique, un meneur d'hommes qui forma de très
	    nombreux élèves. Il leur inculqua une vision de la cabale beaucoup
	    plus rationnelle que mystique et marqua plusieurs générations.
	    Parmi ses premiers disciples, il convient de citer tout d'abord ceux qui
	    avaient aussi bénéficié de l'enseignement de Jacob Gordin
	    : Henri Atlan, Roland Goetschel, Armand Abécassis et Jean Zacklad.
	    Le premier, qui devint un biologiste et un médecin de renom, a
	    accordé une place honorable au système de pensée des
	    cabalistes dans plusieurs de ses ouvrages consacrés à la notion
	    de complexité et à l'épistémologie. Le deuxième
	    écrivit une thèse sur un cabaliste du XVe siècle et
	    devint professeur d'université, son enseignement a été
	    principalement axé sur la cabale à laquelle il consacre de
	    nombreux articles. Le troisième devint un auteur fécond d'ouvrages
	    de réflexion et de présentation du judaïsme où
	    la cabale occupe une bonne place. Le quatrième constitua autour de
	    lui un groupe d'étude qui considérait la cabale comme la vraie
	    interprétation des Écritures et il fut l'auteur de plusieurs
	    ouvrages où la cabale occupe la toute première place. Tout
	    en demeurant sentimentalement attaché au judaïsme traditionnel,
	    ce penseur revendiquait un universalisme intellectualiste et élitiste
	    sans frontière confessionnelle, tout en prônant un messianisme
	    militant. Il eut plusieurs disciples, tel Claude Birman, philosophe aussi
	    de formation et professeur de philosophie, qui poursuivent la voie tracée
	    par le maître. Plusieurs philosophes de formation, élèves
	    de l'Ecole des Cadres d'Orsay ont été amenés à
	    nourrir une relation de sympathie voire de connivence profonde envers la
	    cabale (c'est le cas par exemple, outre les noms précités,
	    de Gérard Israël et surtout de
	    Georges Hansel)
	    et pour certains d'entre eux à devenir des enseignants dans ce domaine.
	    Jacob Gordin exerça aussi une influence sensible sur
	    Emmanuel Lévinas,
	    auteur d'une oeuvre philosophique de première importance, mais la
	    place de la mystique juive dans la pensée de ce dernier, sans être
	    tout à fait nulle, est restée extrêmement réduite
	    (26), bien qu'au moins l'une de ses élèves,
	    Catherine Chalier, ait intégré dans ses nombreux livres de
	    multiples références aux grandes oeuvres de la cabale. Un autre
	    disciple de Léon Achkénazi, Shmuel Trigano, a commencé
	    son uvre d'écrivain par un ouvrage, Le récit de la
	    disparue (1977) inspiré en grande partie par la cabale lourianique.
	    Mais la référence à cette dernière sera peu à
	    peu délaissée dans ses publications postérieures. 
	    
	    Une évolution notable dans les enseignements prodigués
	    par le rabbin Léon Ashkénazi doit être soulignée
	    maintenant. Alors qu'il évitait généralement de
	    délivrer des enseignements explicitement cabalistiques dans ses cours
	    publics, à la différence des cours qu'il réservait à
	    un très petit nombre d'élèves choisis, dans les derniers
	    temps de sa vie, il avait entrepris d'enseigner à partir de textes
	    cabalistiques, comme le Cha'arey Orah de R. Joseph Gikatila, un classique
	    de la cabale castillane du XIIIe siècle. Le maintien d'un
	    enseignement strictement oral accompagné du souci de réserver
	    le savoir ésotérique à quelques élus, a sans
	    doute contribuer à faire de la personnalité charismatique
	    qu'était Léon Askénazi un cabaliste de type traditionnel
	    plutôt qu'un gourou et un chef de secte. Cette figure du judaïsme
	    contemporain avait sans doute toutes les qualités requises pour prendre
	    la tête d'un groupe religieux missionnaire et conquérant, au
	    lieu de quoi son orientation personnelle et la fidélité aux
	    règles et coutumes anciennes de la transmission de la cabale l'ont
	    maintenu dans la fonction d'un maître à penser et d'une
	    autorité intellectuelle et morale. L'étude détaillée
	    de l'histoire des cercles d'études animés par Léon
	    Ashkénazi, en Algérie d'abord, en France par la suite et enfin
	    en Israël, pourrait être d'un immense intérêt quant
	    à la question de la formation (ou de la non formation) de groupes
	    sectaires, de ce qui les sépare des groupes religieux activistes ou
	    militants, et bien sûr de la place et de l'usage de la cabale, de ses
	    ressorts intérieurs, face à la tentation d'isolement social
	    de tels groupes. Le contenu même de l'enseignement de ce grand
	    représentant francophone de la cabale contemporaine pourra être
	    mieux connu et apprécié lorsqu'une partie au moins des
	    enregistrements de ses cours effectués par ses élèves
	    sera disponible ou transcrits, travail en cours dont on attend encore les
	    premiers fruits au moment où ces lignes sont écrites.
	    
	    9| D'autres auteurs, au
	    XXe siècle, ont introduit la cabale auprès d'un
	    plus large public, sans lien particulier avec la communauté juive.
	    Un philosophe juif français, d'une génération
	    antérieure, plaça la cabale au centre de ses intérêts.
	    Henri Sérouya (disparu en 1968), spécialisé d'abord
	    dans l'esthétique, la philosophie politique et l'existentialisme,
	    fut l'auteur de plusieurs articles ainsi que d'un livre volumineux consacré
	    à la cabale qu'il rédigea en grande partie dans la
	    clandestinité pendant les années d'occupation de la France
	    par les armées allemandes et qui fut publié en 1947 sous le
	    titre La Kabbale. Cet ouvrage fut couronné par l'Académie
	    française. Contrairement aux auteurs précédemment
	    cités, il n'avait accès à la cabale, à peu de
	    chose près, que par le biais de traductions françaises ou
	    d'ouvrages spécialisés. Figure isolée, dont le rapport
	    à la cabale était presque exclusivement livresque, ses écrits
	    connurent néanmoins une large diffusion et sont régulièrement
	    réédités. L'intérêt qu'Henri Sérouya
	    portait à la cabale était en grande partie motivée par
	    l'influence qu'avait exercée sur lui la philosophie de Bergson et
	    son interprétation du mysticisme. A ses yeux, l'intérêt
	    de la Kabbale réside surtout, pour le métaphysicien, dans une
	    spéculation qui embrasse la totalité, entendue dans sa conception
	    la plus profonde (La Kabbale, p. 511). Ce philosophe fit
	    naturellement beaucoup d'efforts pour montrer que la pensée de Bergson
	    avait été inspirée par le mysticisme cabalistique.
	    D'après lui, la philosophie de Bergson
	    
	    accuse une parenté foncière avec la Kabbale.
	    Cependant, ajoute-t-il, au cours d'une longue conversation, Bergson nous
	    a déclaré qu'il l'ignorait, mais qu'il avait beaucoup lu les
	    oeuvres des Pères de l'Église, surtout saint Augustin. Là
	    aussi, quelle que soit l'influence subie par le philosophe parisien, il y
	    a en lui ce reflet éternel de la pensée des Hébreux,
	    ses ancêtres [...]. Au surplus, certains des éléments
	    essentiels du bergsonisme pourraient s'insérer dans la métaphysique
	    de la Kabbale (ibidem, p. 491).
	    
	    Le recours à l'éternel reflet de la pensée
	    des ancêtres pour expliquer une parenté intellectuelle
	    (réelle ou non), n'est pas seulement un argument facile et dépouvru
	    de significations. Il convient de l'entendre aussi comme un appel à
	    une mémoire invisible garante, à l'insu des individus, d'un
	    attachement indéfectible à une tradition perdue ou oubliée.
	    Dans cette perspective, l'ouvrage de Serouya peut être
	    considéré comme une sorte d'anamnèse pour son auteur,
	    retrouvant tardivement la source du reflet éternel de
	    la tradition juive qu'il n'a guère connue dans sa période de
	    formation. Même si Bergon questionné sur la cabale lui répond
	    Pères de l'Eglise, Serouya ne se résoud pas à
	    abandonner son intuition initiale et il fait appel à l'ultime argument
	    : les ancêtres.
	    
	    10| Une autre figure
	    singulière, qui se détache dans la nébuleuse des penseurs
	    cabalisants, est celle de Carlo Suarés. Détaché du
	    judaïsme de ses pères, ce peintre et intellectuel d'origine
	    égyptienne établi en France, qui a été par ailleurs
	    l'un des premiers traducteurs de Krishnamurti en français, a écrit
	    plusieurs livres consacrés à la cabale, dont notamment une
	    traduction commentée du Livre de la Création (Sefer
	    Yetsirah) et de nombreux écrits où il se propose de retrouver
	    la cabale authentique qui aurait été, selon sa thèse,
	    déformée par l'idéologie religieuse rabbinique (27).
	    L'influence de la pensée originale de Carlo Suarés a
	    été à peu près insignifiante sur le judaïsme
	    français mais elle s'est exercée sur divers milieux d'origine
	    chrétienne, aspirant à découvrir de nouveaux horizons
	    spirituels. Une fondation qui porte son nom et qui se consacre à diffuser
	    son uvre picturale est toujours active.
	    
	    11| Parmi les écrivains
	    chrétiens qui ont consacré des ouvrages significatifs à
	    la cabale, il faut citer Paul Vulliaud, auteur en particulier d'un livre
	    monumental intitulé La Kabbale juive (Paris, Nourry, 1923,
	    rééd. Marseille, 1976-1978), où il défend
	    l'antiquité du Zohar. De façon générale
	    il déplore que la Kabbale ne fait pas encore partie du patrimoine
	    commun de l'Intellectualité (28). Il tente
	    dans ses écrits de mettre en évidence le caractère
	    métaphysique de la cabale, par delà les formes
	    mythiques qui n'ont qu'un caractère symbolique ou
	    allégorique et cachent de profondes abstractions. L'intérêt
	    du public chrétien envers la cabale avait été aiguisé
	    par la traduction française du Zohar effectuée par Jean
	    de Pauly (1905-1911) dans laquelle ce traducteur s'était efforcé
	    de montrer le caractère chrétien et christologique des
	    exégèses et de la doctrine du Zohar dans ses notes et
	    à travers sa traduction. Cette édition, malgré ses
	    nombreuses imperfections et ses traits tendancieux, marqua une date importante
	    dans la pénétration de la cabale dans la culture française.
	    Une autre figure importante, un admirateur de Paul Vulliaud, mérite
	    d'être mentionnée. Jean de Menasce, Juif d'origine égyptienne
	    converti au catholicisme qui devint un spécialiste de renommée
	    internationale en matière d'iranologie, consacra en 1931 un ouvrage
	    à la cabale et au hassidisme intitulé Quand Israël
	    aime Dieu (Paris, Plon). Père dominicain passionné de mystique
	    chrétienne, ce savant voyait dans la mystique juive la littérature
	    spirituelle du judaïsme qui l'arrache au chaos du monde
	    et s'oppose à l'indifférentisme et au nationalisme politique
	    qui se partagent actuellement le peuple d'Israël (p. 178). Plaidoyer
	    vigoureux en faveur de la cabale et du hassidisme, qui aux yeux de l'auteur
	    constituent la véritable âme du judaïsme, lutte contre
	    les Juifs modernistes qui les dénigrent, le livre de Jean
	    de Menasce est atypique à plus d'un titre et représente
	    l'exposé le plus brillant et le plus sensible à ce jour écrit
	    en Français sur la spiritualité juive. Il n'eut cependant qu'un
	    impact assez limité tant dans les milieux juifs que dans les milieux
	    chrétiens, peu enclins à accorder du crédit à
	    un Juif devenu un prêtre chrétien qui entreprend une défense
	    vibrante de la spiritualité juive.
	    
	    12| Un autre courant de
	    pensée a été profondément marquée par
	    la cabale. Il s'agit de l'école de René Guénon. Cet
	    auteur prolixe très influent, chef de file des ésotéristes
	    français et penseur de la tradition primordiale à
	    l'origine de toutes les religions, il cite souvent les écrits classiques
	    de la cabale, dont le Zohar, et en propose une lecture orientée
	    par sa perspective globale considérant que chacune des doctrines
	    traditionnelles, au rang desquelles il range la cabale, reflète
	    à sa façon la tradition de l'humanité (29).
	    Un de ses disciples, Léo Schaya, a développé
	    de façon notable cet intérêt pour la cabale et a
	    rédigé trois ouvrages qui lui sont principalement consacrés
	    (30). La tendance ici est celle d'un syncrétisme
	    entre les trois religions monothéistes et d'une sorte de synthèse
	    entre le soufisme et la cabale. Il faut aussi évoquer ce qui demeure
	    de l'influence que le mouvement théosophique de H.P. Blavatsky, vers
	    la fin du XIXe siècle, a exercé sur une constellation très
	    diverse de personnalités françaises et qui se fait encore sentir
	    ici et là. D'autres auteurs à succés ont cru découvrir
	    dans la cabale la clé de tous les mystères de l'univers. Raymond
	    Abellio (31), Charles Hirsch, Francis Warrin ont
	    écrit des ouvrages qui proposent un système d'explication globale
	    du monde physique et de tous les événements de l'histoire
	    directement inspirés par la cabale. A. D. Grad a popularisé
	    cette appréhension de la cabale dans plusieurs ouvrages qui connurent
	    un réel succès (32). Parmi les philosophes français
	    sans lien aucun avec le judaïsme qui ont accordé quelque
	    intérêt à la cabale, il faut citer Étienne Souriau
	    (33), Henry Corbin et Jean-Paul Sartre dans les
	    dernières années de sa vie (34). 
	    
	    
	    13| L'influence de Gershom
	    Scholem, à mesure que ses écrits étaient traduits en
	    français, s'est surtout exercée sur des historiens, des sociologues
	    et des anthropologues, mais son impact sur des penseurs et philosophes
	    français est assez négligeable. Contrairement à la situation
	    dans les pays anglo-saxons et en Allemagne, la pensée de Gershom Scholem
	    n'a guère marquée les intellectuels juifs de France et ses
	    échos auprès des philosophes français demeurent marginaux.
	    Comment expliquer un fait qui peut paraître singulier aux yeux d'un
	    israélien ou d'un américain ? Déjà en 1956, dans
	    l'avant-propos à la réédition de son livre sur la cabale,
	    Henri Sérouya exprimait le type de rapport que les philosophes
	    français vont entretenir avec cette figure centrale de l'étude
	    de la cabale au XXe siècle : Certes, on constate ça et
	    là des aperçus subtils d'ordre historique qui cadrent avec
	    les idées de la gnose et du néoplatonisme. Mais on cherchera
	    en vain à travers ces pages une pensée profonde, vraiment
	    originale, semblable à celle de Martin Buber. Autrement dit,
	    si Scholem est regardé comme un historien de grande valeur,
	    consciencieux, méthodique, il a accordé une trop grande
	    place à la cabale pratique, au mythe, aux croyances populaires, et
	    n'a pas su dégager les profondeurs spéculatives et la dimension
	    métaphysique de la cabale et de la mystique juive. En conséquence,
	    l'oeuvre de Scholem est dépourvue de valeur philosophique et n'a qu'un
	    intérêt documentaire. Cette appréciation sévère
	    de Henri Sérouya qui réagissait alors à la publication
	    française des Grands Courants de la mystique juive, a
	    été partagée par la quasi-totalité des intellectuels
	    juifs intéressés par la cabale, qui n'ont pas reconnu en Scholem
	    une autorité en matière de pensée juive et
	    d'interprétation de la cabale. A cet égard, la France et la
	    communauté juive française sont restées un îlot
	    isolé. Même un chercheur dans le domaine de l'histoire des
	    idées comme Georges Vajda, pourtant très proche de Scholem
	    à beaucoup d'égards, a reproché à celui-ci d'avoir
	    négligé la philosophie cabalistique.
	    
	    14| La place réelle
	    et symbolique occupée par la philosophie en France comme discipline
	    scolaire et comme substitut laïque aux dogmes religieux explique en
	    grande partie cette attitude. L'éviction radicale de toute
	    référence religieuse du domaine du savoir moderne, de la culture
	    académique et de l'enseignement scolaire public a sans doute
	    contribué à hisser la philosophie, par compensation, au rang
	    de discipline de pensée ayant valeur de savoir autorisé, de
	    tradition intellectuelle située au sommet de toutes les sciences.
	    Pour être valorisée et être reconnue, la cabale doit
	    être présentée comme une philosophie plutôt que
	    comme une pensée religieuse. Pour prendre un exemple, un auteur comme
	    Jean Zacklad a donné à sa thèse intitulée Essai
	    d'ontologie biblique (35), le sous-titre
	    suivant : Mise à jour des implications philosophiques des
	    thèses rabbiniques, législatives et mystiques, alors
	    que son travail est essentiellement fondé, de son propre aveu, sur
	    la cabale considérée comme tradition secrète du
	    judaïsme.
	    
	    15| Ce qui a intéressé
	    la plupart des penseurs francophones qui ont écrit sur la cabale,
	    qu'ils soient Juifs ou non, et à quelque titre que ce soit, c'était
	    la philosophie cabalistique ou du moins les implications
	    philosophiques des conceptions cabalistiques. Les aspects proprement
	    religieux de la cabale, ses idées concernant le rituel, les prières,
	    les croyances eschatologiques, la morale concrète, ont été
	    presque totalement négligées. C'est le cas aussi de ce que
	    Scholem a appelé le mythe cabalistique, qui n'a
	    été pris en considération ni par les spécialistes
	    français des discours de type mythique ni à plus forte raison
	    par les spécialistes de la philosophie et de son histoire. La cabale
	    a pu interpeller la pensée française pour autant qu'elle a
	    été présentée comme une forme particulière
	    de philosophie. En tant que doctrine religieuse, elle n'a guère
	    suscité d'intérêt. Il n'existe aucune différence
	    sensible entre Juifs et non Juifs à cet égard. Cette situation
	    n'a pas fondamentalement changé aujourd'hui, bien que quelques signes
	    d'un intérêt pour ses conceptions religieuses se manifestent
	    timidement ici et là dans les milieux juifs et chrétiens.
	    Aujourd'hui la cabale est souvent mêlée à la pensée
	    hassidique dans les efforts qui sont menés pour promouvoir une approche
	    moderne et même post-moderne du judaïsme, et il convient de citer
	    à ce sujet les noms de Betty Rojtman, Marc-Alain Ouaknin, David Banon,
	    Laurent Cohen, Stéphane Zagdanski. La cabale n'est dans ces constructions
	    qu'un ingrédient parmi d'autres et n'intervient parfois qu'à
	    titre accessoire, bien que sa présence soit parfois très visible.
	    D'autres auteurs très prisés par le public Juif francophone,
	    qui dans leurs écrits tentent d'élaborer ou de
	    réélaborer une conception globale du judaïsme, comme Amado
	    Lévy-Valensi, Shmuel Trigano, Raphaël Draï, prennent très
	    au sérieux la cabale et lui concèdent une place significative
	    en tant qu'interprétation profonde et illuminante des Écritures
	    (36).
	    
	    16| Cependant, derrière
	    ce tableau où la cabale paraît s'être imposée comme
	    référence normale voire même obligée dans les
	    discours des intellectuels Juifs qui écrivent en français sur
	    le judaïsme, l'intérêt pour la doctrine cabalistique proprement
	    dite, ses conceptions relatives à l'être, au bien et au mal,
	    à l'âme, en un mot ses concepts fondamentaux les plus propres,
	    est loin d'être partagé par tous. Il est de bon ton de citer
	    telle ou telle sentence cabalistique, de puiser dans la masse des écrits
	    de la cabale des formules ou des images afin d'illustrer une idée
	    ou d'étayer un raisonnement. En revanche, la cabale en tant que savoir
	    organisé de façon consistante est ignorée par beaucoup
	    de ceux qui se prévalent de ses maximes. La situation qui
	    prédominait au siècle précédent et au début
	    du XXe siècle, quand il était en général mal
	    vu de citer un passage du Zohar de peur d'être considéré
	    comme un esprit rétrograde et superstitieux, s'est radicalement
	    inversée. Cependant cette inversion ne signifie absolument pas que
	    la cabale soit elle-même reçue comme système de pensée
	    ou comme théologie : soit elle fait simplement partie de la
	    bibliothèque de l'homme cultivé, soit elle entre dans les discours
	    qui réfléchissent sur le judaïsme ou en font l'apologie,
	    à titre d'appui traditionnel et de référence exotique.
	    Entre la perception populaire de la cabale, sa présence occasionnelle
	    et opportuniste dans les écrits des apologètes, et sa
	    réalité doctrinale intrinsèque, s'ouvre un large
	    abîme. Il n'est pas assuré que les travaux académiques
	    qui se multiplient sur la cabale et qui exposent ses contenus conceptuels
	    propres soient à même d'entraîner dans leur sillage un
	    travail de réflexion approfondi sur ses conceptions. La tendance dominante
	    en France, mais qui n'est sans doute pas l'apanage exclusif des intellectuels
	    juifs, est actuellement celle d'un affaissement de l'affirmation
	    idéologique, un éclectisme dans le choix des sources d'inspiration,
	    une indifférence pour les contenus doctrinaux au profit d'associations
	    d'idées parfois superficielles. Ce tableau rapidement brossé
	    d'un déclin général de l'exigence de rigueur dans les
	    démarches intellectuelles et philosophiques, qui est très sensible
	    dans la production littéraire actuelle du judaïsme francophone,
	    traduit bien évidemment un phénomène historique et
	    sociologique lourd. Dans un tel paysage culturel, la cabale apparaît
	    comme un élément accessible aux multiples combinaisons et
	    bricolages savants, d'autant plus aisément qu'elle a depuis longtemps
	    fait l'objet d'approches et d'interprétations très diverses
	    motivées par des raisons sans aucun lien entre elles. L'avenir dira
	    si cette tendance n'est que transitoire ou si elle représente une
	    direction durable.
	    
	    Charles Mopsik
	    
	    
	    
	      
	      NOTES
	    
	    
	    1. C'est du moins la forme la plus courante du discours savant contemporain
	    relatif à la cabale. Tel n'a pas toujours été le cas.
	    En 1923, Paul Vulliaud (La Kabbale juive, histoire et doctrine, essai
	    critique), présente encore la cabale comme la tradition
	    ésotérique des Hébreux (t. I, p. 7), et il conclut
	    son analyse de la façon suivante: Cependant, n'existe-t-il pas
	    une philosophie, que nous appelerons la Tradition patricienne, dont les principes
	    fondamentaux sont reconnus pas tous les Sages? Nous le croyons. La Kabbale
	    en transmet des fragments de premier ordre (t. II, p. 451).
	    
	    2. Le premier livre a été publié en 1988 (New Haven
	    et Londres). Voir aussi Mystique et histoire, Annales HSS,
	    sept-oct. 1994, n° 5, p. 1223-1240.
	    
	    3. Voir Kabbalah: New Perspectives, chapitre I, § V: Mais
	    le contact avec des cabalistes qui étudient et en même temps
	    mènent une existence en accord avec les exigences de la cabale peut
	    enrichir la vision académique de ce qu'est la cabale. Un contact direct
	    avec la façon dont des cabalistes approchent les textes mystiques
	    pendant leurs études, l'observation de cabalistes en prière,
	    et surtout des discussions avec eux au sujet de questions mystiques, peuvent
	    contribuer substantiellement à la cristallisation de la perception
	    de la cabale par les chercheurs. Curieusement, malgré l'étroite
	    proximité géographique entre les cercles cabalistiques de
	    Jérusalem et de Bnei Brak et les centres universitaires d'étude
	    de la cabale, de tels contacts ne sont pas regardés comme productifs
	    par l'establishment académique, au lieu de quoi toute la recherche
	    sur la cabale est exclusivement focalisée sur des textes écrits.
	    Pour cette raison, aucun tableau à jour n'est disponible concernant
	    la pensée cabalistique courante. Plus d'une centaine d'années
	    après que les ethnologues en sont venus à considérer
	    la collection de données et le contact avec les tribus lointaines
	    comme essentiels à leur travail descriptif, et deux décennies
	    après l'introduction de l'étude psycho-physiologique des
	    expériences mystiques, les chercheurs dans le domaine du mysticisme
	    juif travaillent exclusivement en relation avec des textes, sans même
	    avoir conscience de la nécessité de faire connaissance avec
	    leurs proches voisins, les cabalistes.
	    
	    4. Voir le chapitre dix de son ouvrage précité, intitulé
	    De l'ésotérisme juif à la philosophie européenne
	    : profil intellectuel de la cabale comme facteur culturel.
	    
	    5. Kabbalah, Dorset Press, New York, 1987, p. 85. Première
	    édition: Jérusalem, 1974.
	    
	    6. On lui doit l'une des premières études académique
	    de la cabale en français au XXe siècle:
	    Introduction à l'étude des hérésies religieuses
	    parmi les Juifs. La Kabbale, Le Hassidisme, essai critique, Paris, Paul
	    Geuthner, 1928. Curieusement, dans l'article de l'Encyclopedia Judaica
	    qui est consacré à cet auteur qui fit par la suite une brillante
	    carrière dans la Palestine des années trente et quarante, cet
	    ouvrage en français n'est pas signalé, comme si l'étape
	    française de son activité de recherche était
	    considérée comme parfaitement négligeable et ses
	    écrits en français, langue quasiment inconnue des
	    spécialistes actuels de l'étude du judaïsme, pas même
	    dignes d'être mentionnés.
	    
	    7. Voir à ce sujet Alain Renaut, La révolution des
	    universités, Paris, 1995.
	    
	    8. La Cabale et l'académie: l'étude historique de
	    l'ésotérisme juif en France, Pardés XIX-XX
	    (1994), 216-238. Il est remarquable que de nombreuses pages de cet article
	    sont consacrées non pas à des érudits enseignants dans
	    des universités, mais à des écrivains religieux
	    engagés, comme Paul Vulliaud, Jean de Pauly, le chevalier Drach, Alexandre
	    Weil, etc. Paul Fenton s'en explique dès le
	    début:Précisons d'emblée que notre propos portera
	    avant tout sur l'étude historico-critique de la question, et par
	    conséquent ne traitera qu'incidemment de ce que A. E. Waite appela
	    le 'French Kabbalism'. Aussi les théosophes et les mystificateurs
	    de tout bord, depuis Eliphas Lévi jusqu'à A. Grad en passant
	    par C. Suarés, ne relèvent-ils de notre thématique que
	    de façon accessoire. Même si à maints égards leur
	    activité littéraire est digne d'intérêt, elle
	    ne retiendra notre attention qu'en fonction de son incidence réelle
	    sur l'éclosion de la cabale en tant que discipline universitaire.
	    Une telle influence d'ailleurs ne fait pas l'ombre d'un doute, ne serait-ce
	    que par les efforts déployés par les chercheurs pour dissiper
	    le voile de confusion jeté par les théosophes sur toute cette
	    question (p. 216-217). Mais l'appellation de théosophes
	    et mystificateurs lancée sur un vaste ensemble d'écrivains,
	    tout ceux qui envisagent d'autres approches de l'ésotérisme
	    juif que l'étude historico-critique, nous paraît quelque peu
	    excessive. En dehors de l'étude historique proprement dite, bien d'autres
	    études de la cabale que nul ne songerait à qualifier de
	    mystification ont vu le jour. L'article cité plus de Moshé
	    Idel paru en français dans la revue des Annales plaide même
	    en faveur de la validité de d'autres types d'approches de la cabale
	    que la méthode historique. Par ailleurs, le fait que la cabale a
	    été et est encore largement exploitée dans toutes sortes
	    de contextes, y compris les plus rebelles aux classifications historiques
	    simples, et que beaucoup de personnes très ignorantes de son contenu
	    ont écrits des ouvrages qui se réclament d'elles, est en soi
	    digne d'intérêt. Enfin, j'éviterai pour ma part de
	    concéder à priori que la cabale en tant que discipline
	    universitaire est nécessairement mieux comprise qu'en tant
	    qu'engagement religieux ou philosophique. Il n'y a pas lieu d'accorder une
	    existence ontologique indépendante à une discipline universitaire
	    quelle qu'elle soit. Celles-ci sont les produits de luttes d'influence, parfois
	    féroces, d'où le domaine du croire n'est jamais exclu.
	    
	    9. Cette Cabale, ou bien cette tradition orale se conserva pure et
	    conforme à la Loi écrite tout le temps que les prophètes
	    furent les dépositaires et les gardiens de la doctrine. Mais lorsque
	    l'esprit de prophétie eut cessé, elle se corrompit par les
	    questions oisives et par les assertions frivoles qu'on y mêla. Toute
	    corrompue qu'elle était, elle conserva pourtant l'éclat dont
	    elle avait joui d'abord et on eut pour ces dogmes étrangers et frivoles
	    qu'on y inséra le même respect que pour les véritables
	    (p. 476). Mais...
	    
	    10. Paris, 1843, rééd. Paris, 1889.
	    était...
	    
	    11. La Kabbale, Grasset, 1947, réédité
	    en 1956, p. 265. Déjà...
	    
	    12. Sur cet auteur voir Paul Fenton (op. cit.), p. 227.
	    
	    13. L'invention de la mythologie, Paris, Gallimard, 1981. Voir aussi
	    l'ouvrage plus récent de Luc Brisson et F. Walter
	    Meyerstein, Puissance et limites de la
	    raison, Les Belles Lettres, Paris,
	    1995, p. 139.
	    
	    14. Pour une critique de l'usage de ce terme dans ces zones
	    linguistiques voir Gil Anidjar, Jewish Mysticism Alterable and Unalterable:
	    On Orienting Kabbalah Studies and the 'Zohar of Christian Spain',
	    Jewish Social Studies, vol. 3, n° 1, 1966, p. 89-157.
	    
	    15. Ce n'est pas là un fait nouveau. C'est une critique
	    véhémente de la recherche trop exclusive menée par G.
	    Scholem du mythe dans la cabale qu'entreprend déjà
	    Henri Sérouya, un philosophe français dont nous reparlerons,
	    dans la préface de la deuxième édition de son ouvrage
	    intitulé La Kabbale (Paris, Grasset, 1956) : Est-ce
	    à dire que du point de vue psychologique, l'auteur (Scholem) ait voulu
	    satisfaire la curiosité et les aspirations des gens du peuple,
	    portés aux mythes, comme les nazis pour le mythe d'Arya?. Le
	    reproche général adressé par cet auteur à Scholem
	    est la trop grande place qu'il accorde à la cabale pratique au
	    détriment de la cabale spéculative. 
	    
	    16. Israël et l'humanité, rééd.
	    à Paris, Albin Michel, 1961, p. 62.
	    
	    17. Ibidem, p. 59.
	    
	    18. Ibidem, p. 15.
	    
	    19. Voir le texte publié dans notre ouvrage, Cabale
	    et cabalistes, Paris, Bayard, 1997, p. p. 194-197.
	    
	    20. Voir l'article publié par ce dernier dans
	    l'éphémère revue intitulée
	    Jérusalem, p. 000.
	    
	    21. Telle a été en substance l'orientation de
	    la contribution de ce rabbin à un colloque consacré à
	    Elie Benamozegh qui s'est tenu à la fin du Moi de Mars 1997 à
	    Jérusalem. Voir la page de cette revue
	    où est insérée l'annonce de ce colloque.
	    
	    22. En témoigne la publication récente d'une
	    traduction anglaise d'Israël et l'humanité : Israel
	    and Humanity, New York et Mahawah, 1994.
	    
	    23. Judaïsme contre sionisme, Paris, Editions Cujas,
	    1969, 304 p. La Palestine, [Le Fait national palestinien, par Georges
	    Montaron. Le Temoignage d'un juif anti-sioniste, par Emmanuel
	    Lévyne. La Gauche israelienne, par Bernard Schreiner,
	    Paris, Temoignage chretien, 1970. Le Royaume de Dieu et le royaume de
	    César, préface par Jean Bauberot ; postface par Jean Corbon,
	    Beyrouth, Editions Le Reveil, diffusion Tsédek, 1973, III-73 p. Le
	    Judaïsme contestataire et révolutionnaire, Issy-les-Moulineaux,
	    Tsédek, 1974, 32 p. Suppl. à : Tsédek, 140,
	    janvier 1974, recueil de textes extraits de Le Royaume de Dieu et le royaume
	    de Cesar. Petite anthologie de la mystique juive : introduction a
	    la Kabbale, textes choisis et presentés par Emmanuel Lévyne,
	    Issy-les-Moulineaux, Tsédek, 1975. La Kabbale du aleph,
	    Issy-les-Moulineaux, Tsédek, 1976. Un Kabbaliste à
	    la rencontre de Nicolas Berdiaev, mystique juive et mystique
	    russe, Paris, Tsedek, 1977. Lettre d'un kabbaliste à un rabbin
	    : loi et création, en appendice, choix de textes traduits de
	    l'araméen et de l'hébreu, extraits pour la plupart du Zohar
	    et du Talmud, Paris, Tsédek, 1978. Le Mystère du nom divin
	    Elohim, précedé de la Kabbale de la lettre hé,
	    Paris, Tsédek, 1980. La Kabbale du commencement et de la lettre
	    B(eith), Cagnes-sur-Mer, Tsédek , 1982. Marciano, Alice, Au
	    commencement est la relation : la philosophie du "je et tu" de Martin
	    Buber, textes d'introduction d'Emmanuel Lévyne, Paris, Tsédek,
	    1984, 89 p. Caïn et Abel : la Kabbale de la révolution, de
	    la lettre Z (Ayine) et du chiffre sept, Paris, Tsédek, diffusion
	    Dervy-livres, 1985, 116 p. Warok, Ael, Lettres d'un poète breton
	    à un kabbaliste, Morlaix, Tsédek, 1988.
	    
	    
	    24. Parmi ceux-ci, citons La cabale, Payot, Paris, 1972.
	    
	    
	    25. Voir les propos de
	    Léon Achkénazi dans la préface de Jacob Gordin, Le
	    renouveau de la pensée juive française, Albin Michel, 1995,
	    p. 13. Il...
	    
	    26. Voir à ce sujet
	    notre article paru dans Les Cahiers de l'Herne, Paris, 1991.
	    bien...
	    
	    27. La Kabale des Kabales. La Genèse d'après
	    la tradition ontologique, Adyar, Paris, 1962. La bible
	    restitutée, Mont-Blanc, Genève, 1967. Le Sepher Yetsira,
	    suivi de l'astrologie à sa source, Mont-Blanc, Genève,
	    1968. Les clés du sacré, Mont-Blanc, Genève,
	    1971. Le Vrai Mystère de la passion de Judas, éditions
	    Caractère, Paris, 1972. Les Spectogrammes de l'alphabet
	    hébraïque, Mont-Blanc, Genève, 1973. 
	    
	    28. Voir Paul Vulliaud,
	    Traduction intégrale du Siphra di-Tzeniutha, le livre du secret,
	    Paris, 1930. Il...
	    
	    29. Voir par exemple Le
	    roi du monde, Formes traditionnelles et cycles cosmiques.
	    Un...
	    
	    30. Dont L'homme et
	    l'absolu selon la kabbale et La Création en Dieu.
	    La...
	    
	    31. La structure
	    absolue, Paris, 1965. Charles...
	    
	    32. Parmi ses nombreux ouvrages, citons L'Appel du cosmos,
	    Les Cahiers du XXe siècle, Paris, 1936; Infra-Chair, Le Livre
	    et l'Image, Paris, 1937; Misère de la Haute Magie, Nuestra
	    America, Valparaiso, 1953; Théorie des équilibres
	    tensoriels, Institut de Métalogique, Paris, 1963; Le temps
	    des kabbalistes, La Baconnière, Paris, Payot, 1967; Le
	    véritable Cantique des Cantiques, Maison-neuve et Larose, Paris,
	    1970, éd. Du Rocher, Monaco, 1984; Pour comprendre la Kabbale,
	    Paris, Dervy-Livres, 1972, rééd. en 1975, 1978, 1982, 1985;
	    Les clés secrètes d'Israël, Paris, Laffont, 1973;
	    Le Livre des principes kabbalistiques, Paris, Laffont, 1974; Le
	    Golem et la Connaissance, Saint Jean de Braye, Dangles, 1978; Initiation
	    à la Kabbale hébraïque, Monaco, Du Rocher, 1982;
	    Moïse l'Hébreu, Monaco, Du Rocher, 1985; La Kabbale
	    de feu, Dervy-Livres, Paris, 1985.
	    
	    33. Voir en particulier
	    son ouvrage, L'Ombre de Dieu, Presses Universitaires de France, Paris,
	    1955. Henry...
	    
	    34. D'après le
	    témoignage de l'un de ses proches, Sartre a été surtout
	    impressionné par les spéculations du Livre de la
	    Création dépeignant la création du monde au moyen
	    de lettres de l'alphabet. L'influence...
	    
	    35. Edition Mouton, Paris-La
	    Haye, 1967. le sous-titre...
	    
	    36. 
	    
	    
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	    bibliographique